Le journalisme au 21e siècle – basé sur des fondements éthiques

par Patrick Lawrence*

Ce week-end, nous parlons et réfléchissons au monde multipolaire dans lequel nous vivons, sous la forme manifestée autour de nous. Comme Xi Jinping, un éminent défenseur de ce monde multipolaire, l’a fait remarquer, il n’y a pas si longtemps, c’est une période de grands défis, mais aussi de grandes promesses. Je me rallie à cette idée. Et ce matin, je voudrais faire quelques remarques sur le rôle, la place et la responsabilité du journaliste dans ce monde multipolaire en devenir.

Un changement profond

Les journalistes doivent subir une profonde mutation pour répondre aux défis et aux espoirs de notre époque. Pour reprendre un terme auquel j’aimerais en ajouter quelques-uns, les journalistes doivent se positionner de manière multipolaire s’ils veulent que leur moment, notre moment, soit reflété dans l’histoire.
    Dans tous les cas, la tâche principale du journaliste consiste à représenter le monde pour des lecteurs et des spectateurs dont la vision reste limitée. Pour le journaliste, et je parle ici notamment du correspondant, «représenter» signifie donc «re-présenter». En effet, le journaliste crée des réalités, et ces réalités sont ancrées dans l’esprit des lecteurs et des spectateurs pour se faire une idée du monde tel qu’il est vraiment.
    La responsabilité du correspondant, si nous considérons son travail de cette manière, est évidente. Jusqu’à nos jours, le journaliste était tenu de rapporter, d’écrire ou d’émettre entièrement à partir de la perspective du pays que soutenait son média. Si vous écrivez pour un journal américain, votre travail reflète le point de vue américain orthodoxe.

La perspective «autre» du monde

C’est un aspect subtil, mais la perspective «autre» qui est celle des autres est présentée comme une déviation de la norme. En d’autres termes, le journaliste doit travailler à l’intérieur de la construction nommée par les scientifiques «le soi et l’autre» [qui maintient l’écart, ndt] et la consolider. Dans cette perspective, il y a, de la part du journaliste, le «nous», et il y a, de l’autre, le «eux». Le travail s’effectuait pour ainsi dire le nez collé à une vitre, de l’autre côté de laquelle se trouvaient les personnes et les sociétés dont on parlait. C’était un peu comme si le correspondant les contemplait à la manière d’une de ces boules de neige avec lesquelles vous êtes peut-être familiers. S’approcher de trop près, c’était, dans cette vue, «se faire indigène», comme on dit, et c’était considéré comme une transgression qui n’était pas anodine. Ne pas considérer l’écart, était, entre guillemets, «non professionnel».
    Faute de temps, je voudrais vous donner un bref aperçu de la pratique du journalisme traditionnel et de celui exigé aujourd’hui. La guerre froide a été, selon moi, l’évolution la plus dommageable du siècle dernier pour le journalisme, car elle a plus ou moins institutionnalisé le récit de la perspective de soi, à l’écart de celle des autres. C’est cette pratique du journalisme que nous devons maintenant résolument laisser derrière nous si nous voulons être à la hauteur des défis de notre monde multipolaire et apporter notre contribution à la réalisation de nos espoirs liée à ces changements.

La réinvention du
«correspondant à l’étranger»

J’ai passé trois décennies à l’étranger en tant que correspondant, commentateur et rédacteur et j’ai eu beaucoup de chance à bien des égards. L’un d’entre eux était le type de publications pour lesquelles je travaillais. Les deux plus importantes d’entre elles, la «Far Eastern Economic Review» et l’«International Herald Tribune», étaient inhabituelles dans la mesure où elles n’avaient pratiquement aucune nationalité devant laquelle il fallait se distinguer. La «Review» sortait à Hong Kong et était majoritairement détenue par une banque. Le «Herald Tribune» était détenu par des Américains, son siège social se situant à Paris, ce qui lui donnait une vision plutôt mondiale des événements, contrairement à une perspective purement américaine. Lorsque j’ai terminé mes trois décennies d’expatriation, la plupart en Asie et toutes dans des pays non occidentaux, j’ai rassemblé mes idées dans un cours que j’ai dirigé à l’université d’ Hong Kong. Je l’ai intitulé «La réinvention du ‹correspondant étranger›» puisque c’est ce que je considérais comme nécessaire à l’époque – une réinvention de cette « institution traditionnelle».
    J’ai commencé par poser des questions, et il était plus important pour moi de poser les questions que d’avoir des réponses, car elles [les questions] étaient très nouvelles. Le travail d’un correspondant doit-il toujours rester ancré dans sa propre culture ou sa nationalité? Doit-il refléter les hypothèses et les présupposés, la politique et le positionnement politique du média pour lequel il couvre l’événement? Ou bien le travail peut-il transformer le correspondant de telle sorte qu’il soit plus qu’un Américain écrivant pour un journal américain, ou qu’un Egyptien écrivant pour un journal égyptien, ou (ce qui n’est pas rare de nos jours) qu’un Egyptien ou un Brésilien écrivant pour des médias américains, britanniques ou je ne sais quel autre média?
    Ce n’étaient pas des rêveries. Je les considérais alors, tout comme aujourd’hui, comme des questions fondamentales. La réponse à la dernière idée est facile à trouver: non. Si l’on se laisse guider par le passé, c’est une vision commune qui définit une culture, et celle-ci ne peut pas être abandonnée. Si vous écrivez pour un journal américain, vous serez tatoué «Américain», et votre travail, lorsqu’il sera publié, parlera dans cette langue, la langue inexprimée et sous-jacente façonnant chaque langue. Cependant mes années dans ce domaine suggèrent une réponse supplémentaire. Parmi tout ce que notre époque veut nous signifier, le premier de ses messages est le suivant: le passé n’est utile qu’en tant qu’outil de navigation. L’une de nos tâches les plus importantes est un acte ciblé et continu de transgression ou de transcendance – de nous-mêmes, de nos perspectives héritées, de nos cultures. Je ne parle pas ici de faire semblant d’être autre chose que ce que l’on est – Américain, Allemand, Britannique. Je parle d’une nouvelle prise de conscience: les correspondants occupent une place très particulière exigeant d’eux – conscients de leurs responsabilités et faisant preuve de l’autodiscipline nécessaire – qu’ils laissent derrière eux leur nationalité, le temps de leur activité parmi d’autres. C’est le projet que je propose maintenant.
    Ce que sont les correspondants et qui ils sont, ce qu’ils font et comment ils le font, où ils se situent par rapport à ceux qu’ils couvrent, quelles sont leurs responsabilités vis-à-vis de ceux qu’ils couvrent et aussi vis-à-vis de leurs lecteurs ou de leurs téléspectateurs – tout cela exige un changement fondamental de mentalité, pour autant que ces questions aient jamais été prises en considération jusqu’à présent.

«S’ enraciner localement» – un impératif

Devenir autochtone, autrefois une transgression de frontières, n’est pas seulement une vertu, mais un impératif du changement. Cela signifie se rapprocher bien plus que ne le permettent les formes traditionnelles, afin de franchir la frontière artificielle entre soi et autrui. Cela signifie laisser une partie de soi-même derrière soi au nom de la tâche à accomplir. Cela signifie rendre compte d’un peuple différent, non pas le nez collé à la vitre, mais après un effort déterminé, issu de son for intérieur, du centre. Dans un tout autre contexte, Friedrich Nietzsche a qualifié cela d’«abandon du vêtement occidental». Vaćlav Havel, dans un discours très remarqué prononcé à Independence Hall de Philadelphie, le 4 juillet 1994, a dénommé ce que je décris «un nouveau modèle de vie en commun, fondé sur le fait que l’homme se transcende lui-même». Plusieurs autres noms méritent d’être cités ici. Rišzard Kapušćinjski, le célèbre journaliste polonais, a publié un excellent livre sur ce sujet, intitulé «L’Autre». Emmanuel Lévinas, phénoménologue français né en Lituanie, a consacré une grande partie de son œuvre à la question du soi par rapport à l’autre. Il défendait en effet l’idée qu’en fin de compte, nous ne devons pas seulement reconnaître l’autre, mais aussi assumer nos responsabilités envers l’autre.
    Après une longue période de transcendance de soi, comme je viens de l’évoquer très brièvement, les correspondants se rendront compte, comme je l’ai fait moi-même, que lorsqu’ils parlent d’autrui, ils se regardent dans un miroir – pour en apprendre autant sur eux-mêmes que sur ceux  qui ils ne cessent d’observer. J’aime ce mot «transcender» pour décrire ce que je propose. C’est réalisable. Nous pouvons nous transcender nous-mêmes. Je l’ai fait, et je ne suis pas le seul à le faire. Je ne peux pas arriver à une autre conclusion que celle q’elle résulte d’ un long processus. Il en va de même avec la question de l’exceptionnalisme et du post-exceptionnalisme: dans les deux cas, je parle d’une nouvelle conscience. Les changements que notre époque exige de nous sont importants et nécessitent de gros efforts.

Médias indépendants

Pour conclure, je voudrais souligner que cette tâche sera particulièrement difficile à accomplir au sein de nos propres médias. Je défends depuis longtemps l’idée que la responsabilité des médias indépendants est bien plus grande que leurs ressources, mais qu’elle doit néanmoins être assumée, voire acceptée. Je vais donc mentionner une autre de ces responsabilités. C’est dans les médias indépendants que le journaliste peut être le plus efficacement «réinventé» en réponse à notre époque, pour reprendre le terme de mon cours universitaire, afin de répondre aux défis de notre nouveau siècle et à nos espoirs face à lui. •

 


* Patrick Lawrence, correspondant étranger de longue date, notamment pour l’«International Herald Tribune», est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier. Son avant-dernier livre est intitulé «Time No Longer: Americans After the American Century», Yale 2013. En juillet, son nouveau livre «The Journalists and Their Shadows» est paru chez Clarity Press. Son site web est patricklawrence.us. Soutenez son travail via patreon.com/thefloutist.

(Traduction Horizons et débats)

Ce compte rendu de la trahison de plus en plus sordide de la confiance du public dans les médias américains met en lumière les raisons pour lesquelles le public américain a pensé et pense comme il le fait, comment il s’est rendu compte que la vérité qu’il cherche n’existe pas, et où et comment il peut peut-être encore la découvrir. Ce livre est un guide pour l’avenir du journalisme lui-même.

(Clarity Press)

«Patrick Lawrence, aussi drôle et rusé qu’on puisse l’être, a écrit une histoire à la fois exaltée et tranchante du journalisme à l’époque de l’endiguement de l’Amérique après la Seconde Guerre mondiale. Son amour pour notre profession défectueuse et sa joie d’y avoir assisté font que ses regrets et ses critiques résonnent avec les meilleures intentions. De plus, on prend un plaisir fou à les lire.»

(Seymour Hersh)

«Patrick Lawrence a écrit un excellent livre sur le journalisme, au verbe haut. Il est en colère, encourageant et sage, et il nous donne de l’espoir. Il dit que l’infiltration d’une grande partie de notre métier par une propagande grossière n’est pas encore terminée et qu’un ’cinquième pouvoir’ de chercheurs de vérité indépendants est en train d’émerger. Une vérité est immuable:nous, les journalistes, ne sommes rien d’autre que des professionnels au service du peuple,  mais jamais au service du pouvoir.»

(John Pilger)

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