Les mouvements politiques en Suisse et leur importance pour le développement de la démocratie directe (3e partie)

Les pionniers du socialisme et la Suisse

par le Dr. phil. René Roca, Institut de recherche sur la démocratie directe (www.fidd.ch)

Au cours des 200 dernières années, les citoyennes et citoyens suisses ont fait de la démocratie un modèle unique au monde. La démocratie directe fait partie intégrante de la culture politique et constitue le fondement décisif de la réussite économique du pays. L’article «Recherche historique et démocratie directe» (voir Horizons et Débats, n° 16 du 4août 2020) résumait, sous forme de texte de synthèse, les recherches menées jusqu’à présent. Par la suite, des textes ont été publiés approfondissant les résultats de la recherche à l’aide de thèmes particuliers. L’article sur le thème du catholicisme et de son importance pour l’histoire de la démocratie en Suisse (voir Horizons et Débats, n° 2 du 2févier 2021) a marqué le début de cette série. Il a été suivi d’un texte sur l’importance du libéralisme pour la naissance et le développement de la démocratie directe en Suisse (voir Horizons et Débats n° 18 du 18 août 2021). La série qui étudie les mouvements politiques se termine maintenant avec un article sur l’importance des pionniers du socialisme. Les enquêtes trouveront leur suivi par des articles sur la théorie de la démocratie directe, voués plus particulièrement au principe coopératif ainsi qu’au droit naturel.

Les idées des pionniers du socialisme et leur impact sur la Suisse

L’État fédéral suisse à partir de 1848 n’est pas seulement le fruit des libéraux, les catholiques-conservateurs ont également beaucoup contribué – en particulier par leur insistance sur la souveraineté cantonale – à cette solution salubre de la décentralisation constructive [dénommée, en Suisse, son «fédéralisme», réalisé surtout par le poids des cantons dans les affaires de la Confédération, réd.] après la guerre du Sonderbund. Il est par exemple significatif qu’en Suisse, l’extension du veto populaire en un référendum obligatoire moderne ait été accélérée, en 1844, surtout au canton majoritairement conservateur du Valais (voir partie 1e), reprise plus tard sous formes modifiées par d’autres cantons.
    En Suisse, les pionniers du socialisme ont également apporté des contributions décisives pour ancrer et développer la démocratie directe dans sa culture politique. Ainsi, dans la seconde moitié du XIXe siècle, ils ont été plus attentifs à introduire dans le débat européen le modèle fédéraliste de la Suisse, ensemble avec le sujet de la démocratie directe. Ainsi, la révolution vaudoise de 1845 a été la première à intégrer des idées du socialisme initial [aussi dénommé socialisme «utopique», même s’il n’est en rien plus ou moins utopique que d’autres concepts concernant le domaine social, ndt.] dans le contexte de la démocratie directe. Henry Druey (1799–1855) a postulé le référendum obligatoire, tel qu’il avait déjà été introduit en 1844 dans le Valais, région plutôt conservatrice. Il n’obtint certes pas gain de cause, mais réussit à imposer deux autres innovations démocratiques importantes pour la constitution du canton de Vaud. D’une part, Druey a mis sur un pied d’égalité le droit de vote des personnes établies et des résidents – une première dans l’histoire suisse – et, d’autre part, il a fait œuvre de pionnier en inscrivant pour la première fois l’initiative législative dans une constitution cantonale.
    Outre le fédéralisme et la démocratie directe, les pionniers socialistes en Suisse ont également promu le mouvement coopératif, qui se rattachait au principe coopératif de l’Ancien Régime. Ils ont ainsi créé une base importante pour associer les instruments politiques de la démocratie directe à l’idée coopérative et pour renforcer la culture démocratique en Suisse. Différentes approches théoriques des débuts du socialisme ont joué un rôle important à cet égard.
    Les idées des pionniers socialistes français Etienne Cabet (1788–1856), Henri de Saint-Simon (1760–1825) et Charles Fourier (1772–1837) ont été assez largement diffusées en Suisse. On trouve des références moins explicites à Robert Owen (1771–1858), mais ses approches coopératives ont avant tout trouvé accès dans le mouvement syndical et, plus tard, dans le parti social-démocrate. Le seul socialiste initial important qui a œuvré un certain temps en Suisse est le compagnon tailleur allemand Wilhelm Weitling (1808–1871). Ainsi, sa brochure «Evangelium des armen Sünders» (Evangile du pauvre pécheur) associant les idées des premiers communistes au Nouveau Testament, fut imprimé et propagé à Berne, à partir de 1845. En 1846, Weitling se brouilla avec Karl Marx (1818–1883) et Friedrich Engels (1820–1895), car il voulait intégrer des méthodes alternatives à celles du communisme marxiste dans la pratique politique du communisme. Weitling fut l’un des premiers socialistes à appeler les travailleurs à agir par eux-mêmes dans leur lutte pour un ordre social plus juste.
    Après 1848, les idées de Marxet Engels ont reçu un accueil de plus en plus favorable dans les milieux socialistes, également en Suisse. Marx et Engels introduisirent dans le débat les expériences du mouvement ouvrier anglais soutenant explicitement les grèves et autres actions politiques, contrairement à de nombreux socialistes de première heure. Dans ses débuts, la théorie marxiste ne fut d’abord accueillie que de manière sélective en Suisse ne s’imposant plus amplement que de manière hésitante pendant longtemps.
    Contrairement à ce qu’affirme Marx, le mouvement socialiste initial et ses idées ont constitué, dans la première moitié du XIXe siècle, un pilier important pour la doctrine marxiste ultérieure. L’historiographie marxiste, en partie celle occidentale aussi, a cependant repris le diktat diffamatoire de Marx selon lequel les pionniers socialistes n’étaient que des «utopistes» et des «petit-bourgeois» et que ce n’avaient été eux – Marx et Engels – qui avaient posé les bases du «socialisme scientifique».

La «Société suisse du Grutli»
et le Mouvement démocratique

En Suisse, à la différence du marxisme, ce fut la «Société suisse du Grutli» qui influença plus palpablement le mouvement ouvrier, surtout en ce qui concernait la meilleure intégration sociale et nationale de la population ouvrière. Selon ses fondateurs, le nom «Société suisse du Grutli» a été choisi dans la perspective que «quelque chose de grandiose pourrait naître un jour de cette association de Suisses sans distinction d’origines cantonales, à l’image de la Suisse née au Grutli [Rütli en suisse-all.]». Première organisation durable du mouvement ouvrier suisse, la «Société suisse du Grutli» a été fondée à Genève, en 1838, en tant qu’association patriotique. Elle s’est donnée des structures administratives au niveau nationale en 1843. Outre la convivialité et l’entraide, l’objectif central des membres organisés, dans la plupart de provenance du milieu de l’artisanat – auxquels se sont joints, au fil du temps, de plus en plus d’ouvriers – était la formation, donc l’école publique. Ils ont promu et réalisé des caisses communes pour soutenir la formation et la formation continue des artisans et des ouvriers, ceci également dans le but de sécuriser et améliorer leur statut professionnel. Les sociétés du Grutli ont été en effet les «pionnières du socialisme» en Suisse en ayant constitué une base importante pour la fondation ultérieure des syndicats et du Parti socialiste suisse (PSS). Elles ont également joué un rôle central dans le Mouvement démocratique des années 1860 et 1870 avec leur concept innovateur de résoudre la question sociale dans le cadre national de la République suisse, et ceci surtout basé aux moyens que leur offrait la démocratie directe.
    Les deux leaders du socialisme initial suisse, le Zurichois Karl Bürkli (1823-1901) et le Bâlois Emil Remigius Frey (1803-1889), ont donc soutenu le Mouvement démocratique veillant notamment au développement de la démocratie directe dans leurs cantons (Frey pour Bâle-Campagne). Ils ont ainsi encouragé l’introduction, au niveau fédéral, du référendum facultatif (1874) et de l’initiative constitutionnelle (1891). Ils ont été également ceux qui ont vivement contribué à l’animation du débat, sur le plan international, ciblé sur les questions de démocratie et d’Etat de droit. En ce sens, il n’y a pas eu en Suisse des «écoles» en théorie du socialisme proprement parlé, les Suisses étant plutôt des «faiseurs pragmatiques» et non pas des théoriciens ni idéologues.
    En Suisse, la transition entre le radicalisme et le socialisme était fluide (voir 2e partie des ces contributions). Partout où les droits populaires ont été étendus, par les révisions constitutionnelles cantonales se succédant rapidement à partir de 1830, l’idée de la communauté populaire et social, au-delà des classes dans le sens marxiste, était toujours au centre des préoccupations des radicaux ainsi que des socialistes, au détriment des attitudes préconisées par la doctrine de la lutte des classes.

L’anarchisme en Suisse romande

Pierre-Joseph Proudhon (1809–1865), socialiste français de première heure, a défendu une approche libertaire du socialisme, s’est engagé surtout en faveur de structures fédéralistes devant décentraliser le pouvoir politique. En Suisse, il a trouvé de telles structures dans l’Etat fédéral crée en 1848, prises comme modèle de base lors des débats avec d’autres socialistes, et ce en Suisse autant que dans le reste de l’Europe.
    La conséquence de la conception proudhonienne du fédéralisme résida donc, outre son approche d’un socialisme coopératif, surtout dans le principe de la démocratie directe, même si Proudhon ne s’y référait pas explicitement, mais plutôt aux modèles des conseils, d’inspiration anarchiste. Il voyait comme base des organisations politiques en forme de fédérations («Fédération des communes») qui rendraient inutiles les pouvoirs et les lois centralisés de l’Etat. Ils promouvaient ainsi la «fédération progressive» en tant qu’imbrication de la politique avec l’économie, d’abord centrées sur l’Europe mais, dans une perspective globale qui transformerait les Etats du monde entier en «confédérations». Pour Proudhon, l’Etat fédéral suisse était la preuve concrète de la réalisation de son idée de fédération.
    Bien que le marxisme ait également gagné du terrain en Suisse, les idées de Proudhon y sont tombées sur un sol fertile. L’anarchiste et écrivain suisse James Guillaume (1844–1916) a été fortement influencé par Proudhon et ses idées. Lorsqu’en 1864, l’Association internationale des travailleurs (AIT), fondée à Londres, a lancé un appel à l’union de tous les travailleurs. Des comités de soutien ont également fondé des sections en Suisse romande, et notamment celles des ouvriers horlogers du Jura bernois et neuchâtelois. Guillaume a posé la pierre de fondement d’une section au Locle en 1866pour ensuite encourager, en 1871, le regroupement de différentes sections en une «Fédération jurassienne».
    Les membres de cette fédération se considéraient au départ comme des radicaux et libres penseurs se rapprochant ensuite de plus en plus des positions collectivistes et anarchistes. Ce qui avait comme effet que l’opposition aux conceptions autoritaires, telles que Karl Marx les avait défendues au sein de l’AIT, allait croissante. Finalement, Guillaume fut exclu de l’AIT en 1872 avec d’autres personnes partageant ses idées. Il a alors fondé à Saint-Imier, avec d’autres fédérations nationales, l’Internationale antiautoritaire, qui eut désormais son centre dans le Jura. Mais l’Internationale antiautoritaire s’est dispersée rapidement en différentes sections ne parvenant pas à avoir d’impact.

Le Parti socialiste suisse (PSS)
et la démocratie directe

La fondation du Parti socialiste suisse (PSS) en 1888 est également à l’origine de cette désintégration. Il misait d’abord sur les réformes ne se ralliant que plus tard aux principes de provenance marxiste, comme ceux qui influençaient le deuxième programme du parti de 1904, ciblé sur la «lutte des classes», ainsi que le troisième de 1920 préconisant la «dictature du prolétariat». Les programmes ont cependant toujours tenu compte de la démocratie directe suisse contredisant sur ce point la doctrine marxiste. Ainsi, dans leur programme d’action, annexé au deuxième programme du parti de 1904. On lit au point 1: «Elargissement de la démocratie: mode de scrutin proportionnel. Élection des autorités législatives, administratives et judiciaires par le peuple. Référendum obligatoire. Initiative législative. Décentralisation de l’administration fédérale. Autonomie de la commune». Alors que le programme d’action du troisième programme du parti, de 1920, n’était intitulé au point 1, plus sobrement, «développement de la démocratie». Y font également défaut, de manière révélatrice, les points consacrés en 1904 encore au «référendum obligatoire» et à «l’autonomie de la commune». En 1921, l’aile gauche du parti se sépare du PSS et fonde le Parti communiste suisse (PCS). Par la suite, le PSS s’est à nouveau développé en un parti plus orienté vers les réformes et a soutenu le maintien et le développement de la démocratie directe. Ainsi, le programme actuel du parti indique: «Nous considérons la démocratie directe comme la forme de gouvernement adaptée à la Suisse. Nous la défendons face à ceux qui la qualifient d’inefficace, de trop lente ou même d’inadaptée à l’avenir». •

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