Des voix pour des négociations et pour la paix en Ukraine

Le pape François y a ajouté la sienne

von Karl-Jürgen Müller

Plus de dix ans après le début de la guerre en Ukraine, après des centaines de milliers de morts et de blessés ainsi que de grandes destructions, on commence tout de même de repérer des phares d’espoir dans la mer agitée des menaces d’escalade occidentales de la violence. Oui, il y en a en effet: des personnalités fortes qui défendent la course à contre-courant. Celles-ci sont volontaires d’enfin mettre fin à cette guerre le plus rapidement possible et par la voie de la négociation.
    Dans une interview avec le commentateur américain Tucker Carlson, le Président russe Vladimir Poutine a publiquement réitéré sa déclaration d’ être prêt à négocier. Mais la politique politicienne de l’Europe UE, qui suit inconditionnellement celle américaine, en est encore outrepassée Toujours est-il que récemment (14 mars 2024), le président du groupe parlementaire du SPD au Bundestag allemand, Ralf Mützenich, a déclaré: «N’est-il pas grand temps de ne pas seulement parler de la manière de mener une guerre, mais aussi de réfléchir à la manière de la geler et d’ensuite y mettre fin?»

Qu’est devenue l’Union européenne, à l’origine d’un «projet de paix»?

Ralf Mützenich n’est pas le seul homme politique allemand à communiquer de telles réflexions en public. Michael von der Schulenburg par exemple, ancien haut diplomate allemand auprès de l’ONU, s’est indigné dans une récente contribution publique du fait que les gouvernements des Etats de l’UE n’ont jusqu’à présent pas réussi à mettre en place les négociations nécessaires, en affirmant: «La situation militaire en Ukraine, se détériorant pour l’Occident, et le retrait visible des Etats-Unis de cette guerre ont créé une situation où l’UE est désormais appelée à prendre la tête de la résolution de cette guerre. Pour la première fois depuis 1945, continue-t-il, l’UE a la possibilité, «indépendamment des considérations géopolitiques des Etats-Unis, de participer à la détermination du destin de l’Europe sur une question aussi décisive que la guerre et la paix sur le sol européen, et ceci sous sa propre responsabilité ».1 Et d’ajouter: «On aurait pu s’attendre à ce que l’UE et ses membres fassent preuve, dans leur propre intérêt, de ce qu’elle est en effet ce ‹projet de paix européen› telle qu’elle fut conçue lors de sa création». Or il était effrayant de constater, a dit von der Schulenberg, qu’il n’en est rien. Au lieu de cela, les politiciens au pouvoir dans l’UE et dans presque tous ses Etats membres s’empêtrent «dans des appels à la guerre de plus en plus virulents et des gestes militaires menaçants de plus en plus irrationnels et insensés».
    La Russie ne doit pas gagner, disent-ils. Et l’on sous-entend, continue le diplomate, qu’après une victoire russe en Ukraine, toute l’Europe serait menacée militairement. Mais selon lui c’est une déformation totale quant aux buts principaux poursuivis de la Russie (voir l’encadré) selon ses propos déclarés ouvertement dès le début: la dénazification de l’administration ukrainienne et sa démilitarisation, la protection de la population locale d’origine russe, la neutralité du pays et l’établissement d’un ordre de sécurité européenne d’égalité qui tienne compte des intérêts de la Russie en cette matière.
    A la fin de l’article du diplomate allemand expert, on lit: «En poursuivant la voie qu’elle a empruntée, à savoir miser exclusivement sur une solution militaire et des sanctions, l’UE ne peut qu’échouer. Dans son propre intérêt, l’Union européen a donc besoin, de toute urgence, d’un changement de stratégie qui devra déboucher sur un ordre de paix et de sécurité paneuropéen qui inclura l’Ukraine autant que la Fédération de Russie.»

Des appels à la raison se multiplient
également dans les médias mainstream

Même dans les médias grand public, des voix s’élèvent, ici et là, se prononçant pour remettre en question le cours de la guerre suivi jusqu’à présent. C’est le cas de Rüdiger Lüdeking par exemple, dans un commentaire invité pour le «Süddeutsche Zeitung» du 29 février 2024.2 Lüdeking a fait partie, de 1980 à 2018, du Ministère allemand des affaires étrangères, entre autres en Représentant permanent de l’Allemagne auprès de l’ONU et de l’OSCE à Vienne. En ce qui concerne l’UE, Lüdeking écrit: «Le fil du dialogue politique ainsi que la compréhension des compromis nécessaires se sont perdus. Presque personne ne semble plus avoir conservé le sens de la mesure et des réalités objectives […].» Et Lüdeking d’exiger aux responsables allemands: «Il faut enfin explorer énergiquement les possibilités diplomatiques dans le but de mettre fin à la guerre ou au moins de parvenir à une armistice garantie, et s’y atteler.»

Interview du Pape François
sur les ondes de la radio suisse

Dans ce contexte, il faut également recourir à l’interview accordée par le Pape François dernièrement à la Radio Télévision Suisse (RTS), dans son programme de langue italienne.3 Le Pape s’est exprimé clairement sur la question de la guerre et de la paix, et ceci par rapport aux situations actuelles ukrainienne palestinienne. Par la suite, nous en citerons quelques passages clés.
    Dès le début déjà, l’intervieweur confronte le Pape avec le vif du débat actuel, en disant: «En Ukraine, il y en est qui préconisent de brandir le drapeau blanc, d’avoir donc le courage de capituler. Ce à quoi d’autres ripostent affirmant que cela ne réconfortera que les plus forts. Qu’en dites-vous?» Le Pape François y répond: «Voilà donc une question d’interprétation. Je pense pourtant que le plus fort est celui qui se rend compte de la situation telle qu’elle est, qui pense au peuple, qui ait le courage d’emprunter la voie que le drapeau blanc symbolise, de négocier. […] Le mot ‹négocier› est un mot courageux. Lorsqu’on constate que l’on est vaincu, que les choses vont mal, il faut avoir le courage de négocier. […] Qu’ils négocient à temps, qu’ils trouvent un pays médiateur! Aujourd’hui, par exemple face à la guerre en Ukraine, ils sont nombreux à se montrent prêts à contribuer à la médiation. […] Qu’ils n’aient pas honte de négocier avant que la situation ne s’empire encore!». Après une deuxième question allant dans ce sens, le Pape ajoute: «La négociation n’est jamais une capitulation. C’est du courage de ne pas conduire le pays au suicide.»

Signification de la guerre

Ce qu’est la guerre, le pape l’illustre de manière impressionnante par ce que vivent les enfants: «Pensez à tant d’innocents qui ne peuvent pas devenir adultes, tant d’enfants qui n’ont pas d’avenir. Souvent, des enfants ukrainiens viennent me voir, ils viennent ici sortant de la guerre. Aucun d’entre eux ne sourit, ils ne savent plus comment sourire. Un enfant qui ne sourit plus jamais, un enfant privé d’avenir. Réfléchissons à ces choses, je vous en prie. La guerre est toujours une défaite, c’est une défaite humaine, ce n’est pas une défaite en matière géographique seulement, comment dresser les frontières, de gagner ou de perdre du terrain». A cela, on demande ensuite au Pape: «Mais les puissants de ce monde, que répondent-ils lorsque l’on leur requiert la paix?» Et François de répondre: «Certains vont vous dire que c’est leur souhait à eux aussi, mais qu’il leur incombe de se défendre. Et ensuite on constate qu’ils sont dotés d’une usine construisant des avions de combat et qu’ils en ont besoin pour bombarder les autres. Est-ce se défendre? Non, c’est détruire. Comment est-ce qu’une guerre peut prendre sa fin? Avec la mort, avec la destruction, avec les enfants sans parents? Il y a toujours telle ou telle situation géographique ou historique qui déclenche une guerre […]. Mais derrière une guerre, il y a l’industrie de l’armement, et cela signifie de l’argent.». Et le Pape François d’ajouter: Celui qui se trouve au sommet du pouvoir risque fort de ne plus se rendre plus compte des erreurs qu’il commet. Il est important de disposer d’un rapport autocritique envers ses propres erreurs […]. Lorsqu’un être humain se sent en sécurité pour la seule raison qu’il dispose de la puissance, […] alors il se trouve face à la tentation d’oublier qu’un jour il va mendier, mendier pour redevenir jeune, mendier pour retrouver sa santé, mendier pour qu’il vive encore… c’est un peu comme la tentation de la toute-puissance. Or, quant à ce genre d’omnipotence, elle n’est certes pas de couleur blanche». Il n’y a aucun risque d’incompréhension des paroles du Pape lorsque l’ on prend la couleur blanche comme symbole de la paix.

Une longue tradition ecclésiastique
d’efforts de paix dans le monde

Dans une interview accordée à la radio et télévision suisse alémanique (SRF)4, Antoine Abi Ghanem, Libanais de naissance et actuellement prêtre dans une paroisse suisse, a expliqué la position du pape citée ci-dessus. Abi Ghanem a été diplomate pour le désarmement et les questions de sécurité du Vatican auprès de l’ONU. Il s’est montré étonné de la polémique occidentale répandue contre le Pape, même en Suisse; car, selon Ghanem, la Suisse représente tout de même une culture du dialogue et du compromis.
    Selon Abi Ghanem, lorsque le Pape plaide pour le dialogue et la paix, il s’agit d’une longue tradition. Le Pape connaît les destructions causées par la guerre. Tout le monde peut voir combien de milliers de morts, de blessés il y a ainsi que l’ampleur des dégâts. «Et à la fin, il n’y a pourtant qu’une seule issue. Comment cette guerre va-t-elle se terminer? Uniquement par une négociation. Le plus tôt sera le mieux.»
    Ghanem y met l’accent sur la réponse éthique du Pape, une réponse «en accord avec la position du Saint-Siège et des Papes», ancienne déjà de 150 ans. Selon lui, la position du Pape se fonde sur les réalités: «Le Pape vit dans ce monde. Il rencontre tous les hommes responsables de cette terre, il connaît les réalités en détail». Et Ghanem d’ajouter: «Mais je pense que la politique doit aussi être déterminée […] par l’éthique. Sinon, nous vivrons dans un monde cynique. Que signifie donc la politique? La politique, c’est [agir] au service du bien commun, non pas pour les intérêts d’un individu ou d’un groupe, etc. Au premier plan ce trouve toujours le bien commun.»
    Ghanem précise que le Pape se défend d’indiquer qui négociera, quand et comment etc. Mais il appelle à faire ce qui est le plus évident: «C’est ainsi que nous nous épargnerons davantage de victimes, davantage de destruction, davantage de haine.» On ne peut pas lutter indéfiniment. Par contre, négocier signifie «faire un pas vers la paix. La paix – elle ne finira pas par venir d’elle-même. […] Les petits pas sont décisifs, le monde ne ressemblera jamais au paradis d’un seul coup. Nous devons œuvrer chaque jour pour atteindre la paix.»

La Paix se réalisera par le développement

Plus tard dans l’entretien, Ghanem ajoute une autre raison pour laquelle, après la Seconde Guerre mondiale, tous les Papes se sont engagés pour la paix et le désarmement, citant le Pape Paul VI: «Il a rendu courante la locution que la paix est synonyme de développement. C’est là que réside la politique du Saint-Siège. Nous devons nous assurer de ce qui crée réellement la paix: la participation politique, les droits de l’homme, la justice, les chances équitables pour nos jeunes, l’éducation, les soins de santé. Toutes ces composantes créent la paix, de manière bien plus durable que les armes. Le réarmement et la course aux armements sont une impasse qui n’aboutira jamais à la paix.»
    Interrogé, une autre fois, sur les critiques adressées au pape, Antoine Abi Ghanem répond: «Bien sûr, il faut comprendre que l’OTAN ne défend pas la même position que le Pape. Il faut comprendre aussi que ceux qui veulent vendre des armes ne partagent pas la même position que le Pape. Et ceux qui poursuivent des objectifs politiques très différents de ceux que propose le Pape ne les accepteront pas non plus. Nous ne devons pas être naïfs à ce sujet.»

«Les Européens ont eux aussi
besoin des autres cultures»

Selon l’interviewer, on reproche également au Pape d’être argentin et de n’avoir donc aucune compréhension pour les Européens. La réponse de Ghanem vise, sans ambages, l’eurocentrisme répandu: «Pourquoi tout le monde devrait-il penser comme les Européens? C’est la question qui se pose là. C’est la question d’après l’universalisme, celle de la validité des valeurs universelles. Notre monde ne peut pas s’en passer. Nous devons apprendre à penser de manière universelle. Nous ne devons plus juger une autre culture uniquement de notre point de vue. Les Européens ont eux aussi besoin des acquis provenant d’autres cultures. […] Les Européens donnent ce qu’ils font le mieux, les autres en feront autant. C’est ainsi que nous cheminerons, étape par étape, vers l’idée universelle de ce que signifie la paix, la cohabitation globale.» •

1https://www.nachdenkseiten.de/?p=112606  du 19/03/2024
2https://www.sueddeutsche.de/meinung/ukraine-russland-genscher-nato-kommentar-luedeking-1.6407540  du 29/02/2024
3 L’interview a été réalisée le 9 mars 2024, publiée le 20 mars 2024. Elle peut être écoutée et lue en italien sur: https://www.rsi.ch/info/mondo/Conflitto-a-Gaza-%E2%80%9Cdue-responsabili%E2%80%9D.-Ucraina-%E2%80%9Cil-coraggio-della-bandiera-bianca%E2%80%9D--2091038.html , traductions en français ont été réalisées par Horizons et débats.
4 https://www.srf.ch/audio/tagesgespraech/antoine-abi-ghanem-der-papst-und-die-weisse-flagge?id=12558317  du 19/03/24. Le texte parlé a été légèrement adapté à la langue écrite

«Poutine n'a pas d'ambitions impériales»

En Occident, l'opinion courante attribue à Poutine qu'il ait commencé la guerre en Ukraine en raison d’une vision fondamentalement impérialiste et expansionniste de la Russie. Concrètement, il serait hanté par la vision de créer une autre Grande Russie et donc il serait déterminé à conquérir toute l'Ukraine. Puis par la suite, il aurait l’intention de conquérir d'autres pays d'Europe de l'Est créant ainsi son nouvel Empire russe.
   A cela je maintiens que cette vision est erronée. Ce que Poutine a fait en attaquant l'Ukraine était une guerre préventive. Il n'avait pas d'ambitions impériales. Il n'était pas déterminé à créer une grande Russie. Sa décision était avant tout liée au fait qu'il considérait l'élargissement de l'OTAN en Ukraine comme une menace existentielle pour la Russie et qu'il était déterminé à l'empêcher.
    Mon point de vue se trouve donc en contradiction directe avec l'opinion courante en Occident. Vous m'avez posé la question comment je prouvais que j'ai raison et que l'opinion courante en Occident est fausse. La réponse est simple. Il n'y existe pas de preuves qui soutiennent l'opinion courante en Occident. Il n'existe aucune preuve à ce que Poutine veuille créer une grande Russie. Il n'y a aucune preuve à ce qu'il veuille conquérir toute l'Ukraine. Et il n'y a certainement aucune preuve qu'il veuille conquérir d'autres pays encore, une fois l'Ukraine toute entière conquise.
    Or, de l'autre côté, on peut s'étayer sur une abondance de preuves montrant qu'il était en effet motivé pour envahir dans le territoire ukrainien par la politique occidentale d'élargissement de l'OTAN, ou plus généralement, par les efforts de l'Occident à faire de l'Ukraine un bastion occidental à la frontière russe. Poutine a détaillé, à de nombreuses occasions, les raisons pour lesquelles ce n'était pas acceptable pour la Fédération de Russie. C'est ainsi que je pense que toutes les preuves disponibles montrent que ma position est correcte et que l'opinion courante en Occident est fausse.»

John Mearsheimer dans une interview avec le journal chinois «Global Times» du 24 février 2024 (traduction d'après Nachdenkseiten du 19 mars 2024). John Mearsheimer est professeur au Département de sciences politiques de l'Université de Chicago et l'un des représentants les plus connus de l'école réaliste de la pensée politique américaine en matière de politique étrangère.

(Traduction Horizons et débats)

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