Le meurtre automatisé – comment Israël emploie l’intelligence artificielle à Gaza

par Patrick Lawrence et Cara Marianna*

«Les transformations technologiques aident l’humanité à accomplir les nouveaux défis dont nous sommes chargés par la nature, il est vrai. Cependant, elles  nous conduisent devant un changement de paradigme. Elles ne réconfortent pas notre emploi de nos facultés intellectuelles, mais au contraire les amoindrissent. A la longue, elles réduisent notre raison. Nous aspirons à améliorer nos conditions tout en risquant la rechute à l’ère paléontologique si notre infrastructure de plus en plus complexe et ainsi fragile s’effondre.»

Cette citation est extraite d’une conférence récente tenue, le 4 avril 2024, du Professeur des universités Hans Köchler, scientifique viennois de renom, Président de l’ International Progress Oranization1, un laboratoire intellectuel à rayonnement global, consacré à la paix. La date est significative puisque , la veille, deux publications indépendantes israéliennes, «+972 Magazine» et «Local Call»2, avait fait état que les forces armées israéliennes employaient, lors de leur invasion brutale de la bande Gaza, le programme IA dénommé Lavender qui avait marqué, entre-temps, à peu près 37000 palestiniens comme cibles de leurs tirs. Le magazine «+972» cite des sources d’information israéliennes affirmant que «l’armée donne la permission générale aux officiers de reprendre les listes de la mort, issues de Lavender sans vérifier les raisons sur base de la décision de la machine à tuer ni les dates brutes des services de renseignements ayant permises de fixer les cibles humaines.»

Impacts inhumains

Les investigations sont basées sur des interviews confidentielles avec six employés du service secret israélien chargés directement à de tels emplois de l’IA en matière d’assassinat de Palestiniens. Le texte prononcé par le Professeur Köchler, dans le contexte de ces actualités, a donc pris tout son poids  quand il déclarait entre autres, que «l’emploi de technologies numériques face à pratiquement la totalité des problèmes dont nous sommes confrontés fait entrave à nos facultés de prendre des décisions.» Et d’y ajouter: «Elles nous empêchent de réfléchir à nos problèmes, elles ont tendance à nous aliéner des réalités de nos vies.»
    Le Professeur Köchler a donné à ses réflexions le titre «La trivialisation de l’espace public», réflexions qui étaient essentiellement ciblées sur l’impact qu’ont les technologies telles la communication digitale et l’intelligence artificielle sur le fonctionnement de nos cerveaux, sur nos comportements et sur tout ce qui nous reste en tant qu’êtres humains. Il a été décevant de constater que – pour peser nos paroles – l’occupation israélienne de la bande de Gaza, fait tenu pour lui-même déjà profondément abject, nous a clairement démontré l’impact inhumain de cette technologie dont chacun dépend. Observateurs profondément bouleversés par le déroulement de ces faits, nous voyons un bout de notre avenir.

La technologie IA,
n’a rien à voir avec l’intelligence

Dans la pratique des IDF (Israel Defence Forces) dont font état les deux publications citées, nous voyons donc une rupture en matière de moralité, de l’intelligence humaine et de la responsabilité – rupture qui est due avant tout au fait que le contrôle humain de nos actes est remplacé par des algorithmes réglant des systèmes IA. Nous voilà donc devant la rupture entre la causalité et le résultat, entre l’action et sa conséquence. Il s’agit précisément du sort réservé par  la technologie avancée pour le reste de l’humanité. Köchler nie le fait que l’IA soit une forme d’intelligence: «L’IA n’est que de l’intelligence illusoire, car elle ne dispose d’aucune conscience d’elle-même.» Ce qui signifie qu’elle est dénuée de la faculté de prendre des décisions au niveau de l’éthique et donc incapable de prendre ses responsabilités.

Lavender – moyen d’éradiquer des familles entières, «par hasard»

Avec Lavender3, les dates en sa provenance ont été acceptées et employées comme si elles étaient basées sur de la recherche humaine, donc sans révision ni contrôle humains. Un autre système IA pareil – dénommé, on ne pourrait plus cyniquement, «Where’s Daddy?»4 – a ensuite été employé contre des présumés membre du Hamas pour les poursuivre, jusqu’au seuil de leurs habitations. Les IDF ont donc ciblés des présumés combattants pendant que ceux-ci se trouvaient ensemble avec leurs familles employant, à cette besogne, des roquettes non-téléguidées ou des bombes «muettes», ce qui avait l’avantage qu’Israël pouvait garder ses armes à précision ainsi que leurs bombes «intelligentes» pour des cibles «plus importantes».
    Dans ce contexte, le magazine «+972» cite un autre témoignage:
    «Ce n’était pas dans notre intérêt de ne tuer les activistes (Hamas) que lorsqu’ils se trouvaient dans un bâtiment militaire ou dans une action de combat […].» Tout au contraire, les IDF les bombardaient, sans la moindre hésitation, dans leurs maisons, pour eux même l’option préférée. Selon eux, il était beaucoup plus simple de bombarder une maison toute entière. Le système fonctionne de la sorte qu’il les recherche ainsi de manière automatique.
    Du moment où Lavender avait identifié un suspect probable, les équipes dirigeantes avaient 20 secondes environs pour vérifier si la victime ciblée était en effet un homme, avant de déclencher le mécanisme mortel. En dehors de cela, il n’y avait aucun contrôle effectué d’un être humain des «dates brutes provenant des services secrets». Les informations générées par Lavender étaient traitées comme des commandes, selon les sources de  «+972» – donc en tant que commande à tuer. Face à la stratégie de cibler les suspects du Hamas dans leurs maisons, les dirigeants des IDF avaient fixé, lors de leurs raids de bombardements, des quotas maximaux de victimes dans les entourages d’une cible. Pour les membres du Hamas d’un rang inférieur, le chiffre était à 20 à 30 civils. Quant à un dirigeant Hamas du rang d’un commandant de bataillon ou brigade, l’armée israélienne a accepté, lors de plusieurs occasions selon la même source, «la mort de plus de 100 civils non identifiés dans son entourage.»
    Ce qui amène au constat que la politique israélienne, dirigée et soutenue par la technologie IA, a abouti à la mort de milliers de civils dont un grand nombre de femmes et d’enfants.

«Commercialisation du meurtre automatisé»

Il n’existe apparemment aucune trace de l’utilisation de programmes d’IA tels que Lavender et Where’sDaddy? par d’autres militaires. Il relève pourtant de la pure naïveté de supposer que cette utilisation diabolique de technologies avancées ne se répande pas ailleurs. Israël est déjà le premier exportateur mondial d’outils de surveillance et de criminalistique numérique. L’agence de presse étatique turque «Anadolu» rapporte, au février5 déjà, qu’Israël utilisait la bande de Gaza comme terrain d’essai d’armes afin de commercialiser ces outils ayant été testés au combat. Antony Lowenstein, auteur cité par Anadolu, appelle cela la commercialisation d’un «meurtre automatisé».
    Et nous y voilà donc: le quotidien israélien «Haaretz» a rapporté, le 5 avril 20246 que les armes «intelligentes», qui se seraient avérées «efficaces» dans la bande de Gaza, ont été l’attraction principale d’Israël. Israël les a présentées, le mois dernier, au SingaporeAirshow, le plus grand bazar d’armes de l’Asie de l’Est.
    Hans Köchler, qui s’intéresse depuis de nombreuses années à l’impact des technologies numériques n’a apparemment pas lu le rapport du magazine +972 avant sa conférence de la semaine dernière. Ses déclarations sont d’autant plus inquiétantes dans ce contexte actuel. Il n’a pas – pas spécialement – décrit les tueurs qui utilisent Lavender et d’autres de telles technologies à Gaza. Nous allons pourtant tous vivre et mourir à cause de ces technologies diaboliques: c’est cela, notre destin commun face aux développements pointés du doigt par Köchler lors de sa conférence. Au cours des six derniers mois, Israël a en effet annoncé cette nouvelle étape de déshumanisation qui nous attend tous, car les systèmes d’IA sont des technologies contre lesquelles nous ne pouvons que difficilement nous défendre. «L’autodétermination cède la place à la compétence numérique», a déclaré Köchler. «Nous ne pouvons plus faire la différence entre la réalité virtuelle et celle réelle».

D’autres corruptions
et leurs récits en Occident

Outre le rapport précité sur l’utilisation de l’intelligence artificielle, on a récemment été témoins d’autres nouvelles, autant bouleversantes, sur les corruptions israéliennes. Dans son édition du 3 avril, «The Guardian»7 a révélé que les IDF avaient délibérément utilisé des tireurs d’élite et des «quadcopters» – des drones aux fusils de précision télécommandés – pour tuer des enfants. La preuve en a été apportée par des médecins américains et canadiens qui, au cours de leur mission dans la bande de Gaza, ont soigné de nombreux enfants présentant des blessures identiques à celles causées par des balles sniper et facilement identifiables comme telles. Ces dernières sont plus grosses que les munitions habituellement utilisées au combat, car elles sont conçues pour tuer plutôt que pour blesser.
    Le régime Biden n’aborde jamais ces développements barbares, et nos médias, à l’exception de quelques rares journaux comme l’article du «Guardian» que je viens de citer, n’en parlent presque pas. Les représentations officielles et médiatiques des événements à Gaza, leurs «narrations», sont en contradiction flagrante avec ces réalités. Comment, faut-il se demander, s’en sortent-ils avec ces mensonges quotidiens? C’est ce que l’on se demandait, la semaine passée, au vu des situations extrêmes de criminalités exercées par l’armée israélienne ces derniers temps.
    Si vous tapez «Lavender» et «The New York Times»  sur Google, vous obtiendrez «Lavender Oil Might Help You Sleep»  et d’autres mots clés frivoles. Le «Times» n’a pas non plus mentionné un seul mot de l’enquête de «+972». En lisant les rapports détaillés sur les attaques aériennes du 1er avril contre les trois véhicules de la WorldCentralKitchen (WCK), au cours desquelles sept employés de l’organisation humanitaire ont été tués, il est évident que l’armée israélienne a systématiquement visé les camions les uns après les autres, jusqu’à ce que les trois soient détruits – et ce, après que la WCK ait soigneusement coordonné l’utilisation des véhicules avec les autorités israéliennes. Ces assassinats sont tout à fait conformes à la directiveémise, le 9 octobre, par YoavGallant, l’odieux ministre israélien de la Défense. «Il n’y aura plus d’électricité, plus de nourriture, plus d’eau, plus de carburant, tout sera fermé.»
    Qu’avons-nous lu dans les médias grand public à propos de cet incident?
    Comme d’habitude, l’armée israélienne était autorisée à enquêter sur l’armée israélienne – une absurdité qui n’a été remise en question par aucun fonctionnaire américain ni par aucun média. Le 5 avril, les IDF ont annoncé que deux officiers avaient été limogés et trois autres avaient reçu une réprimande pour avoir «mal géré des informations critiques». Le Président Biden a déclaré qu’il était «inconsolable». Le «New York Times» a qualifié l’attaque d’«opération bâclée»9 déclarant que les plus hauts officiers avaient été «amenés à commettre une série d’erreurs mortelles et des mauvais jugements». Nous entendons encore et toujours le refrain selon lequel Israël «ne fait pas assez pour protéger les civils».
    Il s’agissait donc d’un accident regrettable, comme nous devons le constater. Israël fait de son mieux. Il fait de son mieux depuis le début. En face de cela, il y a les statistiques brutes: l’armée israélienne a tué plus de 220 humanitaires depuis le début du siège en octobre dernier, si l’on en croit le décompte des Nations unies. Comment peut-on croire qu’il s’agit de plus de 220 accidents? «Soyons clairs. Il ne s’agit pas d’une anomalie», a déclaré un collaborateur d’Oxfam, ScottPaul, après l’attaque de WCK. «Le meurtre de collaborateurs d’organisations humanitaires à Gaza est systématique.»

Vivre dans des mondes virtuels

Il y a une réalité et une méta-réalité. Comment les deux se côtoient-elles? De quelle manière cette dernière se révèle-t-elle être si efficace? Comment se fait-il que tant de gens acceptent le «récit» des plus de 220 accidents? Pourquoi tant de gens acceptent-ils la propagande et les mensonges alors qu’ils savent, de manière inconsciente du moins, qu’ils sont constamment nourris de mensonges et de propagande?
    Je voudrais revenir à Hans Köchler. Dans son exposé et dans plusieurs de ses nombreux livres, il soutient que les médias électroniques – en particulier la télévision – ont conditionné les gens à se fier aux images et aux enregistrements plutôt qu’à la lecture. «Ils perdent la capacité d’analyser les textes, et donc la capacité de comprendre les problèmes», a-t-il déclaré. «Les gens vivent dans des mondes virtuels.»
    Nous ne pouvons pas imaginer de meilleure description des «narrations» que le régime Biden met en avant et qui sont diffusés par les médias des entreprises: Ils nous présentent un monde virtuel – tout en sachant que la plupart d’entre nous, qui sont habitués aux images et aux représentations, confondront ce monde virtuel avec la réalité,  exactement selon le processus dont Köchler nous met en garde. Comment est-il possible d’observer un génocide en temps réel sans que personne n’élève sa voix? Le savoir ne vaut plus rien. Tout est possible, et si tout est possible plus rien n’est possible pour y remédier.

Génocide par approbation des Etats-Unis

Le régime Biden fournit des armes à Israël pour qu’il puisse poursuivre son siège criminel des 2,3 millions de Palestiniens dans la bande de Gaza. Il protège diplomatiquement l’Etat d’apartheid auprès des Nations unies et juridiquement auprès de la Courinternationalede justice. Il déforme et dissimule le comportement d’ère de la pierre des IDF. Tout cela nous obligera à parler maintenant non plus du génocide d’Israël, mais du génocide israélo-américain.
    Le complexe dirigeant autour de Biden est également coupable de ces multiples blessures d’une autre dimension que nous ne devons pas ignorer, infligées à l’humanité. Par ses tentatives incessantes de nous plonger dans une réalité virtuelle qu’il crée lui-même et qui est loin de ce qu’il prétend faire en notre nom, il nous conduit vers l’avenir déshumanisé et grotesquement technologisé. Cette réalité correspond à celle que Hans Köchler décrit avec précision. Elle se base sur ce que les Israéliens continuent de faire, assassinant des êtres humains à grande échelle avec des armes d’intelligence artificielle et tuant des enfants innocents avec des drones tireurs de haute précision – tout cela par voie télécommandée.

1https://i-p-o.org 
2https://www.972mag.com/lavender-ai-israeli-army-gaza/ 
3https://www.972mag.com/lavender-ai-israeli-army-gaza/ 
4https://www.businessinsider.com/israel-ai-system-wheres-daddy-strikes-hamas-family-homes-2024 
5https://www.aa.com.tr/en/middle-east/israel-testing-new-weapons-in-gaza-for-global-sales-laying-blueprint-for-automated-murder-with-ai-expert/3137263 
6https://www.haaretz.com/israel-news/2024-04-05/ty-article-magazine/.highlight/at-singapore-airshow-the-gaza-war-was-a-selling-point-for-israeli-weapon-manufacturers/0000018e-aa7f-dc75-afde-faff383b0000 
7https://www.theguardian.com/world/2024/apr/02/gaza-palestinian-children-killed-idf-israel-war#:~:text=“This%20is%20not%20a%20normal,stain%20on%20our%20shared%20humanity.” 
8https://www.aljazeera.com/opinions/2024/4/7/dont-feed-the-palestinians 
9https://www.nytimes.com/2024/04/04/world/middleeast/israel-wck-gaza-iran-embassy.html 

Première publication dans ScheerPost du 9/04/24

(Traduction Horizons et débats


*Patrick Lawrence, correspondant à l’étranger pendant de nombreuses années, notamment pour l’«International Herald Tribune», est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier. Son dernier livre «Journalists and Their Shadows» est paru en 2023 chez Clarity Press. Son site web est patricklawrence.us.

Cara Marianna est auteur et coéditrice de The Floutist, un bulletin d’information en ligne qu’elle publie avec son mari Patrick Lawrence. Cara publie sa propre newsletter, Winter Wheat. Elle est artiste et titulaire d’un doctorat en études américaines.

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