La fable dit tout haut ce que d’autres pensent tout bas

«La raison du plus fort est toujours la meilleure» (La Fontaine)

par Peter Küpfer

La raison du plus fort est toujours la meilleure:
    Nous l’allons montrer tout à l’heure.
    Un Agneau se désaltérait
    Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
    Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage?
    Dit cet animal plein de rage:
Tu seras châtié de ta témérité.
Sire, répond l’Agneau, que Votre Majesté
    Ne se mette pas en colère;
    Mais plutôt qu’elle considère
    Que je me vas désaltérant
          Dans le courant,
  Plus de vingt pas au-dessous d’Elle;
  Et que par conséquent, en aucune façon,
         Je ne puis troubler sa boisson.
Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né?
    Reprit l’Agneau; je tette encor ma mère.
        Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
    Je n’en ai point. C’est donc quelqu’un des tiens:
        Car vous ne m’épargnez guère,
        Vous, vos Bergers et vos Chiens.
On me l’a dit: il faut que je me venge.
        Là-dessus, au fond des forêts
        Le loup l’emporte et puis le mange,
        Sans autre forme de procès.

(Jean de La Fontaine, Fables,
livre Ier, fable X)

Nul ne saurait ignorer cette célèbre fable de Jean de La Fontaine. A chaque lecture et relecture j’y suis toujours autant sensible, malgré ou justement à cause de son langage froid, tranchant et objectif, et cela face à une injustice criante. Avec les vers aiguisés du maître et dans une brièveté inimitable (chez La Fontaine, chaque mot compte), elle est inégalée. Son contenu n’en reste moins révoltant.

Intention délibérée de tuer

Le texte est formel là-dessus: rien ne s’oppose à l’intention de tuer, présente dès le début. On ne peut s’empêcher de ressentir  un profond malaise, similaire à celui que l’on ressent, par exemple, à la lecture des rapports actuels de l’ONU, paraissant presque régulièrement ces derniers temps, sur la situation dans le monde en matière d’injustice et de crimes contre l’humanité. Ces rapports se trouvent en grand nombre dans les archives de l’ONU et ne dérangent personne. Pourtant ils décrivent minutieusement les atrocités de guerre qui ont lieu chaque jour sur les centaines de fronts de crise et de soi-disant «guerres civiles» actuellement en cours dans notre monde déchiré par la guerre. Même dans ces rapports censés être «objectifs», leur langage sobre reflète le mensonge systématique qui s’y cache souvent, par le seul moyen de marteler des notions telles que: «guerre civile», «rébellion», «résistants» et termes similaires. En réalité, il s’agit souvent de guerres créées de l’extérieur, de guerres par procuration, menées non pas par des citoyens désespérés, mais par des armées de mercenaires agissant avec un armement ultra-sophistiqué et sur des ordres venus d’ailleurs. Ce genre de conflits aboutit régulièrement à des blessures mal cicatrisées, souvent permanentes, présentes partout à la surface de notre globe. Dans les rapports d’enquête mentionnés, les actes, les lieux, les dates, les circonstances et même les noms des tueurs responsables y sont nommés, dans une énumération purement descriptive semblable à un bulletin de prévisions météorologiques, et ceci page après page, dont chacune est écrite avec le sang des victimes. C’est une lecture difficilement supportable au vu des monstruosités décrites. Et ce qui est encore plus insupportable, c’est de savoir que ces enquêtes n’ont que peu ou pas de conséquences, du moins lorsqu’elles mentionnent des crimes perpétrés dans des régions situées un peu à l’écart de «notre monde», par exemple en Afrique, au Congo oriental où les atrocités perpétrées contre la population civile, et ceci depuis plus de trente ans, sont devenues monnaie courante dans la conscience occidentale.

Un arbitraire sans conséquence

La fable sobre de Jean de La Fontaine reste, elle aussi, sans conséquence. A une différence près peut-être: la «justification» dudéchirement de l’agneau par son agresseur est tellement arbitraire et de stupidité criante que nous devrions en rire si la vie de la pauvre victime n’était pas en jeu.
    L’injustice, présentée sous cette forme hautement artistique d’un Jean de La Fontaine, est-elle plus facile à «supporter»? Certes que non, l’injustice reste l’injustice. La forte stylisation sur de simples modèles de rôles, innée à la fable, ne fait que souligner le mépris arbitraire de toute notion de droit qu’elle met en scène. D’un côté, le raisonnement du pauvre agneau, la tentative d’arrêter ou du moins d’atténuer le malheur se profilant par l’usage de la politesse, l’objectivité et la référence à des faits – de l’autre côté, une construction narquoise et accusatrice (voire sentimentale), flagrante, tonitruante, moqueuse qui passe outre tout état de fait et se nourrit entièrement d’images de l’ennemi (vous autres moutons, vous détruisez ma vie en refusant d’être déchiquetés par moi!). La rhétorique employée par le loup ne sert manifestement que l’intention de l’agresseur de se doter d’un motif pour son acte. En termes actuels, on pourrait prendre tout l’éventail présenté par le loup, son rassemblement de «raisons» on ne peut plus abjectes pour «légitimer» son attaque, comme un exemple type de ce que beaucoup appellent aujourd’hui un discours de haine, un «hate speech». Alors que le mouton, intelligent et presque trop sage, affronte ce mur de préjugés arbitraires avec des arguments, de la raison et une bonne dose de politesse, il se heurte, face à un accusateur meurtrier, guidé par ses intérêts (il est à la fois juge et bourreau), à de nouveaux reproches, accusations et dénigrements toujours plus absurdes. On passe de «toi» (tu m’as insulté, crime de lèse-majesté!) à «lui» (si ce n’est pas toi, c’est ton frère), ce qui correspond objectivement à la responsabilité clanique illégitime comme elle était pratiquée  par le régime nazi; ensuite, à l’aide de généralisations grossières, on construit la culpabilité collective (je vous connais, bande d’enculés); enfin, on présente un témoin anonyme non identifiable (on me l’a dit). Dit par qui, à quelle occasion et avec quel degré de crédibilité? Tout cela reste occulté.
    Cela ressemble au présent. Dans notre réalité de fait, l’OTAN et l’UE à sa botte s’emploient à imposer dans le monde entier les «systèmes de régulation» qu’ils ont eux-mêmes fabriqués et qui sont fortement inspirés de concepts occidentaux, si nécessaire avec une force d’intervention rapide de 300 000 hommes (et femmes?), comme vient d’annoncer triomphalement Jens Stoltenberg. Pour les dirigeants de l’UE et leurs adhérents, la lutte de l’UE contre le discours public de haine («hate speech»), évoqué ci-dessus, fait également partie de ce système de règles. Cependant, l’UE suit en cela un président américain qui a publiquement traité le président «du côté adversaire» de «tueur» (bien avant le 24 février et pour couper court à tout entendement). Si ce n’est pas du pur «hate speech», légitimé du plus haut responsable politique et représentant «des valeurs occidentales»? Tout récemment, ce défenseur autoproclamé de «nos libertés occidentales» a fait assassiner par un drone un prétendu «chef terroriste» de la mouvance islamiste (dans le plus pur style mafieux: seul le coup porté est important, les dommages collatéraux sont acceptés!) C’est un comportement qui ne témoigne que d’une chose: la pure arrogance du pouvoir.

Critique de l’absolutisme

Jean de La Fontaine avait déjà percé à jour ce «jeu» malhonnête, même s’il avait choisi la forme prudente de la fable pour dénoncer une politique de pur pouvoir manifeste de son époque. Tout lecteur français un peu cultivé savait, du temps de La Fontaine déjà, de qui il était question en réalité avec le loup vorace (Louis XIV, le souverain d’une France devenue une puissance mondiale). La Fontaine a astucieusement dissimulé le fait que le loup brutal ne désignait personne d’autre que lui dans les formules obligatoires de l’époque pour s’adresser aux altesses royales, des formules dont dispose l’agneau intelligent et apparemment bien éduqué: «Sire» et «Votre Majésté». La Fontaine a ainsi clairement annoncé la couleur avec le moyen de la fable, se prononçant en faveur des plus fragiles de son temps et contre l’arrogance du pouvoir. La légitimation factice appliquée de l’agresseur pour se légitimer «face au public» n’arrive pas à faire oublier les faits. Le loup assassine un être innocent, non pas par nécessité ni autodéfense, pas même par vengeance pour une injustice, non: par pure cupidité. Pour dissimuler cela, tous les «arguments» les plus grossiers lui conviennent. Ainsi, la fable ne fait pas simplement de lui le symbole d’un homme de pouvoir, mais le symbole d’une politique inhumaine, de la folle course à la domination détachée de tout droit et donc forcément menteuse, attitude propre à toute quête de suprématie.

 

 

 

 

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