«Le conflit ukrainien et ses répercussions sur l’Europe et les Etas Unis»

par William Scott Ritter, USA*

C’est un honneur et un privilège pour moi de pouvoir m’adresser à vous aujourd’hui. Le stratège militaire prussien Clausewitz a dit: «La guerre est une extension de la politique par d’autres moyens.» La raison pour laquelle je mentionne cette citation est que lorsque nous abordons la question du conflit en cours en Ukraine, je pense que nous devrions comprendre qu’il s’agit là de bien plus qu’un simple conflit militaire. Cela va bien au-delà du simple affrontement entre l’armée russe et l’armée ukrainienne.

De l’issue de cette guerre, de ces combats, dépendent les répercussions de ce conflit pour l’Europe et les Etats-Unis. Permettez-moi d’aller droit au but. La Russie est en train de gagner et la Russie va remporter le conflit militaire – et il n’y a rien que l’OTAN ou les Etats-Unis puissent faire pour empêcher cette évolution. Ils peuvent ralentir le processus; ils peuvent en alourdir le prix à payer en vies humaines pour l’Ukraine et la Russie, mais ils n’en changeront pas le résultat. Et je pense que l’Occident commence à prendre conscience de cette réalité. Récemment, l’ambassadeur français aux Nations unies a déclaré qu’il était irréaliste de penser que l’Ukraine pourrait libérer le Donbass et la Crimée. Un nombre croissant de responsables politiques occidentaux prennent conscience du coût que ce conflit fait peser sur l’Europe, sur les Etats-Unis, sur le monde entier. Et ils reconnaissent que son issue ne sera pas celle qu’ils avaient espérée.

Les Etats-Unis et l’OTAN ne pensaient pas
que le conflit prendrait cette tournure

Pour commencer, je ne crois pas que les Etats-Unis, l’OTAN ou l’Ukraine aient imaginé que ce conflit évoluerait comme il l’a fait. Je crois que l’OTAN, l’Europe et l’Ukraine se préparaient depuis 2015 à un conflit décisif dans le Donbass, où les effectifs militaires ukrainiens mis en place par l’OTAN, entraînés, équipés, seraient en mesure de lancer une attaque décisive capable de venir à bout des milices de Donetsk et de Lougansk ainsi que de toutes les autres forces que la Russie pourrait mettre en place pour régler le problème. Dans la perspective d’un conflit plus étendu, je pense que les Etats-Uniset l’Europe étaient fermement convaincus que la menace de sanctions économiques et la réalité de ces sanctions dissuaderaient la Russie de s’en prendre à l’Ukraine au sujet du Donbass ou, si la Russie décidait de le faire, entraîneraient l’effondrement rapide de l’économie russe, de graves conséquences politiques pour les dirigeants russes et une défaite rapide et définitive de l’armée russe en Ukraine.

Pas de préparation, pas d’évaluation
réaliste des conséquences

Pourquoi en suis-je convaincu? Ayant moi-même servi dans l’armée et ayant participé à des conflits armés, je sais que la planification d’un engagement décisif contre un ennemi implique une mobilisation. Cela requiert une accumulation de puissance militaire, une préparation logistique. En bref, cela exige tout ce que l’OTAN, l’Europe et les Etats-Unis ont négligé de faire. Ce conflit n’a fait l’objet d’aucune préparation militaire de la part de l’OTAN, ni des Etats-Unis, ni de l’Europe, ce qui me fait dire qu’ils ne croyaient pas que ce conflit allait être remporté sur le champ de bataille mais plutôt dans les banques, dans les entreprises, sur le terrain de l’économie. Je ne voudrais pas me montrer trop ironique, mais si vous comptez rabaisser la Russie au rang d’une vulgaire station-service déguisée en nation souveraine, il vaut mieux pour vous ne pas être une voiture en panne sèche qui a besoin de faire le plein. Et ça, en bref, c’est ce que sont les économies européennes et américaines.

L’arrogance de l’Occident
mène au chaos économique

Les répercussions que les sanctions à l’encontre de la Russie pouvaient entraîner sur le plan énergétique n’ont fait l’objet d’aucune analyse réaliste. Je pense que les Etats-Unis et l’Europe ont fait preuve de suffisance en pensant qu’ils pouvaient contrôler la sécurité énergétique, qu’ils pouvaient contrôler l’approvisionnement énergétique du monde et qu’ils pouvaient bloquer l’économie russe en sanctionnant le secteur de la production russe d’énergie. C’est exactement le contraire qui s’est produit. La Russie a montré qu’elle connaît le marché mondial de l’énergie bien mieux que les Etats-Unis ou l’Europe. Et je ne cherche pas à plaisanter, car la situation n’est pas drôle, mais parfois, lorsqu’on est confronté à des absurdités et à des ridicules d’une telle ampleur, on n’a pas d’autre choix qu’un gloussement de consternation. Et c’est la situation à laquelle je suis confronté lorsque je considère l’Europe aujourd’hui. L’arrogance du G7, celle de l’OTAN, celle de l’Union européenne a été de croire qu’ils pouvaient dicter sa conduite à la Russie par des moyens de pression économique sans se douter qu’après en avoir été menacée plus d’un an à l’avance, la Russie ne serait pas capable d’élaborer une contre-stratégie – mise au point pour absorber les sanctions de l’Occident et les retourner contre lui. Ce qui est exactement ce qu’a fait la Russie, alors que l’Occident démontrait qu’il n’avait pas prévu de plan B.
    L’une des premières choses que l’on apprend dans l’armée, c’est qu’aucun plan ne survit au premier contact avec l’ennemi et que celui-ci a toujours son mot à dire. Par conséquent, cette arrogance qui consiste à se présenter avec un seul plan, un seul concept, un seul raisonnement, un seul mode de fonctionnement et à ne pas être capable de s’adapter à l’évolution des événements a conduit l’Europe à la situation dans laquelle elle se trouve aujourd’hui: le chaos économique total et le risque d’un effondrement économique total.

L’idée de l’unité européenne
démasquée comme une fraude

Quelles en sont les conséquences au-delà de l’évidence, au-delà des souffrances que les Européens connaîtront cet hiver, au-delà des dommages causés à l’industrie européenne? La notion d’unité européenne s’est révélée être une supercherie. On entend les dirigeants de l’OTAN et de l’Union européenne dire que l’Europe s’est ralliée. L’Europe ne s’est pas ralliée. Il y a de profondes fractures en Europe au moment où nous parlons, et ces fractures vont s’aggraver avec le temps. Voyez-vous, je crois que l’Europe a commis une grave erreur en embrassant le nationalisme ukrainien parce qu’en agissant ainsi elle a déclenché les forces que l’Union européenne était censée éliminer, à savoir les nationalismes européens, le nationalisme polonais, le nationalisme allemand et le nationalisme français. Tout cela est en train d’apparaître au grand jour.
    Si elle est touchée par un choc économique, l’Europe va s’éparpiller au lieu de rester en un seul bloc compact. On l’a déjà constaté: la Hongrie s’en est déjà désolidarisée en concluant son propre contrat énergétique avec la Russie pour assurer sa survie et, à mesure que la réalité de l’hiver à venir se fera sentir, vous verrez de plus en plus de pays européens contraints par la force de leur population à se détacher des politiques promulguées par l’Union européenne et l’OTAN et à poursuivre des politiques individuelles destinées à préserver la vie et l’infrastructure de leur propre nation. La guerre en Ukraine va transformer le visage de l’Europe dans un sens que l’Europe a justement cherché à éviter depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

La carte de l’Europe est redessinée

Vous savez, l’une des conséquences de la Seconde Guerre mondiale a été le désir de l’Europe que les frontières ne puissent plus être modifiées. Il n’y aurait plus de redécoupage de la carte de l’Europe. C’était terminé. Ce n’est pas fini, Mesdames et Messieurs, il suffit de regarder l’Ukraine aujourd’hui. Ce n’est pas seulement la Crimée qui va faire partie de la Russie pour toujours, ce n’est pas seulement le Donbass qui va faire partie de la Russie pour toujours. Je crois que cette guerre ne prendra fin que lorsque la Novorossiya sera elle-aussi la Russie pour toujours, le territoire qui s’étend de la Transnistrie et de la Moldavie au sud de l’Ukraine et qui deviendra la Novorossiya, avec les villes d’Odessa, de Kherson, de Zaporizhzhia, de Kharkov, de Dnipropetrovsk. Tout cela ne sera plus jamais l’Ukraine. Ils feront définitivement et pour toujours partie de la Russie.
    A l’heure où nous parlons, on est en train de redessiner la carte de l’Europe, ce qui suscite l’intérêt d’autres nations qui se disent que nous pourrions peut-être redessiner les cartes en notre faveur. En Pologne, on parle déjà de redessiner la carte de l’Ukraine pour que l’Ukraine occidentale, ce territoire qu’on avait enlevé à la Pologne à la fin de la seconde guerre mondiale, puisse redevenir polonaise. Et voilà maintenant qu’il se murmure en Allemagne que les territoires qui ont été arrachés à l’Allemagne à la fin de la Seconde Guerre mondiale devraient peut-être redevenir allemands. Et ainsi de suite, et ainsi de suite. Actuellement, on se trouve face à ce que des choses se profilent qui étaient censées ne jamais se reproduire.

L’Europe démasquée

 Il faut y ajouter autre chose encore:
    La militarisation de l’Europe. À la fin de la guerre froide, je pense que l’Europe a réalisé que la probabilité de voir se déclencher sur son territoire une guerre terrestre de grande ampleur était minime, voire nulle. Et cela explique le fait que l’Europe se soit essentiellement désarmée. Elle a cessé de construire des armes modernes. Ses troupes ont cessé de s’entraîner; elles sont restées dans leurs casernes. Lorsque l’OTAN a décidé, il y a quelques années, de créer ces groupements tactiques à envoyer dans les régions baltes et en Pologne pour dissuader l’agression russe, l’Europe a eu du mal à trouver les effectifs nécessaires à ces groupements tactiques de la taille d’un bataillon de renfort – nous parlons de 1 500 hommes. L’Allemagne, qui, pendant la guerre froide, disposait de forces armées considérables et disposait de cette capacité, a dû sacrifier ses propres blindés pour pouvoir envoyer un bataillon en Lituanie.
    Maintenant, essayez une fois de réfléchir à ça: les Allemands ont envoyé un bataillon blindé en Lituanie. Rien que cette pensée doit donner la chair de poule. Ça n’est jamais bon signe. Mais les Allemands ont pu poster un bataillon blindé en Lituanie uniquement parce qu’ils ont cannibalisé tout le reste de leur armée pour le faire. Et maintenant, voilà Jens Stoltenberg qui parle de la nécessité de créer une force d’intervention rapide de 300 000 hommes. Et un des éléments de cette force armée consisterait à renforcer ces groupements tactiques de la taille d’un bataillon en groupements tactiques de la taille d’une brigade. Mais où va-t-on trouver les hommes? Où va-t-on trouver le matériel? Comment va-t-on s’y prendre? En bref, la réponse est: on ne pourra pas. L’Europe, on sait désormais que c’est un tigre de papier. C’est là l’une des conséquences de ce conflit.

L'OTAN a échoué

Sauf que l’on n’a pas seulement affaire à l’Europe qui est une union économique en faillite, mais aussi l’OTAN qui est une alliance militaire en faillite, et qui n’a pas la capacité d’entrer en conflit militaire d’envergure avec quelque ennemi que ce soit, ou avec un ennemi potentiel de la taille de la Russie. Par ailleurs, les Etats-Unis ont une fois de plus montré qu’ils sont peut-être le pire allié que l’Europe puisse avoir. Il fut un temps où les Etats-Unis étaient un allié fiable, où ils étaient le cœur et l’âme de l’alliance défensive de l’OTAN, mais une fois la guerre froide terminée et l’OTAN ayant perdu sa raison d’être, au lieu de chercher un moyen de démembrer cette relique de la guerre froide, les Etats-Unis ont pris l’initiative de transformer l’OTAN en une alliance offensive. Un seul coup d’œil sur la guerre du Kosovo suffit pour comprendre que l’OTAN ne constitue plus une alliance défensive. Là-bas, on a assisté à une action offensive. Un autre coup d’œil sur l’intervention en Libye est également suffisant pour s’en rendre compte. Et que faisait l’OTAN, une organisation de sécurité transatlantique, en Afghanistan pendant près de deux décennies? Alors – vous savez – l’OTAN a perdu sa raison d’être. Les Etats-Unis ont laissez tomber l’OTAN en Afghanistan. Je ne sais pas si l’Europe s’est réveillée à ce sujet, mais nous avons abandonné l’OTAN, nous avons abandonné l’Europe, nous avons laissé l’OTAN se débrouiller toute seule en Europe, et cela a incité de nombreux membres de l’OTAN à se demander: quelle est la pertinence de tout cela, quelle est notre mission? Pourquoi sommes-nous là?

Les Etats-Unis ont abandonné l'OTAN

Ensuite les Etats-Unis ont fait volte-face parce qu’il y avait eu un changement de dirigeant et là, on a dit «non, maintenant vous servez à quelque chose, à présent il faut que vous vous concentriez sur la Russie». Et l’OTAN l’a fait, mais pas militairement, l’OTAN n’a jamais développé la capacité militaire nécessaire à la confrontation avec la Russie. Ainsi, les Etats-Unis ont conduit l’OTAN, en Ukraine, sur la voie d’une guerre par procuration décisive avec la Russie, où l’OTAN appauvrit encore plus ses moyens militaires en transférant des équipements et du matériel à l’Ukraine pour ensuite les voir détruits sur le champ de bataille par la Russie, sans disposer des ressources industrielles nécessaires à leur remplacement. Les Etats-Unis ont abandonné l’OTAN.

L’effondrement de l’empire américain

Pour les Etats-Unis, les conséquences de ce conflit sont de précipiter la disparition de l’ordre international fondé sur des règles, c’est-à-dire le club que les Etats-Unis ont créé à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il est en train de s’effondrer. Il s’effondre alors que le monde entier reconnaît de plus en plus la nécessité de la multipolarité, l’importance des autres nations. Que le monde ne peut pas tourner uniquement autour des Etats-Unis. Et cette charge contre la multipolarité est menée par la Russie et la Chine, avec l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud et d’autres nations en première ligne.
    Quoi qu’il en soit, cela avait quelque chose d’inévitable; l’histoire du monde montre qu’il existe un processus d’évolution et que les empires finissent par disparaître. Mais ce qui se déroule devant nos yeux, ce n’est pas le déclin de l’empire américain, mais l’effondrement de l’empire américain. Et l’une des conséquences de ce conflit est que les Etats-Unis constatent que leur rôle dans le monde s’effondre au moment même où nous parlons. Comment s’en sortir, puisque si nous analysons la situation, les Etats-Unis et l’Europe ont échoué stratégiquement à tous les niveaux, politiquement, économiquement, militairement. C’est la Russie qui est le grand gagnant.

La coexistence pacifique entre
l’Europe et la Russie est-elle possible?

Heureusement pour les Etats-Unis et l’Europe, ce désir de domination mondiale qu’ont les Etats-Unis, la Russie ne l’a pas. La Russie recherche simplement un nouveau cadre de sécurité européen qui respecte ce qu’elle considère comme ses intérêts légitimes en matière de sécurité nationale. Et c’est là que se trouve l’avenir.
    Une victoire décisive de la Russie con-traindra finalement l’Europe à renoncer à son adhésion suicidaire à l’OTAN et à son rôle perpétuel d’extension de la politique de sécurité nationale américaine, et à rechercher plutôt un accord réaliste et responsable avec la Russie sur la manière dont cette dernière et l’Europe pourraient coexister pacifiquement, mais pas comme des amis. L’Europe, à mon avis, a perdu pour toujours, du moins dans un avenir rapproché, l’occasion d’être l’amie de la Russie. La Russie ne fera plus jamais confiance à l’Europe – d’ailleurs la Russie n’aurait jamais dû faire confiance à l’Europe. L’Europe ne sera plus jamais partenaire de la Russie. On ne devient pas partenaire de nations qui vous poignardent dans le dos comme l’Europe l’a fait avec la Russie. Par contre, ce qui demeure possible, c’est la coexistence pacifique.

L’Etat de droit plutôt qu’un ordre
international fondé sur des règles

Et je crois que c’est là l’objectif de la Russie, et je crois que cela va aussi devenir l’objectif de l’Europe. A long terme, les perdants dans tout cela seront les Etats-Unis, tandis que le gagnant à long terme en sera le reste du monde. Car plus vite les Etats-Unis seront contraints de renoncer à leur rôle, autoproclamé, de maître du jeu mondial, plus vite le monde sera en mesure d’inviter les Etats-Unis à la table d’une multipolarité où l’Etat de droit supplante l’ordre international fondé sur des principes.
    Echanger ces pensées avec vous a été un plaisir, je vous remercie de votre attention.

(Traduction Horizons et débats)

  • Exposé lors de la conférence annuelle de la groupe de travail «Mut zur Ethik» («Europe – vers quel avenir?») du 2 au 4 septembre 2022.

 

 

 

Scott Ritter est un ancien officier de renseignement du corps des Marines américains qui, au cours de sa carrière de plus de 20 ans, a notamment travaillé dans l'ex-Union soviétique à la mise en œuvre d'accords de contrôle des armements, dans l'état-major du général américain Norman Schwarzkopf pendant la guerre du Golfe et, plus tard, comme inspecteur en chef des armes de l'ONU en Irak de 1991 à 1998.

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