Quand le primaire devient secondaire

Le réformisme exagéré menace le cœur de nos écoles

par Carl Bossard*

Chaque jeune n’a qu’une seule biographie éducative. C’est pourquoi il est si important de savoir qui se trouve dans la salle de classe – et comment cette personne se comporte. Peter Bichsel, lui-même enseignant au temps de ses débuts comme auteur, en a fait l’expérience. Il raconte: «En 5e et 6e, à Olten, j’avais un merveilleux instituteur: il m’a aidé à retrouver confiance en moi-même, il a réveillé l’écrivain qui vivait en moi. Parce que sous tout ce fatras de fautes d’orthographe, il a découvert que j’écrivais de bonnes rédactions. Je l’ai adoré.»
    Amener les jeunes à se découvrir eux-mêmes, les conduire de sorte qu’eux-mêmes repèrent leurs possibilités, par exemple vers l’écriture comme l’a fait l’instituteur de Bichsel, c’est en effet là que réside la mission essentielle de l’école. Ceux qui y sondent plus amplement rencontreront très vite ce qui est appelé «le triangle pédagogique». C’est le noyau de toute école: le triangle essentiel entre l’enseignant, ses élèves et le contenu de l’enseignement, la matière. C’est dans ce triangle que se déroulent les processus d’apprentissage et de formation individuels et sociaux.
    
Albert Camus, prix Nobel de littérature, rappelle cet espace de résonance dans son livre «Le Premier Homme». Le titre de cet œuvre concerne son père qui, Algérien, mourut en 1914 déjà, soldat lors de la Première guerre mondiale, sur le front ouest. Dans ce livre, l’auteur fait également référence à son premier instituteur. Affecté par l’absence de son père, c’est à lui que le jeune garçon doit tout. Camus grandit dans l’Algérie française de l’époque, dans des conditions très précaires. L’école lui ouvre un autre monde, le monde tout court. De son instituteur, Camus dit qu’il était «constamment intéressant, pour la simple raison qu’il aimait passionnément son métier». Dans sa classe, écrit Camus, les enfants «éprouvaient, pour la première fois, qu’ils existaient et qu’ils étaient l’objet du plus grand respect: leur instituteur les considérait dignes de découvrir le monde».
    En ce sens, Camus esquisse précisément l’essence du triangle pédagogique régissant le quotidien scolaire. C’est là que se produit l’alpha et l’oméga de l’école et de l’enseignement, la formation élémentaire qui donne la base de tout apprentissage ultérieur. C’est ici que se forment et évoluent les compétences de base que sont la lecture, l’écriture et le calcul. C’est sur cette base qu’évoluent la compréhension et la consolidation du savoir-faire ultérieures, l’application de ce qui a été appris et l’interaction de ces processus partiels avec tous les multiples liens au sein de la mémoire activée. Ce sont là les processus clés de l’apprentissage.
    Mais l’essence même de l’école est menacée par l’abandon du triangle pédagogique, effectué par la politique éducative actuelle qui mise essentiellement sur les réformes structurelles. L’école a connu une cascade d’innovations suivant le modèle top-down: des matières supplémentaires avec les deux langues étrangères que sont, en Suisse allemande, l’anglais précoce ensemble avec le français précoce à l’école primaire, toute la gestion concernant la qualité, l’apprentissage à âges mixtes ou dépassant les classes d’âge, le «plan d’études 21» avec ses innombrables méandres de «compétences» et leurs mécanismes de contrôles, l’école intégrative avec l’objectif d’inclusion, le tout aboutissant à une multitude de concertations entre les personnes compétentes. Tout cela a abouti à sensiblement davantage de directives et de prescriptions venant d’en haut, nourrissant une nouvelle bureaucratie de l’éducation constamment croissante.
    A la réalité scolaire, beaucoup de choses ont été ajoutées – et peu enlevées. Les conséquences sont perceptibles: la pression et l’agitation augmentent en classe tandis que les moments de détente et d’approfondissement diminuent. Beaucoup de choses ne peuvent plus être qu’effleurées. Les contenus se succèdent rapidement. Ils n’atteignent trop souvent pas les dimensions d’un savoir approfondi, ne sont guère le fruit d’un processus de la propre expérience des élèves et restent donc fragmentaires. Trop de choses doivent être acquises en trop peu de temps – et par les enfants eux-mêmes: sous leur propre responsabilité à eux et de manière «autonome». Les élèves faibles et moyens sont désavantagés. C’est ce qu’a mis en évidence la récente recherche sur l’enseignement. Il n’est donc pas étonnant qu’à la fin de l’école primaire, même les enfants intelligents présentent souvent de grandes lacunes dans les compétences de base en calcul et en écriture. Quant à ceux qui maîtrisent ces bases, il n’est pas rare que ce soient des parents engagés ou des organismes privés de soutien scolaire se trouvant à l’origine de leurs connaissances.
   Albert Camus nous conduit au cœur de l’école, aux microprocessus d’apprentissage. L’histoire de sa vie illustre à quel point ils sont centraux pour les enfants. Le jour de la remise du prix Nobel, il écrit à son ancien précepteur: «Sans vous, sans la main affectueuse que vous avez tendue au pauvre petit enfant que j’étais, sans votre enseignement et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé.» C’est dans cette direction qu’il faut entamer le retour au triangle pédagogique qui s’impose. 

www.carlbossard.ch
Première publication: CH-Media du 12/10/22

(Traduction Horizons et débats)


Carl Bossard est le recteur fondateur de la Haute école pédagogique de Zoug. Auparavant, il a été recteur de l’école secondaire cantonale de Nidwald et directeur de l’école cantonale de Lucerne. Aujourd’hui, il accompagne des écoles et dirige des cours de formation continue. Il s’intéresse aux questions d’histoire de l’école et de politique de l’éducation.

 

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