Le «droit à l’éducation» pour tous et quelques problèmes pratiques

Le débat actuel sur l’intégration scolaire esquive les vrais problèmes

par Dr Eliane Perret, pédagogue curative et psychologue

Passée la dernière journée en classe, nous voilà donc face aux vacances! Pour certains adolescents, cette date a également signalé la fin de leur scolarité obligatoire avant d’emprunter la voie conduisant à la vie professionnelle. Tous ne terminent pas leur scolarité dans la confiance de pouvoir maîtriser ces nouveaux défis. Leur bagage scolaire fait preuve de défaillances, il leur manque trop souvent les bases solides dans plusieurs matières scolaires fondamentales tandis que pour un nombre croissant, leurs compétences socio-émotionnelles ne répondent pas au niveau conforme à leur âge. Cela concerne surtout les enfants et les adolescents classés «enfants à besoins éducatifs spécifiques» qui appartiennent au groupe toujours plus grand d’écoliers se désignant par un comportement inhabituel ou par des résultats scolaires constamment faibles. Aujourd’hui, ils se trouvent généralement «intégrés» dans les classes ordinaires.
    Ces derniers temps, ces enfants et adolescents font souvent l’objet de reportages ou de débats qui aboutissent tous sur la question cruciale si leur placement dans une classe standard, le choix préféré aujourd’hui, est judicieuse. Le problème est généralement abordé dans la perspective du gros de la classe régulière, ce qui fait que les médias insistent sur à la crainte que la présence de ces enfants «difficiles» perturbe, voire rende impossible le progrès continuel du gros de la classe. Ce débat médiatique n’atteint donc pas dans les profondeurs du problème et s’arrête en général sur des aspects purement administratifs allant dans le sens des classes plus petites, de d’avantage de leçons de soutien, des classes prévoyant du «time-out», des assistants supplémentaires etc. Quant aux projets concrets, on propose par exemple des «îlots d’apprentissage», du «time-out» individuel ou la réouverture de classes à effectifs réduits. Mais dans ce débat, rares sont ceux qui se demandent à qui concéder la tâche cruciale de la direction pédagogique de telles classes. Cette question nous pousse à nous demander si la formation actuelle de nos enseignants et pédagogues, axée sur l’enseignement intégratif et individualisé, leur permet de se montrer méthodiquement et didactiquement capables de guider et de diriger une classe de plus en plus exposée à ce genre de problèmes. Tout cela me donne l’impression qu’on s’interroge trop peu sur les causes profondes de la misère de nos écoles devenue omniprésente.

Avoir le courage de corriger la myopie

Une discussion approfondie nécessite donc une réflexion plus pertinente sur les réformes scolaires des 30 années passées. Elle est inévitable lorsqu’il s’agit de définir les besoins de formation appropriés au groupe croissant des enfants pour lesquels l’apprentissage scolaire n’est pas facile ou qui montrent des difficultés à s’intégrer, de manière constructive, dans la classe. Sans qu’on ne le leur demande, au cours des dernières années, la quasi-totalité des écoliers suisses ont fait partie d’un essai scolaire de grande envergure, car le précepte de l’intégration dans la classe ordinaire était et est à l’ordre du jour. «L’éducation pour tous», «la diversité est belle», tels étaient les slogans lancés dans ce débat. On parlait de «participation sociale» faisant les louanges de cette expérience pédagogique en tant que «situation gagnant-gagnant pour tous les participants». Les moyens habituels existants, tels les classes à effectif réduit et les écoles d’enseignement particulier ont été dénigrées. On leur a reproché de pratiquer la discrimination, le refoulement, l’exclusion, voire la stigmatisation des enfants, tout cela sous la tutelle d’une pédagogie qualifiée de «rétrograde». Dans ce débat, les «experts» étaient nombreux à se prononcer avec verve dans cette direction, sans ne jamais avoir connu les réalités des institutions qu’ils vitupéraient. L’argument d’acuité extrême, celui de la «stigmatisation» a été privilégié par des instances qui s’orientaient trop sur des idées reçues et pas assez sur la pratique. Une telle vision étroite confirme cependant les préjugés encombrant la perspective impartiale et objective des évolutions en cours.

La «stigmatisation» – osons interroger l’histoire de la pédagogie curative !

Pour ce qui concerne les enfants handicapés, il faut tout d’abord savoir que, dans le passé comme aujourd’hui,  leur traitement a toujours été influencé, à tout débat de fond, par l’image sous-jacente de l’homme. Cette image fondamentale reflète l’état actuel des connaissances sur l’homme ainsi que les acquis scientifiques qui dominent le débat politique sur les problèmes sociaux majeurs. Aujourd’hui, on entend régulièrement l’argument selon lequel les offres de formation spéciales pour les enfants et les jeunes handicapés conduisent à leur «stigmatisation». Si nous jetons un coup d’œil à l’histoire de la pédagogie curative, nous constatons qu’il s’agissait au contraire d’un projet d’intégration. Jusqu’au débuts du 18e siècle, les enfants pauvres, négligés, sourds ou aveugles étaient exclus du système scolaire. Ensuite, au 18e et surtout au 19e siècle, quelques pionniers se sont occupés de ces enfants, créant les bases du développement ultérieur de la pédagogie curative. Il ne s’agissait pas d’une conséquence innée aux progrès de la pédagogie ou de la médecine, comme on pourrait le supposer, mais des acquis dans la conception de l’homme inspirée de celui du siècle des Lumières et de l’insistance sur le droit à la formation et à l’éducation qui en découle, y compris pour les personnes handicapées qui avaient été quasiment «oubliées» auparavant. C’est ainsi que l’abbé Charles Michel de l’Epée a fondé la première école pour enfants sourds à Paris, en 1760. En 1774, Valentin Haüy a ouvert une école pour les enfants aveugles également à Paris, et André Venel a créé l’école hospitalière d’Orbe en Suisse romande, en 1780. On a également commencé à s’occuper d’enfants et d’adolescents pauvres, négligés ou orphelins qui avaient jusqu’alors mené une existence marginale. Des offres de formation spéciales ont été créées pour eux et pour les enfants souffrant d’un handicap physique. Il est donc historiquement faux d’affirmer que la pédagogie spécialisée a contribué à la stigmatisation, à la mise à l’écart, à la discrimination, à l’étiquetage et à la désintégration de ces enfants et adolescents, car cela relève plutôt de l’état d’esprit de la société dans son ensemble à leur égard. Au contraire, la pédagogie curative a toujours eu pour objectif d’élargir la notion d’éducation et de formation et de concéder à chaque individu son droit fondamentale à être formé et éduqué.

Empathie et connaissances spécialisées

Des personnalités éminentes comme Heinrich Hanselmann (1865–1960) et Paul Moor (1899–1977), entre autres, ont été responsables de la poursuite du développement de la pédagogie curative en Suisse. Lorsqu’en 1931, la première chaire de pédagogie curative d’Europe a été créée à l’université de Zurich, ils se sont succédé en tant que professeurs directeurs des cours. Ils se sont inspirés des fondements de Johann Heinrich Pestalozzi qui concevait la pédagogie curative comme une discipline des sciences humaines fondée sur ses valeurs, qui se distinguait clairement de la médecine pratique, en mettant surtout l’accent sur l’aspect éducatif qui se trouvait, à cette époque, au centre de la mission professionnelle du corps enseignant.1 Dans la formation pratique au séminaire de pédagogie curative, il s’agissait de former avant tout la qualité de l’empathie, associée aux connaissances théoriques spécialisées correspondantes. Quant à la formation des enseignants des écoles ordinaires, la pédagogie curative a également longtemps été intégrée comme matière à part dans les cours de psychologie et de pédagogie. Dès les débuts, il s’agissait donc aussi d’«éduquer les éducateurs», pour reprendre les termes de Paul Moor. Cela permettait à de nombreux enseignants des classes ordinaires d’intégrer réellement les enfants «difficiles», tâche dont le succès dépendait de leur habileté et de leur engagement pédagogiques personnels.

Bureaucratisation croissante

Comme dans de nombreuses autres sciences, les connaissances spécialisées en pédagogie curative se sont approfondies au fil du temps. La formation en pédagogie curative s’est différenciée et des écoles et classes spécialisées ont vu le jour, selon les tâches qui allaient croissantes. La conception personnelle de l’être humain qui perçoit les enfants dans leur histoire familiale ainsi que celle, individuelle, de leurs apprentissages, lui était fondamentale. Aujourd’hui, la formation est conçue comme une filière académique de baccalauréat et de master à la Haute école de pédagogie curative, ce qui signifie que la Suisse s’est écartée de la voie qui a longtemps été la sienne et s’est alignée (non pas à son avantage) sur les directives européennes et internationales.

Un changement de paradigme grave
dans la conception de l’être humain

Ce nouveau concept de formation impliquait la forme, mais également un changement de paradigme décisif dans les fondements du travail en pédagogie curative, fondements devenus amplement inconnus aujourd’hui. Alors qu’auparavant, on s’orientait vers une vision humaniste et sociologique de l’être humain, la pédagogie curative se fonde aujourd’hui sur un concept biologiste, orienté vers les traditions scientifiques anglo-américaines. Depuis lors, les problématiques des enfants sont appréhendées à l’aide de méthodes psychiatriques et font l’objet de diagnostics tels que TDAH, troubles du spectre autistique, dépressions, etc. Un traitement médicamenteux est souvent mis en place, associé à des consignes de comportement pour l’enseignant, qui s’inspirent principalement de la thérapie comportementale de tradition américaine. L’itinéraire individuel d’apprentissage que l’enfant a pris, la genèse de ses difficultés actuelles, est passé au second plan. Les conséquences de ce changement de paradigme sont graves. La vision psychiatrique d’un problème de développement comprend des diagnostics souvent décisifs pour l’avenir d’un enfant et peuvent  réduire son estime de soi. Le diagnostic lui est collé dessus, une fois pour toujours, réduisant souvent considérablement son courage d’apprendre à maîtriser les tâches liées à son développement autant scolaire qu’émotionnel.
    Bien entendu, ce changement de paradigme n’est pas passé sans discordes. Le fait que la pédagogie curative moderne se soit détournée des bases qui se fondent sur des valeurs positives innées à l’être humain pour devenir une science auxiliaire étroitement liée à la psychiatrie de tradition américaine a été particulièrement critiqué. Une telle transformation réductrice de la pédagogie curative était également une épine dans le pied de nombreux savants. Emil E. Kobi (1935–2011), un autre pédagogue curatif suisse éminent, l’a exprimé de la manière suivante: «En fait, dans le domaine pédagogique, on n’a probablement jamais fait autant de recherches tout en obtenant aussi peu de résultats qu’à notre époque, et le rapport entre les efforts et les résultats risque de se déplacer au détriment de ces derniers.»2

Antipsychiatrie et réformes scolaires

Le mouvement antipsychiatrique italien de Franco Basaglia, basé sur une conception marxiste de la société et de l’individu (vivement saluée de la génération des poste-68ards), a également été un catalyseur important de cette évolution. En 1978, une loi prévoyant la fermeture des institutions psychiatriques a été promulguée. Parallèlement, les écoles spéciales ouvertes peu de temps auparavant ont également été fermées et l’intégration des enfants dans les classes ordinaires a été réalisée subrepticement. Pour la Suisse, l’Italie est devenue aussitôt le pays «modèle» d’une intégration radicale. «Il est normal d’être différent» était la doctrine selon laquelle la société devait changer de mentalité, et c’est pourquoi «l’intégration» plutôt que «la séparation» a vite tenu le haut du pavé. L’intégration des «enfants particuliers» obligeait les enseignants à adopter les concepts d’enseignement individualisés en vogue. A l’instar d’autres révolutions sociopolitiques, ce sont donc deux courants sociaux apparemment contradictoires qui ont fait avancer le mouvement d’inclusion. Les stratégies politiques qui y sont liées ont influencé les concepts de la politique de l’éducation au cours des 30 dernières années.

Réinterprétation des conventions
et traités internationaux

Dans le débat actuel sur l’intégration, on fait souvent référence à l’obligation de respecter les conventions internationales et les bases légales nationales. Il convient de noter que les conventions internationales se réfèrent aux conditions de scolarisation dans le monde entier. Il s’agit avant tout de recommandations juridiques pour les pays qui n’avaient jusqu’à présent pas les moyens de soutenir les personnes handicapées, et l’accent est fondamentalement mis sur le droit de tous les enfants à l’éducation scolaire, à l’équité du droit pour tous à son accès. Les conventions citées autorisent pourtant toujours les deux parcours éducatifs, celui intégratif aussi bien que celui séparé. Dans les pays germanophones, on a déduit de ces conventions, notamment de celle sur l’égalité des personnes handicapées de l’ONU, que chaque enfant, quel que soit son handicap, devait être scolarisé dans le cadre d’une classe ordinaire. Otto Speck, professeur émérite de pédagogie spécialisée le plus connu d’Allemagne, a donc pris la parole une nouvelle fois, à l’âge de 95 ans, avertissant que dans le cas allemand, cela a été une mauvaise interprétation dans la traduction du texte original de cette convention ou sa réinterprétation (erronée) qui a constitué la base actuelle de la forme de scolarisation, aujourd’hui exclusivement intégrative ou inclusive en Allemagne. Fait qui donne à réfléchir.

Opportunités de promotion manquées

Chaque enfant n’a qu’une seule période de scolarité qu’il doit pouvoir exploiter pour faire valoir son droit à l’éducation. Une attention particulière doit être portée aux enfants ayant de «besoins particuliers». Si, dans un cas, l’intégration dans une classe ordinaire est correcte, dans l’autre, cela revient à minimiser et à banaliser son problème avec un manque de soutien dans les matières scolaires. L’expérience montre malheureusement que la scolarisation intégrative est souvent interrompue après un certain temps, généralement lors d’un changement de niveau. Après une période plus ou moins longue de promotion manquée et donc d’échec, ces enfants se retrouvent finalement dans une école spécialisée. Souvent, les parents doivent alors constater que leur enfant a perdu la motivation d’affronter le processus d’apprentissage avec la persévérance nécessaire. Ou alors, ils sont effrayés par le fait que l’enfant n’a pas encore appris à s’intégrer de manière constructive dans son groupe de camarades et qu’il continue à se fait remarquer par son agitation, son volume sonore ou par son retrait dans un monde à part. Aujourd’hui, il est tout à fait possible que les parents expliquent ce comportement uniquement par le diagnostic de l’enfant et qu’ils voient peu de possibilités de changement, mais qu’ils s’inquiètent pour ses opportunités d’avenir. Il est plus utile pour un enfant que les parents puissent développer une voie réelle lui permettant de sortir de son attitude découragée et de faire valoir son droit à l’éducation en collaboration avec les enseignants.

La participation sociale ne se réduit
pas à «être présent»

Quelle que soit la position des parents à ce sujet: Un processus d’apprentissage exigeant s’impose. Il est lié à l’effort, à l’exercice, à la persévérance, à des échecs intermédiaires et, en fin de compte, à la réussite par petites étapes. Il convient de considérer avec soin si cela doit se faire dans le cadre de l’intégration dans la classe ordinaire ou dans une classe à effectif réduit. La «participation sociale» exigée ne s’arrête pas à être présent dans la salle de classe, il faut surtout qu’il se sente apprécié de son environnement social et qu’il soit capable d’y participer. C’est pourquoi l’un des objectifs prioritaires de tout enseignement est d’intégrer les enfants dans une ambiance sociale où ils se soutiennent et se respectent mutuellement, ce qui constitue bien entendu un champ d’apprentissage important pour les tâches de développement socio-émotionnel. Mais cela ne devrait-il pas être la base de toute école qui prend au sérieux le droit à l’éducation, valable à tous?

Le débat sur le droit à l’éducation
nécssecite une vision plus ample

Pour sortir de ce débat avec des résultats pratiques, il me semble qu’il faudrait prendre en compte la totalité des sujets abordés ci-dessus. On se trouve face à la question fondamentale de savoir comment le droit à l’éducation, dont jouissent tous les enfants peuplant ce monde déchiré, peut se réaliser. Là aussi, les paroles d’Emil E. Kobi doivent nous orienter: «L’intégration […] ne devra pas se transformer selon une idéologie sans alternative portant atteinte à l’identité personnelle. C’est l’existence des alternatives qui caractérise l’éducation et l’école dans la démocratie, c’est pourquoi elle doit prévoir une multitude d’offres scolaires.»3

1 Les évolutions en Allemagne et en Autriche, reposant sur d’autres bases, ont pris d’autres orientations qui ne seront pas abordées ici.
2 Kobi, E. E. (1984). «Zum Verhältnis von Pädagogik und Heilpädagogik». Dans: Kobi, E. E./Bürli, A./Broch, E. (éd.). Zum Verhältnis von Pädagogik und Heilpädagogik. Referate der 20. Arbeitstagung der Dozenten für Sonderpädagogik in den deutschsprachigen Ländern in Basel. Lucerne: Schweizerische Zentralstelle für Heilpädagogik, p.34
3 Kobi, E. E. (2008). Alternative Integration als integrierte Alternative?, www.bildungsserver.de/onlineressource.html; consulté le 12/07/23

Les livres suivants ont accompagné la rédaction de cette contribution:

Bonfranchi. R./Perret. E. (2021). Heilpädagogik im Dialog. Oberhausen: Athena-wbv

Bonfranchi, R./Dünki, R./Perret, E. (2022). Integration, Separation, Kooperation. Ein heilpädagogischer Blick auf die Bildungschancen für Kinder und Jugendliche mit Behinderungen. Oberhausen: Athena-wbv

Schöler, Jutta (éd.). (1987): «Italienische Verhältnisse» – insbesondere in den Schulen von Florenz. Berlin: Guhl

Speck, Otto. (2019). Dilemma Inklusion. Wie Schule allen Kindern gerecht werden kann. Munich: Ernst Reinhardt Verlag

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