«La condition de la crédibilité de la neutralité est sa fiabilité absolue et son souci constant d’impartialité. Dans ce domaine, la Suisse dispose d’une expérience unique qu’elle peut mettre au service de la paix mondiale». Ainsi avertissait l’historien suisse Wolfgang von Wartburg au début des années 1990.1
Aujourd’hui, alors que certains politiciens et médias ont presque totalement perdu leur boussole suisse, l’avertissement de Wolfgang von Wartburg est d’urgente actualité, y compris pour la Croix-Rouge. Car l’activité indispensable du CICR, dont le siège principal n’est pas établi dans notre pays par hasard, est étroitement liée à la crédibilité de la neutralité suisse. Malgré la grande détresse imposée à de nombreuses populations du monde entier, le CICR a du mal à collecter suffisamment de fonds. Nous en examinons les causes.
Les besoins humanitaires augmentent perpétuellement –
et avec eux les nécessités des interventions du CICR
Le Rapport annuel 2022 du CICR, publié le 29 juin 20232, fournit des informations détaillées sur ce que le CICR a accompli l’année passée dans les différents pays et régions du monde où la guerre et ses dommages ont sévi. Plus de 20000 collaborateurs ont mis leur vie en danger pour des millions de personnes dans les multiples zones de guerre. Toutes leurs activités «s’inscrivent dans le mandat de l’organisation de protéger la vie et la dignité des victimes de la guerre et de promouvoir le respect du droit international humanitaire». (Introduction au rapport annuel)
Les chiffres en disent long. Selon Swissinfo.ch, en 2013, le nombre de victimes nécessitant de l’aide humanitaire de la Croix-Rouge était d’environ 140 millions de personnes dans le monde, tandis que pour l’année 2023, ce chiffre atteindra les 340 millions! Or, entretemps, le budget du CICR a plus que doublé.3
Des voix critiques se sont élevées face aux 2,8 milliards de francs suisses budgétés pour le CICR en 2023, soupçonnant qu’il ait trop étendu ses activités et qu’il pratique de la coopération et du développement, des activités liées à d’autres organisations humanitaires mieux adaptées à ce genre de soutien durable, ceci au détriment de sa mission principale. MmeMirjanaSpoljaric Egger, présidente du CICR, refuse ce point de vue qu’elle trouve trop généralisant et ajoute: «Il n’est pas si évident de définir ce qui relève de notre mission principale et ce qui la dépasse. Prenons par exemple l’approvisionnement en eau: est-il sensé de livrer en Syrie des réservoirs d’eau qui se vident en deux jours? Ce n’est ni durable ni raisonnable. Nous essayons donc de maintenir l’approvisionnement local en eau qui a été détruit pendant les combats.»4 Choix pertinent qui convainct même les non-spécialistes.
Face aux massives pressions de l’extérieur, la direction du CICR a malgré tout réduit son budget à environ 2,45 milliards. Ce qui a entraîné la suppression de 1800 postes et la fermeture de 26 succursales (sur 350) ainsi que la réduction d’autres sites – dont aucun n’est «dispensable» aux personnes en situation d’urgence. Une partie des collaborateurs du CICR a réagi à ces coupures sous forme d’une lettre exprimant leur inquiétude compréhensible – non seulement en raison des licenciements imminents, mais aussi en raison des personnes en détresse auxquelles refuser le soutien nécessaire reste un fait révoltant. Il faut pourtant ajouter que la critique exprimée dans cette même lettre concernant les salaires des cadres n’est pas appropriée. A la différence des cadres supérieurs des grandes sociétés privées, ceux du CICR ne gagnent pas des millions pour leur activité hautement exigeante autant sur le plan professionnel qu’humain.5
Comme l’indique le rapport annuel 2022 du CICR, il n’en reste pas moins que les besoins humanitaires ont continué de croître «à mesure que les conflits armés renforçaient l’instabilité mondiale et accroissaient la fragilité des sociétés et des systèmes sociaux. Les effets simultanés de la crise climatique, de la pandémie Covid-19 et de l’insécurité économique croissante ont rendu la fourniture du secours et d’aide aux personnes se trouvant en situation d’urgence causée par les conflits armés et autres situations de violence encore plus difficile». (Rapport annuel, p. 42) Dans l’interview mentionnée, la présidente du CICR fait état des guerres en Ukraine, dans la Corne de l’Afrique, en Ethiopie et au Soudan, le tremblement de terre dans la zone frontalière entre la Syrie et la Turquie, la situation en Afghanistan qui ne cesse de s’aggraver et les conséquences dévastatrices du changement climatique en Afrique comme ses majeurs défis.
Le CICR – souvent la seule force capable de fournir de l’aide immédiate
Il est très important que le CICR soit présent pour apporter de l’aide immédiate, notamment dans de nombreuses régions où d’autres organisations humanitaires n’ont pas d’accès ou ne cherchent même pas à le faire. Spoljaric Egger l’explique en ces termes: «Malheureusement, même des programmes qui font incontestablement partie de nos tâches principales se trouvent être sous-financés. Et dire qu’en raison de la neutralité et de l’indépendance qui nous sont propres, nous sommes souvent la seule organisation capable à apporter de l’aide. Je me suis rendue dans le nord-est de la Syrie et en Russie. Là, à part nous, personne n’a accès aux prisonniers»6. Quant à l’exemple du conflit syrien, les renseignements à tirer des différentes sources disponibles débouchent donc sur une conclusion univoque. Après le tremblement de terre de début mars, de nombreux Etats et organisations occidentaux sont intervenus en Turquie, mais en Syrie, la situation était dramatiquement différente. De nombreuses institutions arabes étaient sur place, il est vrai, mais outre le CICR, on ne comptait pratiquement aucune organisation occidentale de secours immédiat. En ce qui concerne la guerre en Ukraine, tous ceux qui veulent soutenir les Ukrainiens ont de quoi se réjouir, car de toute évidence, la présidence du CICR, et elle seule, maintient le dialogue avec le gouvernement russe. Sans cela, qui dans ce monde déchiré contrôlera si les prisonniers de guerre ukrainiens en Russie sont traités conformément aux Conventions de Genève? Et, petit rappel au sens de la notion aide «humanitaire» – la même chose doit évidemment s’appliquer aux prisonniers russes en Ukraine.
Le fiancement du CICR
Le CICR est financé «par des contributions volontaires des Etats ayant signé les Conventions de Genève (gouvernements), des Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, des organisations supranationales (comme la Commission européenne) et des sources publiques et privées. Chaque année, le CICR lance un appel pour couvrir ses frais prévus sur le terrain et au siège. Il lancera des appels supplémentaires si les besoins sur le terrain augmentent. Le CICR rend compte de son travail et de ses dépenses dans son rapport annuel».7
Cette année, il est particulièrement difficile de récupérer les sommes nécessaires. Malgré les mesures d’économie, il manquent toujours 400 millions de francs. Lors d’une conférence de presse, le 13 juin à Genève, la présidente du CICR a appelé les Etats à combler ce manque. Des recherches plus précises ont montré ceci:
Les Etats donateurs n’ont pas (comme on aurait pu le penser) fondamentalement économisé sur leurs contributions. Selon le rapport annuel 2022 (p.45), 80,4 % des contributions de l’année dernière provenaient de 80 gouvernements et de la Commission européenne, certaines étaient remarquablement plus élevées qu’en 2021. Les cinq majeurs donateurs (4 Etats) ayant versé les contributions les plus importantes sont les suivantes: les Etats-Unis avec 609 millions de francs (2021: 543,6), l’Allemagne avec 206 millions (2021: 247,5), la Suisse (!) avec 166 millions (2021: 156,5), le Royaume-Uni avec 160 millions (2021: 153,1) et la Commission européenne avec 160 millions (2021: 128,9).
Mais les difficultés liées au financement qui visent le CICR, qui réduit sensiblement ses activités primordiales, se trouvent sur un autre terrain, très inquiétant lui aussi.
L’autonomie financière du CICR de plus en plus restreinte
Pour le CICR, «l’approche neutre, impartiale et indépendante du CICR – telle qu’elle est inscrite dans son mandat – […] exige l’accès à un financement flexible». Cela signifie que les dons doivent pouvoir être utilisés à tout moment là où ils sont le plus nécessaires. Plus les donateurs posent de conditions l’utilisation de leurs contributions, plus le risque est grand que toutes les personnes touchées par la guerre et la violence ne puissent pas être secourues de manière équitable.
Selon le rapport annuel 2022, ces dernières années, les contributions «affectées», c’est-à-dire principalement liées à un Etat donateur (utilisation de l’argent uniquement au profit d’un ou de plusieurs Etats déterminés), ont augmenté de manière «inquiétante», passant d’un taux déjà très élevé de 51 % (2021) à 54 % (2022). Cela est dû «notamment à la situation en Ukraine». «En outre, les contributions affectées étaient souvent assorties selon des ‹plans de route› et d’exigences stricts concernant des rapports spéciaux selon les projets, ce qui augmentait la charge administrative pour le personnel». En Ukraine, par exemple, certains Etats donateurs voulaient financer des opérations uniquement dans certains districts désignés. La part des fonds flexibles non affectés est tombée à seulement 29 % (rapport annuel 2022, p. 46/47)! Avec de telles prescriptions, la Croix-Rouge perd une grande partie de son indépendance d’action.
Selon ses propres informations, le CICR est déjà présent en Ukraine depuis 2014, ses équipes travaillant des deux côtés du front et, outre «de nouveaux bureaux en Moldavie, Hongrie, Pologne et Roumanie», «les possibilités d’intervention opérationnelle de la délégation du CICR en Russie, ouverte en 1992, ont été étendues».8 Les rapports annuels 2021 et 2022 montrent que l’année dernière, le CICR a été contraint de consacrer des sommes disproportionnées à l’Ukraine, ce qui a fait grimper ses seuls besoins financiers de plus de 300 millions de francs. La liste suivante montre les dimensions réelles.
Les plus grandes opérations du CICR en 2021 étaient: 1. Syrie 150,6 millions de francs; 2. Yémen 112,5 millions; 3. Soudan du Sud 107,1 millions; (ensuite Irak, République démocratique du Congo, Afghanistan, Nigeria, Somalie avec des sommes inférieures) – et 9. L’Ukraine: 69 millions.
Les plus grandes opérations du CICR en 2022 étaient: 1. Ukraine 381,6 millions de francs; 2. Afghanistan 190,6 millions; 3. Syrie 179,3 millions; 4. Yémen 128,6 millions.
Il convient de retenir que les équipes du CICR doivent pouvoir procéder selon leurs principes et déployer leur aide et leurs soutiens aux populations en situaiton urgente, conformément au mandat qui leur a été confié par la communauté internationale,. Dans ce contexte, le CICR affirme: «Une nouvelle augmentation des contributions affectées pourrait mettre en péril la capacité du CICR à travailler de manière indépendante et impartiale». La situation est inquiétante, notamment si on considère le fait que toute intervention du CICR est hautement précaire face au risque permanent que des doutes sur sa stricte neutralité soient soulevés, souvent là où cela n’est pas du tout justifié.
Les médias grand public jouent leur rôle, souvent néfaste
Le rapport annuel 2022 du CICR souligne par des termes clairs le rôle de certains médias qui compliquent fortement le travail de la Croix-Rouge en tentant souvent de le discréditer. En clair, «bien que le droit international humanitaire, la mission, le mandat et les principes du CICR restent pertinents, ils sont remis en question par les représentations polarisées dans différents médias, ainsi que par la désinformation qui, elle, est souvent accompagné de discours de haine; les principes de l’aide humanitaire sont ainsi soumis à un examen partisan et à une politisation accrus». A plusieurs occasions, le CICR a été contraint de coupeer court aux «fake news» «en clarifiant le mandat du CICR et son approche humanitaire neutre, impartiale et indépendante».
En outre, les médias grand public ont unilatéralement attiré l’attention des donateurs, réels et potentiels, sur la guerre en Ukraine et quelques autres régions en crise: En corrigeant cette vision unipolaire, «le CICR a également attiré l’attention sur les besoins en Haïti, en Irak, au Yémen et dans d’autres contextes qui ont été moins médiatisés». (Rapport annuel, p.42)
Par leur désinformation, les médias d’obédience mentionnée se rendent complices «d’un environnement financier plus difficile et d’un manque de consensus international sur les questions humanitaires», déplore le rapport annuel. Il est urgent de remettre la préoccupation des fondateurs du CICR et des Etats signataires des Conventions de Genève au premier plan. Cette dernière consiste à fournir du secours humanitaire à toutes les victimes de la guerre et de la violence dans tous les pays et des deux côtés du front.
Des mesures de sécurité coûteuses
Conséquence alarmante de ces évolutions: le CICR ne dispose plus de la sécurité que la croix-rouge au fond blanc a offerte à ses délégués et à leurs équipes pendant la majeure partie de ses 160 ans d’existance. L’ancien délégué Manuel Bessler raconte qu’il en était autrement au début des années 1990: «A l’époque, lorsque nous arrivions sur le terrain, on nous disait toujours: ‹L’emblème de la Croix-Rouge vous protège!› Aujourd’hui, celui-ci s’est transformé en cible – au sens propre du terme. Les véhicules protégés, les formations à la sécurité, les ‹safe rooms› ou les escortes armées, qui sont malheureusement nécessaires aujourd’hui, étaient inconnus autrefois. Tout cela est hautement coûteux.»9
Le CICR s’appuie
sur la tradition humanitaire suisse
Jusqu’en 1993, il fallait avoir le passeport rouge pour devenir délégué du CICR, explique Manuel Bessler qui a commencé son travail en faveur du CICR à cette époque. Aujourd’hui, 9% des délégués sont de nationalité suisse, au siège de Genève, ils sont 30%. 80% des quelque 20000 collaborateurs sont originaires des pays d’intervention respectifs.10
On a l’impression «qu’il ne reste plus grand-chose de cette substance suisse [!]» déclare l’interviewer à la présidente du CICR. Ce à quoi Mme Spoljaric Egger s’oppose vivement: «Je conteste cela. Le caractère authentiquement suisse de notre tâche est tojours présente, puisque le CICR se base sur la tradition humanitaire de la Suisse qui, fait partie de la Genève internationale depuis toujours et qui réclame fondamentalement sa neutralité. En même temps, le CICR est universel. Tous les Etats ont ratifié les Conventions de Genève, ce sont elles qui constituent la base du droit international humanitaire.» [souligne mw] Elle ajoute que le CICR ne pourrait pas avoir l’impact dont il dispose dans ses différentes missions, sans l’expertise et les connaissances locales de son personnel: «On ne peut pas juger le caractère suisse de l’organisation par l’origine de son personnel seul.»11 «La neutralité de la Suisse est la raison pour laquelle nous sommes ancrés à Genève, poursuit Mme Spoljaric Egger, Un lieu qui nous offre l’espace nécessaire pour agir librement et en toute indépendance».•
1 von Wartburg, Wolfgang. Die Neutralität der Schweiz und seine Zukunft (La neutralité de la Suisse et son avenir), 1992 (extrait), p. 2
2https://library.icrc.org/library/docs/DOC/icrc-annual-report-2022-1.pdf (Seulement en anglais, traduction Horzizons et débats)
3 Burkhalter, Dorian. «Das IKRK steckt in einer Finanzkrise – jetzt lanciert es einen Appell». (Le CICR traverse une crise de financement – il lance maintenant un appel) Swissinfo.ch du 13/06/23
4 Gall, Corina et Fumagalli, Antonio. «Das IKRK von 1980 könnte so gar nicht mehr bestehen» (Le CICR de 1980 ne pourrait plus exister ainsi). Interview de la présidente du CICR Mirjana Spoljaric Egger. dans: Neue Zürcher Zeitung du 1/07/23
5 Fumagalli, Antonio. «Hat sich das IKRK verzettelt? Mitarbeiter üben harsche Kritik am Expansionskurs der vergangenen Jahre» (Le CICR s’est-il dispersé? Les collaborateurs critiquent sévèrement le cours d’expansion des dernières années) dans: Neue Zürcher Zeitung du 7/07/23
6 Gall, Corina et Fumagalli, Antonio. «Das IKRK von 1980 könnte so gar nicht mehr bestehen», loc.cit.
7https://www.icrc.org/de/document/aktuelle-informationen-finanzielle-lage-ikrk-update
8https://www.icrc.org/de/humanitaere-krise-ukraine
9 Fumagalli, Antonio. «Das IKRK von 1980 könnte so gar nicht mehr bestehen», loc.cit.
10 Fumagalli, Antonio. «Das IKRK von 1980 könnte so gar nicht mehr bestehen», loc.cit.
11 Gall, Corina et Fumagalli, Antonio «Das IKRK von 1980 könnte so gar nicht mehr bestehen», loc.cit.
Le CICR est «depuis toujours le plus grand bénéficiaire de l’aide humanitaire de la Suisse», vient d’affirmer Mme Spoljaric Egger, présidente.
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