par Patrick Lawrence*
Que faut-il retenir du coup d’Etat qui a vu un groupe d’officiers de haut rang renverser Mohamed Bazoum, le Président pro-occidental du pays, le 26 juillet au Niger? En quatre ans, c’est le sixième putsch de ce type dans la région du Sahel et de ses environs. Faut-il pour autant considérer ces territoires de l’Afrique sub-saharienne comme des pays coupés du monde et ne plus s’en préoccuper? Cette idée est sous-jacente dans une bonne partie de la couverture médiatique, mais dans quelle mesure nos médias cherchent-ils à nous faire mieux comprendre les événements mondiaux et dans quelle mesure s’emploient-ils à nous en faire ignorer les tenants et les aboutissants?
Le coup d’Etat récent –
tout sauf un cas isolé
Si je puis me permettre une suggestion, c’est de ne pas voir dans ce dernier développement un phénomène isolé en Afrique, mais d’en saisir l’importance dans le contexte plus vaste dans lequel il s’est produit, pour ainsi dire à l’échelle planétaire. C’est bien plutôt une manifestation de la cohérence et de l’influence croissantes de tout ce qui n’est pas occidental, dans sa version du 21e siècle, qui est en train d’assaillir l’Occident. Nos médias ne parviennent pas à en parler, ni à l’écrire, ni à le diffuser. Le Niger, d’après ce que j’ai lu, vient de se déclarer partie prenante de ce phénomène historique. Et les grands médias ne supportent pas non plus d’en faire état. Ceux qui ont renversé Bazoum sont dirigés par Abdourahamane Thiani, ancien chef de la Garde présidentielle, et nourrissent manifestement un profond ressentiment à l’égard de la présence postcoloniale des Français. D’après certaines sources – médias, groupes de réflexion – Bazoum était sur le point de limoger Thiani, et les événements de la fin juillet ont été motivés, essentiellement ou principalement, par des rivalités personnelles, des ressentiments, ou les deux à la fois.
Partout, on a évoqué, en bien ou en mal selon le cas, l’animosité des Nigériens à l’égard des Français expatriés parmi eux. On retrouve ces mêmes tendances dans de nombreuses régions de l’Afrique francophone. Le passé est le passé, affirment les Nigériens, les Maliens et bien d’autres: Nous sommes au XXIe siècle, pas au XIXe. Mais le fait historique n’est qu’une partie de la question, et je dirais même que ce n’est pas la partie la plus importante. Nous ne devrions pas faire trop de cas de l’histoire ou de la mémoire dans ce contexte. En effet, ceux qui ont mené le coup d’Etat sont tournés vers l’avenir, et non vers le passé. Et suggérer que le coup d’Etat qui a destitué Bazoum était une simple affaire de politique de palais, quelle qu’elle soit, revient à servir une entrée en guise de plat principal. Non, il faut voir plus large pour saisir la nouvelle réalité qui se dessine au Niger et dans ses environs.
Rattachement au «Nouvel ordre mondial»
Thiani et ses partisans, qui semblent être en nombre dans l’armée et dans les rues de Niamey, la capitale, ont, selon moi, principalement à l’esprit l’Occident tel qu’il est aujourd’hui. S’ils en ont assez des Français, ils sont à ce stade tout à fait clairs sur le fait qu’ils ne veulent pas non plus de ce que les Etats-Unis leur ont offert au cours des deux dernières décennies: une présence militaire empotée et inefficace et une orthodoxie économique néolibérale. Comme au Mali et ailleurs dans la région, le Niger semble maintenant prêt à pencher dans une direction clairement non-occidentale.
En d’autres termes, le coup d’Etat du mois dernier me semble être le signal que le Niger est prêt à se rallier au «nouvel ordre mondial» dont les Chinois parlent de plus en plus publiquement depuis quelques années – depuis que le gouvernement Biden s’est aliéné de Pékin dans les mois qui ont suivi son entrée en fonction en 2021. Cela place le putsch qui a causé la chute de Bazoum dans un contexte plus large, là où je pense qu’il devrait être.
Cela signifie que les Etats-Unis se trouveront désormais en concurrence croissante avec la Chine et la Russie en matière d’influence sur le continent africain. A moins d’un changement de cap majeur – et pour le cas où cela vous aurait échappé, les clans politiques de Washington ne sont pas doués pour changer de cap – il est presque certain que l’Amérique sera la perdante de cette rivalité, si tant est qu’il faille l’appeler ainsi. Les Etats-Unis, et en l’occurrence les Français, sont tout simplement sous-équipés. C’est une question de technologies appropriées: les Américains arrivent en Afrique avec des armes, une assistance militaire et des intérêts géopolitiques; les Chinois et les Russes arrivent avec leurs propres intérêts, certes, mais aussi avec une aide économique, des flux commerciaux et des projets de développement industriel.
Un choix dans leur propre intérêt
Pendant longtemps, les Nigériens n’ont eu d’autre choix que d’accepter certaines formes de néocolonialisme, en guise d’héritage, un genre de legs historique. La marque de notre époque est que ces nations ont désormais des choix viables et qu’elles sont enfin en mesure de les faire dans leur propre intérêt. Alors que je rédigeais ce commentaire, Chas Freeman, un éminent diplomate, a enregistré un webcast dans lequel il affirme que l’Asie occidentale – comme nous devons apprendre à appeler le Moyen-Orient – est destinée à définir son propre avenir maintenant que l’hégémonie américaine appartient au passé. Disons que ce genre de propos est très répandu: les Nigériens viennent d’annoncer qu’à partir de maintenant, l’Afrique est l’affaire des Africains.
Style colonial et postcolonial
Chacune des anciennes puissances impériales avait son style de colonisation bien à elle. Les Belges étaient célèbres pour leur violence et leur impitoyable exploitation, les Britanniques s’appuyaient sur les structures politiques traditionnelles – tribus, chefs, sultanats, etc. – et gouvernaient par le biais de l’«indirect rule», comme on disait alors. Les Français recréèrent la bureaucratie administrative de la métropole, exercèrent un pouvoir direct et, comme chez eux, imposèrent à tout le monde de parler français.
Il en allait de même pour les styles postcoloniaux. Les Français ont semé la pagaille dans nombre de leurs anciennes colonies parce que, par essence, ils n’ont pas encore laissé derrière eux la conscience coloniale. Ce constat devient flagrant si l’on établit un parallèle entre les relations de Paris avec les nations francophones et celles de Londres avec le Commonwealth britannique. Je ne dirais pas que ce dernier est une grande et heureuse famille, mais on n’y voit pas le genre de calamités dont nous avons été témoins récemment dans le Sahel. Les Français manifestent parfois une certaine arrogance dans les relations sociales. Ils dominent toujours les industries extractives et d’autres sphères de l’économie comme si l’indépendance – que le Niger a revendiqué en 1960 – n’avait jamais eu lieu.
Présence militaire:
ni les Français ni les Américains
Le Mali voisin a expulsé le contingent militaire français après les coups d’Etat successifs de 2020 et 2021. Dix jours après le coup d’Etat du 26 juillet, le nouveau gouvernement de Niamey a déclaré qu’il annulait une série d’accords militaires avec Paris régissant la présence militaire française. «Si la France ne modifie pas sa position, ses 1500 soldats présents au Niger vont donc devoir partir», a indiqué la semaine dernière la Brookings Institution, «ce qui réduira considérablement la capacité militaire de l’Occident dans une région du monde où la menace terroriste est de plus en plus forte, meurtrière et évolutive».
Cette situation soulève le problème de la pérennité de la présence du Pentagone au Niger – environ un millier de soldats et une base de drones au nord-est de Niamey, à partir de laquelle le Pentagone surveille les activités terroristes présumées jusqu’en Afrique du Nord et en Afrique de l’Ouest. Je n’ai pas d’informations à ce sujet pour l’instant. J’imagine que les échanges entre Washington et Niamey sont incessants, mais les dirigeants du coup d’Etat nigérien donnent l’impression qu’ils n’apprécient pas plus la présence des troupes américaines sur le sol nigérien que celle des troupes françaises. Certains officiers nigériens seraient favorables à un passage de l’aide militaire russe au détriment de l’aide américaine, et plus particulièrement au profit du Groupe Wagner, qui est déjà opérationnel au Mali.
Depuis des décennies, la négligence et l’échec ont caractérisé la position des Etats-Unis au Niger et dans d’autres pays d’Afrique. Le déséquilibre radical entre l’assistance militaire et sécuritaire, d’une part, et l’investissement et l’aide économique, de l’autre, a fait passer aux Nigériens le pire des messages: les Américains ne s’intéressent pas au Niger ni aux Nigériens; ils ne s’intéressent au Niger qu’en tant que site de compétition stratégique.
Howard French, ancien correspondant du New York Times, l’a fort bien résumé la semaine dernière dans Foreign Policy:
«Depuis des décennies, Washington traîne les pieds en Afrique, changeant de slogans politiques à intervalles réguliers en fonction de la mode, mais s’en tenant essentiellement à deux messages à l’intention des Africains. Le premier est le suivant: ne comptez pas sur nous pour vous aider à dynamiser vos économies avec notre propre carnet de chèques. Nous vous souhaitons bonne chance dans la poursuite de ce que l’on appelle les ‘partenariats public-privé’, qui ne signifient généralement pas grand-chose pour les premiers et pas grand-chose non plus pour les seconds, à moins que les entreprises privées ne soient impliquées dans le pétrole et le gaz.
L’autre thème archi-rebattu est, bien entendu, la démocratie. Les décideurs américains prétendent l’aimer en Afrique, mais ils n’ont jamais fait preuve d’une grande habileté pour trouver comment en assurer la promotion – ni, comme le coup d’Etat du Niger l’a amplement démontré – pour la défendre lorsqu’elle est attaquée.»
Conséquences des campagnes
antiterroristes américaines
Depuis les attentats du 11 septembre 2001 à New York et à Washington, l’aide américaine au Niger s’est concentrée presque exclusivement sur les opérations antiterroristes – d’abord les siennes propres et, par le biais de la formation et du conseil, celles de l’armée nigérienne, mais pour la même cause.
Le Pentagone a l’habitude de présenter le Niger comme un précieux avant-poste dans le cadre de ses campagnes mondiales de lutte contre le terrorisme, en envoyant armes, conseillers, formateurs ainsi que des aides budgétaires à hauteur de 500 millions de dollars au cours de la dernière décennie. En fait, au moins cinq des auteurs du coup d’Etat nigérien ont été formés et conseillés par l’armée américaine. Comme cela le laisse supposer, le bilan de ces opérations est lourd de retombées inattendues.
Nick Turse, grand connaisseur de l’Afrique, a expliqué tout cela en détail lors d’une interview accordée la semaine dernière à Intercepted. En 2002–2003, le département d’Etat a recensé neuf attentats terroristes dans l’ensemble du Sahel, soit moins de 1% du total mondial. Mais depuis, les chiffres ont quasiment progressé chaque année. L’année dernière, le Niger et ses voisins, le Mali et le Burkina Faso, ont subi 27000 attaques de ce type. Plus de 40% des victimes du terrorisme dans le monde se trouvent aujourd’hui au Sahel.
La question évidente est le pourquoi de tout cela. La réponse tient aux divisions ethniques, sociales, religieuses et claniques du Niger, qui n’intéressent pas le moindre du monde les Américains parce qu’ils ne s’intéressent pas le moindre du monde aux Nigériens. Au cours des deux dernières décennies, les minorités ethniques et islamiques ont constitué un terrain fertile pour le recrutement de groupements terroristes de type Al-Qaïda, précisément parce que ces minorités étaient marginalisées. Les groupes sociaux, ethniques et religieux les plus favorisés, qui dominent le gouvernement et l’armée, ont par conséquent eu tendance à traiter tous ceux qui appartenaient à ces minorités comme des terroristes. Les conseillers américains, inattentifs à ces divisions et à ces animosités, ont efficacement formé l’armée nigérienne à mener des opérations antiterroristes sans aucun discernement.
On peut en mesurer les effets dans les statistiques qui viennent d’être citées. Peu importe la Brookings et son explication simpliste de la présence du Pentagone: les opérations de ce dernier se sont retournées contre lui et la démocratie nigérienne s’est grandement détériorée.
Ouverture au «Nouvel ordre mondial»
A Niamey, on a vu des drapeaux russes flottant au-dessus des manifestants exprimant leur soutien à la destitution de Bazoum, et certains officiers nigériens seraient favorables à une transition de l’aide militaire américaine à l’aide militaire russe, et plus particulièrement au groupe Wagner, déjà opérationnel au Mali. Il convient de suivre ces événements, mais je les considère plutôt comme des gestes symboliques dans le contexte élargi évoqué plus haut. Ils témoignent de la lassitude des Nigériens à l’égard de l’ordre actuel – largement détesté – basé sur les règles de Washington et de leur réceptivité au nouvel ordre mondial promu par la Chine et la Russie comme une alternative pour le XXIe siècle.
Je suis presque tenté de dire que nous pourrions assister à une nouvelle ruée vers l’Afrique, mais je ne le ferai pas. Il n’y aura pas de conférence de Berlin, celle qui, en 1884, a lancé la première offensive et fixé les règles de l’exploitation (et de la colonisation) du continent par les Européens. Les Etats-Unis, leurs alliés, la Russie et la Chine rivaliseront de la même manière cette fois-ci pour obtenir le Saint-Graal de la politique internationale de ce siècle, à savoir l’influence géopolitique et les ressources, mais pour les deux nations non-occidentales ici présentes, il ne s’agit pas d’exploitation. Il s’agit de mettre un terme décisif à une ère d’exploitation.
La Chine est bien engagée dans ses programmes de commerce, d’investissement et de développement à travers l’Afrique. Sa réaction au coup d’Etat de Niamey a été strictement non interventionniste, ce qui correspond précisément à la position que Tchiani et ses collègues souhaitent voir adopter par les puissances extérieures. Pékin s’est contenté de dire qu’il espérait un règlement négocié de l’impasse politique dans laquelle se trouve le pays. Quant à la Russie, comme par hasard, elle a tenu son deuxième sommet des dirigeants africains à Saint-Pétersbourg les deux jours qui ont suivi le coup d’Etat. Une fois encore, l’accent a été mis sur le commerce, les flux d’investissement et la coopération industrielle. «Au cours des discussions, les participants ont déclaré leur engagement à construire ensemble une nouvelle structure multipolaire plus équitable de l’ordre mondial, fondée sur l’égalité souveraine des Etats et sur une coopération mutuellement bénéfique.»
Bazoum: moderniste et pro-occidental
Et là, brusquement, j’ai un blanc : je ne vois pas comment les Etats-Unis auraient été en mesure de répondre efficacement à ces nouveaux arrivants installés au pouvoir au Niger ou ailleurs en Afrique. Il est facile de comprendre la destitution de Bazoum dans ce contexte. Compte tenu de la manière dont il a été traité lors de son assignation à résidence, on peut supposer qu’il n’est pas considéré comme un ennemi grave: ce n’est tout simplement pas un acteur du changement. Bazoum est un modernisateur et un occidentaliste convaincu qui a forgé divers partenariats avec les Etats-Unis et les Européens. Il est le premier président arabe du Niger et un Arabe Ouled Slimane – une minorité au sein d’une minorité et d’un groupe traditionnellement favorable à la présence française. Si Bazoum n’a pas fait du Niger un Etat client de l’Occident depuis son entrée en fonction il y a deux ans, il a certainement progressé dans cette direction. Je considère que ses politiques économiques – auxquelles les putschistes s’opposent – sont proches d’un néolibéralisme pur et dur.
Détermination
Blinken, le secrétaire d’Etat, et d’autres responsables de l’administration Biden ont vigoureusement plaidé la cause de Bazoum, menaçant de couper toute forme d’aide au pays s’il n’était pas rétabli dans ses fonctions.
Preuve de l’importance que Washington attache à la réhabilitation de Bazoum, Victoria Nuland s’est rendue à Niamey en début de semaine pour s’entretenir pendant plusieurs heures avec certains responsables militaires nigériens, bien que Thiani et d’autres responsables du coup d’Etat aient refusé de la voir. La numéro 2 par intérim du département d’Etat n’a obtenu aucun résultat, même si elle a rappelé que l’ensemble de l’aide américaine au Niger était en jeu.
«Nous ne voulons pas de votre argent», a tweeté le nouveau gouvernement. «Utilisez-le pour financer un programme minceur pour Victoria Nuland». Je cite cette grossière riposte publique pour ce qu’elle sous-entend: la détermination des nouveaux dirigeants à rejeter la domination occidentale du passé du Niger.
Je me souviens d’une situation similaire, lorsqu’en 1964, Sukarno, lassé des contraintes imposées par les Etats-Unis à l’Indonésie en contrepartie de leur aide, déclara dans un discours national: «Allez au diable avec vos aides étrangères!» Sukarno était au poste de commande politique, et la souveraineté, l’indépendance et la dignité étaient ses valeurs les plus importantes. Le sentiment qui s’est manifesté à Niamey cette semaine me semble faire écho à celui de Sukarno et refléter les mêmes priorités. Abdourahamane Thiani et ses collègues portent des uniformes, mais ils semblent penser que la politique militaire de Washington à l’égard du Niger est une technologie erronée. Aujourd’hui, c’est le Niger pour les Nigériens. •
Source: Scheerpost.com et thefloutist.substack.com du 14/08/2023
(Traduction Horizons et débats)
* Patrick Lawrence, longtemps correspondant à l’étranger, notamment pour l’«International Herald Tribune», est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier. Titre de son avant-dernier livre «Time No Longer: Americans After the American Century», Yale 2013. En juillet, son nouveau livre «The Journalists and Their Shadows» est paru chez Clarity Press. Sur Twitter, on le trouvait sur @thefloutis, jusqu’ à ce qu’il se soit vu censurer sans explication. Son site web: patricklawrence.us. Soutenez son travail via patreon.com/thefloutist.
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