UNESCO: «L’écran ne remplace pas l’enseignant»

Réflexions à l’occasion du Rapport 2023 sur l’Education au niveau mondial

par Eliane Perret, psychologue et enseignante curative

La nouvelle année scolaire a commencé. Parmi nos écoles se trouvent plusieurs ayant été équipées, pendant les vacances, de nombreux nouveaux appareils technologiques de haute gamme. Des communautés scolaires suisses sont fières d’annoncer que leurs élèves disposent désormais de tablettes. Les crédits nécessaires ont été généreusement alloués, car il s’agit de l’avenir de nos enfants qu’il faut familiariser avec un monde marqué par la numérisation. Nos médias retentissent de positions prises martelant que, lors de la pandémie du Covid-19, l’enseignement à distance aurait clairement montré l’efficacité des solutions technologiques dans l’enseignement qui devaient être considérées comme des manifestations incontournables de progrès. De plus, l’enseignement à distance aurait enfin brisé la méfiance et la technophobie de nombreux enseignants. Il semble que l’on a profité un peu partout de l’air du temps permettant d’obtenir plus aisément l’aval des financements nécessaires à l’installation d’appareils numériques, et ce à tous les niveaux scolaires.
    Tout cela n’empêche pourtant pas que ces voix euphoriques soient accueillies, ça et là avec scepticisme. Et de cause. En réponse aux louanges de la technologie effrénée, de plus en plus de voix critiques s’élèvent, se demandant à qui sert cette évolution de l’école et si elle améliore réellement les chances d’accès à une bonne formation à nos enfants.

Un outil, et qui en donne les conditions?

L’Unesco, concernée par cette question à dimension globale, vient de publier son «Rapport 2023» exhaustif sur l’éducation, intitulé «Technology in Education – on whose terms?1 (La technologie dans l’éducation – un outil aux conditions de qui?). L’Unesco joue un rôle clé dans les politiques éducatives de ses pays membres, en coordonnant et en contrôlant la manière dont ils mettent en œuvre les objectifs convenus. L’objectif visé, commenté amplement de son Agenda Education 2030, se résume ainsi: «Assurer une éducation équitable, inclusive et de qualité, et des possibilités d’apprentissage tout au long de la vie à tous»2

«Aucun écran ne remplacera jamais
l’approche humaine émanant d’un enseignant»

Dans sa préface, Audrey Azoulay, directrice générale de l’Unesco, aborde trois promesses largement répandues par ceux qui poussent la promotion de la technologie de haute gamme dans des écoles. La haute représentante du domaine scolaire au niveau mondial souligne le fait que ces promesses risquent souvent de créer de faux espoirs.3
    Selon elle, la première de ses promesse est celle «de l’apprentissage personnalisé». Elle ajoute que «très souvent, cette grande espérance nous fait oublier la dimension sociale et humaine fondamentale qui constitue l’essence de l’éducation. Aucun écran ne remplacera jamais l’approche humaine qui émane d’un enseignant [no screen can ever replace the humanity of a teacher].» Il est judicieux de répéter cette évidence, réaffirmée par la présidente de l’Unesco: aucun écran ne remplacera jamais l’approche humaine qui émane d’un enseignant. . Comme le souligne le rapport de l’Unesco «Futures of Education» (Avenir de l’éducation), publié en 2021, la relation entre les enseignants et la technologie «doit être complémentaire, elle n’est interchangeable».
    En d’autres termes, Azoulay souligne l’importance indispensable de la personnalité de l’enseignant et de la relation dans le processus d’apprentissage et rappelle le bon emploi des appareils numériques, c’est-à-dire celui d’outil supplémentaire permettant d’élargir (mais non pas remplacer) l’enseignement sur le plan didactique et méthodologique.

La preuve de l’acquis réel
du numérique fait toujours défaut

La deuxième attente erronée dont fait état la présidente Unicef réside dans la promesse selon laquelle la technologie numérique faciliterait l’accès à l’éducation. Ce n’est pas le cas, car «[…] il existe en réalité une sorte de ‹fossé numérique› qui accroît les inégalités existantes en matière d’éducation. Pendant la pandémie, près d’un tiers des élèves n’avaient pas d’accès effectif à l’enseignement à distance – ce qui ne surprend personne étant donné que seules 40% des écoles primaires dans le monde disposent actuellement d’un accès Internet. Même si l’accès était généralisé, il resterait à démontrer que, d’un point de vue pédagogique, la technologie numérique apporte un réel avantage dans l’apprentissage, en particulier à une époque où nous sommes tous conscients des risques liés au travail excessif sur écran.»

Intérêts commerciaux et privés en hausse, protection de données en défaillance

«Le dernier faux paradoxe n’est pas le moindre», continue Azoulay. Il réside dans le fait «que malgré les efforts d’élever la formation dans le rang d’un bien commun mondial, le rôle des intérêts privés et commerciaux continue à augmenter, avec toutes les confusions que cela amène: jusqu’à présent, un seul pays sur sept est capable de garantir une protection juridique suffisante concernant les dates de formation».
    Dans ce contexte, le rapport sur la formation présente deux recommandations de valeur principale en guise de boussole pour développer des stratégies de la formation adaptées aux divers pays: (1) le bien des élèves doit avoir la priorité avant tout autre considération, surtout commerciales, et (2) il faut veiller à ce que la technologie de la formation soit considérée comme moyen et non comme but.   

Les décideurs:
face à la pression de faire le bon choix

Pour cette raison, l’Unesco demande aux gouvernements concernés de clarifier si leur engagement pour la technologie de la formation est approprié aux contextes nationaux et locaux. Il faut, par exemple, exclure les risques que la digitalisation favorise une fois de plus ceux déjà privilégiés, au détriment des autres, ce qui créerait un écart qui renforcerait les inégalités d’apprentissage existantes. L’Unesco met en garde les gouvernements de ne pas se laisser éconduire par l’offre écrasante de produits et d’institutions dans le domaine de la technologie formative sans examen préalable sérieux par rapport aux coûts et aux avantages réels. (Les statistiques montrent que seuls 25% des coûts sont consommés par l’investissement primaire tandis que les 75% qui restent représentent les frais consécutives, par exemple pour le support technique, généralement sous-estimé par les planificateurs). Avant d’investir, les pays concernés doivent également vérifier si la technologie digitale apporte durablement les résultats visés et si leur besoin n’est pas surtout guidés par des réflexions économiques étroites et des intérêts particuliers.4

Les reconnaissances objectives
du domaine sont rares

Ces affirmations de base résultent d’un compte-rendu élaboré, riche en facettes et très différencié, qui expose l’état actuel des recherches et des expériences. Les avantages et les désavantages de la digitalisation dans le domaine de la formation y sont abordés, le pour autant que le contre. On lance un appel urgent aux écoles de fixer des règles valables pour tous. Il leur incombe de définir, de façon claire, quels seront les rôles des nouvelles technologies pour l’apprentissage et comment en tirer profit de façon responsable. Ceci tout en tenant compte du fait que, comme dit le rapport, les résultats impartiaux sur les effets de la technologie de la formation sont rares et qu’une grande partie des recherches est imprégnée des concepts répandus par les groupes intéressés à vendre leurs produits.

Il est important de développer
une conscience critique

Les élèves doivent être capables de s’occuper et de comprendre les chances et les risques liés à ces technologies ainsi que de développer une conscience critique pour s’en servir de manière sensée. Si ce pas réussit, ces connaissances leur permettront d’avoir un regard plus large sur les transformations en cours dans le monde ainsi que sur les défis qui y sont liés. Le rapport ne préconise guère la dénégation des technologies informatiques dans les institutions de formation. Il présente cependant un avertissement sévère face aux modèles souvent purement commerciales des fournisseurs actuels. Ce qui n’empêche pas d’ encourager tout de même les écoles et leurs dirigeants, comme le dit Ralf Lankau, professeur pour la présentation et théorie de médias à la Haute Ecole d’Offenburg, à «orienter l’utilisation de la technologie informatique et de l’intelligence artificielle vers les besoins et l’avantage des jeunes apprentis au lieu de s’empresser de servir ceux du commerce IT et de quelques chaînes de médias».5

Crapauds observés à partir du canapé

Ce que thématise le rapport sur la formation de l’Unesco a déjà été pris en compte dans quelques pays lors de l’établissement et de l’exploitation de programmes de formation. La Suède, par exemple, vient de soumettre sa proposition d’une stratégie nationale de digitalisation pour le système scolaire de 2023-2027 à l’évaluation du Karolinska Institut, une des plus grandes et des plus renommées universités de médecine d’Europe. L’expertise du groupe de scientifiques, appartenant à de diverses unités de recherche, a contribué au fait que le gouvernement suédois revienne sur sa décision d’équiper les écoles préscolaires et primaires d’appareils digitales. Sur la page Internet du Parti libéral suédois on trouve la justification de cette mesure en ces termes: «La Suède se trouve dans une crise scolaire, les essais et projets pilotes concernant la formation dans le domaine préscolaire s’avèrent être allés trop loin; c’est là qu’auraient dû être formées les bases pour la scolarisation. Les enfants dans le préscolaire ont ‹consommé› le comportement des crapauds commodément installés sur leur canapé au lieu de les observer dans l’étang.»
    Il ajoute: «Il est clair que les écrans comportent toute une série de désavantages pour les petits enfants. Ils les gênent dans leur apprentissage et leur développement linguistique. Trop de temps devant l’écran peut causer des difficultés de concentration et empêche l’activité corporelle. Il est établi que l’interaction humaine est décisive pour tout apprentissage dans les premières années de la vie. Les écrans ne sont donc pas adaptés au préscolaire», dit la Ministre de l’éducation, Mme Lotta Edholm.6

D’autres pays nous devancent

La Suède n’est pas isolée. Dans le domaine de la formation, d’autres pays ont également réfléchi et révisé leurs directives. Un High School australien à Sydney a introduit des règles plus strictes pour l’emploi des téléphones mobiles. Pendant la journée, les élèves doivent ranger leur téléphone mobile dans un étui qui reste automatiquement clos, toute tentative de l’ouvrir risquant de casser la serrure. Le plus important: cette décision ferme a été soutenue par les enseignants ainsi que par la plupart des parents.
    Deux mois plus tard, le directeur de l’école a communiqué que depuis l’introduction de cette mesure, on comptait une forte diminution (90%) de problèmes de comportement ainsi qu’une augmentation considérable d’activités corporelles et de contacts verbaux entre les élèves.  Il est clair que les portables dans la salle de classe portent un sérieux préjudice à l’apprentissage et à la concentration des enfants et représente une influence négative pour la santé psychique et le bien-être des élèves.7
    Cette école a fait ce qui est devenu habituel dans diverses autres écoles et pays.  En 2015 déjà, une interdiction d’usage des portables pendant les cours a été introduite en France. En 2018, cette dernière a été élargie à d’autres appareils permettant l’accès à l’Internet, comme les tablettes et les horloges numériques, cette mesure étant valable dans toutes les localités et activités scolaires des écoles, intérieures et extérieures. Début 2021, en Chine, le Ministre de la formation a restreint le temps réservé à l’usage de ces appareils digitaux à 30 % du temps total de l’enseignement. Dès 2024, les Pays Bas se joindront aux pays qui instaurent le bannissement total concernant l’usage des appareils numériques privés dans les écoles. Dans la perspective mondiale, un pays sur quatre a fait le choix d’interdire l’utilisation des appareils électroniques privés dans ses écoles, ceci dans l’intérêt des enfants et des adolescents, en vue d’améliorer leurs capacités à se reconcentrer sur l’enseignement et de promouvoir la communication entre eux.

Le débat public, honnête
et sincère, reste incontournable

Ces choix sont susceptibles de déclencher une impulsion plus décisive de suivre les évolutions en cours et de se débarrasser d’actuelles erreurs dans les rangs de nos décideurs en formation ainsi que chez les parents et enseignants. La politique de l’enseignement n’a pas besoin de nouveaux essais et d’expérimentations de formation, il lui faut un retour d’urgence à un débat ouvert et honnête.  Ce débat doit se baser sur des résultats scientifiques sérieux et indépendants, exploiter les acquis réels en technologie, dans un esprit ouvert, et se réorienter sur les besoins des enfants. Se montrer être à la hauteur de cette tâche inévitable, c’est là le palmares qui donnera le droit aux dirigeants et aux autorités d’être fiers d’eux, alors de cause.

1 Global Education Monitoring Report 2023. Technology in Education – a tool on whose terms? (Les technologies dans l’éducation. Qui est aux commandes?) Paris, Unesco https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000385723  (rapport exhaustif comprenant 418 pages, en anglais). une version française du résumé y est téléchargeable sur https://www.unesco.org/gemreport/fr (pour ce texte consulté le 10/08/2023, version anglaise).
2 V. id., Agenda Education 2030, Déclaration d’Incheonet et Cadre d’action pour la mise en oeuvre de l’objectif de développement durable, objectif 4.
3 loc. cit, Préface, page vii.
4 loc. cit.  Résumé (anglais), p. 25
5 Lankau, Ralf. Unesco-Bericht fordert mehr Bildungsgerechtigkeit.www.diagnosefunk.org > download.phpfield=filename&id=1658&class=NewsDownload, consulté le 13/08/2023
6 V. Parti libéral suédois. Dags för skärmfri förskola; https://www.liberalerna.se/nyheter/dags-for-skarmfri-forskolahttps;  consulté le12/08/2023
7 cf. A Sydney high school banned mobile phones. It had dramatic results. In: Sydney Morning Herald du 07/08/2022; https://www.smh.com.au/national/nsw/a-sydney-highschoolbanned-mobile-phones-it-had-dramatic-results-20220803p5b6zf.html#Echobox=1659829516;  consulté le 12/08/2023

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