Je voudrais tout d’abord vous remercier chaleureusement de m’avoir invité et commencer par quelques mots au sujet – qui me semble particulièrement important - de la neutralité. J’ai été déçu d’apprendre que la Suisse s’apprêtait à livrer des armes à l’Ukraine. Lorsque le chancelier Scholz s’est rendu au Brésil et a adressé une demande similaire au président Lula, celui-ci a déclaré très clairement devant la presse: «C’est non, c’est exclu, pas nous!» J’ai vraiment été déçu que la Suisse ne réponde pas avec la même fermeté. Mais j’ai compris, lors de nos débats, que les Suisses vont se battre pour la neutralité!
Le lithium, un produit majeur
des exportations boliviennes
Parlons maintenant de la Bolivie. Heureusement, notre gouvernement ne se contente pas de respecter la Constitution, il s’engage significativement en faveur des intérêts de tous. Pour illustrer mon propos, j’aimerais vous parler de la façon dont l’Etat gère l’exploitation du lithium. Cette matière première primordiale pour l’industrie est un produit majeur des exportations boliviennes. Je n’aborderai pas ici l’importance technique du lithium, je suppose que tout le monde sait que le lithium est indispensable à la fabrication de batteries et que celles-ci sont essentielles à l’électromobilité tout court, notamment en ce qui concerne les voitures électriques. Les informations que je vais vous livrer proviennent en grande partie de la presse et du travail collectif de l’association Ayni für Ressourcengerechtigkeit e.V., que nous avons créée à Leipzig en 2012 (www.ayni-ev.de).
La Bolivie possède les plus grandes
réserves de lithium au monde
La Bolivie détient l’un des plus grands gisements de lithium du monde. Jusqu’à tout récemment, son patrimoine était estimé à 21 millions de tonnes, mais dernièrement on a appris qu’il s’agissait même de 23 millions de tonnes. La Bolivie compte plus de 20 lacs salés, dont seuls trois ou quatre sont inclus dans ce chiffre de 23 millions de tonnes, ce qui signifie que les ressources sont encore nettement plus importantes. L’Argentine dispose de 19 millions de tonnes, le Chili de 10 millions de tonnes et le Mexique de 2 millions de tonnes des ressources mondiales en lithium. Actuellement, le plus grand producteur de lithium est l’Australie, suivie du Chili, de la Chine, de l’Argentine et du Brésil. En 2022, l’Australie a produit 61000 tonnes.
La Bolivie, l’Argentine et le Chili sont les trois principaux producteurs de lithium en Amérique latine. Dans ce que l’on appelle le triangle du lithium, qui relie ces pays, se trouvent environ 62% des réserves mondiales. Ajoutons en passant que ces pays, et donc aussi le triangle où le lithium est aujourd’hui exploité pour les pays du Nord ou de l’Extrême-Orient, faisaient partie, avant la colonisation, du Tawantinsuyu (empire inca), qui a été divisé lors de la colonisation.
Deux modèles d’extraction du lithium
Il existe deux modèles d’exploitation du lithium: le modèle étatique et le modèle privé. Le modèle privé néolibéral, nous le connaissons déjà suffisamment. Le modèle étatique peut se présenter soit sous forme de coentreprise, alliant parts étatiques et privées, soit sous forme 100 % étatique. Le modèle bolivien est 100 % étatique et repose sur deux principes de base: d’abord le lithium lui-même est inscrit dans la Constitution en tant que matière première stratégique; ensuite, il s’inscrit également dans le cadre des lois minières (qui prévoient des coentreprises pour l’industrialisation du lithium avec une participation majoritaire de l’Etat). Ces deux choix fondamentaux ont été pris sous le gouvernement indigène d’Evo Morales.
Coopération avec
des entreprises chinoises et russes
Pour les pays du Nord, c’est-à-dire pour les acheteurs, le lithium est considéré comme une matière première «critique», également désigné comme tel. Mais pour nous, en Amérique latine et en Bolivie, c’est une matière première de valeur stratégique. Et comme la Constitution le stipule, c’est au seul Etat de l’exploiter ou de donner l’autorisation d’extraire la matière première, tout en garantissant que cette exploitation se fasse au profit de l’Etat bolivien. Néanmoins, la Bolivie a établi des relations commerciales avec des groupes internationaux, notamment avec l’entreprise chinoise CATL. Cette entreprise est également en train de construire une usine de batteries en Hongrie, et exploite déjà une usine de batteries en Allemagne, plus précisément en Thuringe. Le lithium bolivien est donc certainement exporté vers l’Europe, en conséquence les Européens ne peuvent pas dire qu’il ne va qu’en Chine!
Une deuxième entreprise est le groupe russe Uranium One Group, qui a obtenu cette année le contrat d’exploitation de lithium en collaboration avec l’entreprise publique bolivienne YLB (Yacimientos de Litio Bolivianos). L’annonce en a été faite fin juin 2023. Malgré toutes les pressions exercées par les Etats-Unis et la presse internationale, le gouvernement bolivien s’est imposé et a déclaré qu’il attribuait le marché à celui qui se conformait à ses idées; la Russie ayant fait une offre acceptable, c’est elle qui avait été choisie. Et je suis très heureux de l’annoncer ici, la nouvelle m’a fait très plaisir! La troisième entreprise est encore chinoise, Citic Guaon/Crig. Ces trois entreprises ont obtenu un contrat de coopération pour l’exploitation du lithium. On peut cependant se poser la question de savoir pourquoi la Bolivie avait agi ainsi, malgré l’article de la Constitution? Parce que la Bolivie a besoin du marché du lithium, parce que la Bolivie a besoin du savoir-faire pour l’extraction du lithium et parce que la Bolivie a également besoin du savoir-faire pour la chaîne de production à mettre en place.
La première particularité du modèle bolivien est qu’il est contrôlé à 100% par l’Etat, comme l’a également souligné le vice-ministre bolivien. Les groupes internationaux sont des entreprises de services qui ont le droit d’être des clients privilégiés pour l’achat de lithium. Je veux insister sur ce point, car on s’interroge souvent sur le bénéfice de la coopération pour les groupes internationaux, si le lithium appartient à 100% à l’Etat bolivien. Ces groupes ont un droit de préemption sur le lithium, ce qui leur donne le premier accès à cette matière première «critique» dans un pays où les ressources sont importantes. Ils s’assurent ainsi de leurs chaînes d’approvisionnement.
Pour l’instant, il existe des accords, mais pas encore de contrats avec les groupes exploitants. Un long chemin reste à faire jusqu’à leur élaboration juridique.
La deuxième particularité de ce modèle réside dans le fait que les groupes internationaux vont également investir dans la chaîne de production. Ils ne se contentent donc pas de participer à l’exploitation du lithium en faisant l’acquisition du matériau, mais ils s’engagent également à investir dans sa chaîne de production.
Faible consommation d’eau grâce
à l’extraction directe du lithium
Troisièmement, les groupes internationaux ne sont pas seulement ouverts au transferts de technologie, ils doivent aussi les appliquer, par exemple avec la technologie d’exploitation directe du lithium (DLE). Selon la technologie employée, l’extraction du minerai entrainera une grande différence dans la consommation d’eau. Dans le cas de l’utilisation de bassins d’évaporation, l’évaporation est de 200 m³ (200000 litres) de saumure par tonne de LCE (équivalent carbonate de lithium). Avec la méthode DLE, la consommation nette d’eau n’est que de 2 m³ (2000 litres) par tonne de LCE, soit 100 fois moins (https://ctlithium.com/de/about/direct-lithium-extraction/).
En Allemagne, cette technologie est bien connue. Dans le fossé du Rhin supérieur, dans le sud-ouest de l’Allemagne, il y aurait un énorme gisement de lithium profondément enfoui sous des poches d’eau thermale. Cette eau chaude sert en même temps à alimenter des réseaux de chauffage urbain. L’entreprise australienne Vulcan Energie est impliquée dans ces projets. Grâce à une installation d’optimisation de l’extraction du lithium, on sépare ce dernier de l’eau chaude, qui est ensuite réinjectée dans le sous-sol. Le chlorure de lithium ainsi produit est ensuite traité dans une installation d’optimisation de l’électrolyse du lithium, pour obtenir finalement l’hydroxyde de lithium. Une technologie similaire est utilisée par les groupes internationaux déjà évoqués dans les lacs salés de Bolivie, avec bien sûr des résultats différents. La Bolivie dispose d’une équipe de recherche et travaille sur ses propres brevets, y compris pour la technologie DLE.
Entre-temps, les scientifiques boliviens ont élaboré leurs propres brevets pour l’extraction du carbonate de lithium, ce qui est excellent.
Cette technologie doit permettre à CATL l’extraction de 25000 tonnes de lithium à partir du lac salé d’Uyuni, et de 25000 tonnes également dans le lac salé de Coipasa. Citic Guaon/Crig utilisera également cette technologie dans la partie nord du lac salé d’Uyuni, et devrait également y extraire 25000 tonnes. Enfin, la Russie va elle aussi utiliser cette technologie pour extraire 25000 tonnes du lac salé de Pastos Grandes. Au total, il est prévu de fournir 100000 tonnes d’ici 2025.
Dès 2009 la Bolivie avait mis en route son projet lithium. Elle est maintenant passée d’une installation pilote à sa propre installation industrielle, qui devrait produire 15000 tonnes par an. On en est pas encore là pour l’instant, mais c’est l’objectif.
En ce qui concerne la chaîne de production, les pays industrialisés et les groupes industriels actifs dans le lithium réalisent on le sait, leurs plus grands bénéfices dans la production des cathodes, des cellules et des batteries. L’économiste en chef de Repsol, Antonio Medina, estime que le coût des matériaux représente 90% de la valeur totale d’une batterie, dont les cathodes et les anodes représentent 75%. Les groupes internationaux se sont désormais engagés à investir également en Bolivie dans ces domaines. C’est une bonne nouvelle pour la Bolivie et pour l’Amérique latine. Récemment, on a pu lire dans la presse que les Chinois voulaient seulement exploiter le lithium à leurs propres fins, comme les Européens et les Nord-Américains. C’est tout simplement un mensonge, les Boliviens ont dans ce cas précis insisté sur le fait qu’ils devaient eux-mêmes en tirer des profits. Ce sont des nouvelles qui laissent entrevoir le début de la fin des pratiques brutales du colonialisme et du néocolonialisme.
Exploitation du lithium
en Argentine et au Chili
Comparons maintenant avec le modèle étatique des autres pays, le Chili et l’Argentine. Au Chili, il existe actuellement deux grandes entreprises privées: Abermale, des Etats-Unis, et SQM (Sociedad Química y Minera de Chile S.A.), du Chili. Cette dernière est composée de deux entreprises, l’une chilienne, l’autre chinoise. L’entrepreneur chilien est le gendre de Pinochet, peut-on lire dans la presse. L’entreprise chinoise Tianqi Lithium détient une participation de 22,77% dans SQM. La collaboration a vu le jour en 2018.
En Argentine, plusieurs groupes internationaux travaillent sur l’extraction du lithium, notamment Alkem (Australie), Livent (États-Unis), Lithium Americas (Canada), Posco (Corée du Sud) et Ganfeg-Lithea (Chine). Trois projets sont actuellement en production: celui de Livent dans la province de Catamarca, celui d’Orocobre Ltd et Toyota à Jujuy, et celui d’Exar (Lithium Americas et Ganfeng) également dans la province de Jujuy. Les Etats n’y sont pas les véritables exportateurs, mais les groupes qui exportent du lithium à partir de ces pays. Le plus grand acheteur de ce lithium est l’Asie, à savoir la Chine, le Japon et la Corée du Sud. Et c’est là que se déroule le développement technologique dans ce domaine, pas aux Etats-Unis ni en Europe. En tant qu’Européens, nous devons en prendre conscience. Nombreux sont ceux qui croient encore que nous sommes à la pointe du développement scientifique, mais ce n’est malheureusement plus le cas, nous devons encore beaucoup y travailler et surtout mettre fin au néocolonialisme.
En Argentine et au Chili,
l’Etat a également son mot à dire
Je souhaite tout de même relativiser la suprématie des entreprises privées et tiens à souligner l’engagement de l’Etat en Argentine et au Chili. En ce sens, l’Argentine a laissé la porte ouverte à ce procédé, en imposant tout d’abord que les groupes internationaux fournissent un pourcentage de 5 à 20% de la production à l’industrie argentine. Pour ce faire, une petite entreprise publique a été créée sous le nom de Y-TEC. Elle doit produire des cellules et des batteries. Cette production de batteries est destinée aux voitures en Argentine, y compris dans les régions rurales. L’Argentine est un pays immense, et si l’on veut avoir de l’énergie, il faut relier l’approvisionnement central en énergie aux endroits éloignés. C’est coûteux, mais avec la production de batteries et des installations solaires, on peut y parvenir rapidement. C’est cela qui a été développé en Argentine et j’espère que cela va continuer à progresser. L’Argentine ne veut pas s’engager dans d’autres voies.1
Par ailleurs, le modèle argentin prévoit une participation d’environ 3 à 8% des gouvernements provinciaux aux projets des groupes internationaux. C’est très peu, et le gouvernement central argentin s’en plaint, car la volonté des gouverneurs de provinces d’agir pour leur propre compte va à l’encontre des intérêts de l’ensemble de l’Etat. Il y a une forte protestation de la population indigène, qui veut que l’eau et les terres demeurent en l’état. Cela crée d’importants conflits dans les provinces.
Dans le cas du Chili, il y a actuellement beaucoup d’espoir, car le gouvernement Boric a annoncé en février sa stratégie nationale pour le lithium. Boric a déclaré qu’à partir de 2030, les deux groupes internationaux mentionnés prendraient une participation dans l’entreprise publique sous la forme d’une sorte de coentreprise avec 51% de parts pour le Chili et 49% pour les groupes. Ce choix a causé une levée de boucliers du camp néolibéral, qui a conservé au Chili une forte influence depuis Pinochet, mais le chef du gouvernement a dit clairement que tant qu’il sera au gouvernement, le lithium ne profitera pas à des groupes ou à des personnes individuelles, mais doit appartenir à tous les Chiliens. Boric se positionne donc comme le président mexicain, qui a annoncé que cette ressource stratégique doit profiter à tous les Mexicains.
La stratégie nationale du Chili en matière de lithium stipule également que les groupes internationaux doivent investir dans la chaîne de production-transformation, comme en Bolivie. Enfin, l’objectif est que les groupes internationaux travaillent également avec la nouvelle technologie DLE, l’extraction directe du lithium, afin d’éviter les déperditions d’eau. Je vous remercie de votre attention. •
1 Le 22 septembre 2023, après ma conférence, amerika21 a annoncé que les filiales du groupe pétrolier public YPF, Y-Tec et YPF Litio, ont maintenant signé un protocole d’accord avec la société Eusati GmbH de Düsseldorf pour faire avancer la production et le traitement du lithium par l’Etat.
(Traduction Horizons et débats)
*Muruchi Poma, né en Bolivie en 1950, a étudié les sciences économiques à Leipzig, promu en 1985 sur le thème du démocratisme révolutionnaire de José Marti. Editeur de la lettre d’information électronique Tani Tani en espagnol. Depuis 2011, président de l’association «Ayni – Association pour la justice des ressources», Leipzig . Publications: «Evo Morales – la biographie» 2007, «Ponchos Rojos» 2008 et «Qhapaq Ñan y Socialismo».
gl. La Bolivie a connu un développement impressionnant au cours des 16 dernières années. En 2006, à latête de son parti, le Movimiento al Socialismo MAS, Evo Morales était devenu le premier Président indigène d’un pays sud-américain. Depuis lors, le produit intérieur brut a quadruplé tandis que le nombre de personnes en situation de pauvreté relative s’est réduit de 60% à 35%. En 2014, l’Unesco a déclaré que l’analphabétisme en Bolivie était désormais vaincu.
Au cœur du programme du gouvernement figuraient les programmes sociaux et les investissements dans les domaines de l’éducation et de la santé, tout en entretenant une étroite collaboration et des échanges avec Cuba et le Venezuela. Dès le début, le gouvernement Morales a oeuvré dans le but d’acquérir et de conserver la souveraineté économique sur les ressources du pays. Pour y parvenir, il fallait disposer de professionnels qualifiés, nécessité obligeant le gouvernement à envoyer une centaine d’étudiants à l’étranger pour y recevoir une formation adéquate.
La Bolivie dispose d’importantes réserves de gaz naturel et des plus grands gisements de lithium du monde. Depuis 2006, le gouvernement a nationalisé tous les gisements de pétrole et de gaz naturel. Toujours est-il que les joint-ventures avec des entreprises étrangères ne se réalisent, dans le sens voulu, que si le groupe public bolivien YPFB (Yacimientos Petrolíferos Fiscales Bolivianos) y détient une participation majoritaire. A ce jour, cet objectif de souveraineté économique a été systématiquement respecté, avec le soutien d’une grande partie de la population.
En 2022, après 16 ans de nationalisation, Franklin Molina Ortiz, ministre des hydrocarbures et de l’énergie, a présenté un bilan positif. Selon lui, les revenus générés ont permis de mettre en place une politique de redistribution des richesses, d’améliorer les infrastructures ainsi que la qualité de vie de millions de Boliviens. En 2023, l’économie bolivienne a continué à progresser, malgré les crises mondiales telles que le conflit ukrainien ou les conséquences de la pandémie du Covid-19,tandis que le taux d’inflation est comparativement faible.
Le Président bolivien, Luis Arce, perpétue le «Modelo Económico Social Comunitario Productivo», le modèle économique développé d’Evo Morales. Lors du sommet du groupe BRICS à Johannesburg, Arce a présenté ce modèle insistant sur les points communs avec le groupe BRICS, la «vision d’un ordre international fondé sur l’égalité, la complémentarité, la solidarité, le respect de la souveraineté et l’autodétermination des peuples dans le cadre d’un multilatéralisme horizontal».1 La Bolivie a déposé une demande d’adhésion au groupe BRICS.
1https://amerika21.de/2023/08/265538/wirtschaft-bolivien-waechst
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