En 2013, lors de ma première visite au Collège de l’état-major général des forces armées russes, j’ai partagé la même expérience que Scott Ritter lors de son voyage d’inspection dans l’ancienne Union soviétique: j’ai constaté que les colonels, les généraux et les amiraux russes étaient des gens tout à fait normaux et qu’ils ne correspondaient pas du tout à l’image que l’on s’en fait actuellement dans la presse germanophone. Au cours des 14 mois qui ont suivi, nous avons envisagé les diverses possibilités de défense de la Russie en cas d’invasion, et avons réalisé à quel point la tâche était ardue concernant une armée qui comptait alors 900000 combattants. Sur ce point, la formation à Moscou se démarquait décidément de celle pratiqué dans les nombreux cours de l’OTAN que j’ai suivis sous le slogan «foster peace and stability» [favoriser la paix et la stabilité], nous nous entraînions constamment à réprimer des révoltes imaginées sur des îles fictives au milieu des océans.
La neutralité dans le contexte
d’une guerre hybride
Constater des différences de ce genre exige que l’on parle la langue et connaisse la réalité locale. C’est ainsi qu’il me semble que la formation des journalistes, elle aussi, devra inclure obligatoirement une formation linguistique, faute de quoi leurs reportages n’auront aucune valeur. Les journaux qui n’exigent pas ces compétences se réduisent à des feuilles pour allumer le feu dans la cheminée.
L’un des axes stratégiques de l’actuelle rivalité entre les grandes puissances est la promotion du crime organisé, peu importe si on dénomme cette réalité «guerre hybride» ou autrement mais tant que, dans l’Ukraine d’aujourd’hui, des personnages comme Oleg Liachko, présumé pédophile, Arsen Avakov, ex-ministre de l’Intérieur, présumé corrompu et criminel, ainsi qu’un Juri Luzenko qui, bien que n’étant pas juriste, a occupé le poste de procureur général, tant que de tels gens, dis-je, exercent de l’influence politique, même les enquêteurs criminels les plus compétents n’auront aucune chance d’élucider ou d’empêcher les crimes commis dans ce pays, notamment contre les femmes réfugiées ukrainiennes. En Russie, comme en Biélorussie, les questions du rapport entre politique, économie et société sont traitées, depuis le début du millénaire, très différemment à la manière occidentale. Il en a résulté une opposition dans la conception guerrière – passée largement inaperçue dans nos sociétés – qui se manifeste aujourd’hui ouvertement dans les attitudes empruntées face à la guerre en Ukraine. Les théories de Francis Fukuyama ont été largement réfutées par la réalité.
En Afghanistan, pendant 20 ans, l’OTAN a mené dans les faits une guerre non pas contre le terrorisme, mais contre une société entière. La faute en revient à tous ces «political advisors»[experts politiques] et «gender advisors»[conseillers et souvent conseillères en matière du genre] déployant leur zèle au sein de la mission de l’OTAN, exigeant des habitants de ce pays qu’ils se familiarisent, en quelques années, avec tous les acquis européens depuis la Révolution française: les droits de l’homme, la démocratie, l’égalité des droits et bien d’autres. Face à cette destruction intérieure, il est urgent d’empêcher ces gens de détruire de la sorte également d’autres Etats d’Asie centrale.
En guise de première conclusion, il faut donc retenir que le fait d’intégrer dans une optique guerrière la totalité des domaines de la vie sociale ainsi que de l’action gouvernementale, et l’intensité avec laquelle cette intégration est pratiquée aujourd’hui, impose qu’on débatte à nouveau ce qu’est et reste l’essence de la notion de neutralité – un sujet qui se trouve au centre des enquêtes de ce colloque.
Pour la Suisse, le contexte est favorable
Les Suisses ont toujours eu tendance à mettre leurs lampes sous le boisseau. En termes de superficie, la Suisse est en effet un petit pays, classé 132e sur les 194 pays dans le monde. En revanche, quant au nombre de sa population, elle se range à la 100e place, se situant ainsi exactement au milieu. Concernant sa performance économique, son 21e rang la range parmi les grands de ce monde. En tant que pays moyen à grande performance économique, sans passé colonial et avec une longue tradition de non-intervention dans les conflits étrangers, la Suisse se trouverait donc en effet en mesure de s’attirer la sympathie d’un grand nombre de pays dans le monde. Cela lui a également permis de surmonter, en son temps, des problèmes d’image liés à sa position de place financière et la jalousie des pays ravagés par les deux guerres mondiales. Tout cela l’oblige à une politique étrangère active. Si la Suisse se soumet aux diktats de la politique étrangère du Service d’action extérieure de l’UE, elle renonce à des avantages importants et ne s’attire que des inconvénients.
L’abus de la neutralité
A la veille de la Seconde Guerre mondiale, Joseph Staline avait intérêt à ce que son pays reste neutre car son idéologie lui faisait penser que l’Union soviétique se moquait bien de voir les pays capitalistes, qu’étaient l’Allemagne, l’Italie, la France et l’Empire britannique, s’entredéchirer. En outre, il espérait probablement pouvoir profiter du moment de faiblesse qui ne manquerait pas de se produire, une fois ces puissances affaiblies par la guerre. A l’inverse, certains milieux influents en Grande-Bretagne ont pu s’interroger sur l’intérêt du royaume à voir le Troisième Reich national-socialiste et l’Union soviétique bolchevique s’affronter. La Grande-Bretagne était avant tout intéressée par son empire colonial et menait depuis la guerre de Succession d’Espagne une stratégie d’équilibre sur le continent européen. Dans ce contexte, la neutralité a été utilisée de manière abusive comme vecteur, contrairement à la Suisse qui a toujours considéré la neutralité permanente comme une condition préalable à sa crédibilité.
Ce sont peut-être les mêmes considérations qui ont poussé les Américains, lors de la conférence de Potsdam, du 17 juillet au 2 août 1945, à pousser les Soviétiques à rompre leur pacte de neutralité avec le Japon et à attaquer cet empire trois mois après la fin de la guerre en Europe. Imaginez quel aurait été le rapport de force en Asie du Sud-Est si, comme on le craignait, les Etats-Unis avaient perdu un million de soldats lors de l’invasion du Japon, tandis que l’Armée rouge en aurait transféré autant en Extrême-Orient. L’Union soviétique aurait eu les mains libres dans le sud-est asiatique! Il fallait donc entraîner l’Union soviétique dans la guerre et faire en sorte que le Japon capitule rapidement, sans grandes pertes pour les Américains. Le largage de deux bombes atomiques en a été la conséquence logique. Ces événements ont également révélé une conception peu crédible de la neutralité.
Un fusil d’assaut dans l’armoire
Depuis des décennies, on répète que la neutralité doit être armée pour être crédible. C’est évident, même pour un Etat autre que la Suisse. Si l’on omet de le faire, on encourage une intervention militaire. Le cas le plus récent est la guerre de l’automne 2020 dans le Haut-Karabagh. En ce sens, la neutralité n’est pas synonyme de pacifisme, mais résulte de la prise de conscience qu’il vaut mieux ne pas mener des guerres menant à l’autodestruction. Mais la neutralité ne doit pas seulement être crédible, elle doit également être utile, au point que ce seront les voisins d’une puissance neutre, eux aussi, qui ont intérêt à ce que cette dernière reste intacte. Cela plaide également en faveur d’une politique étrangère active de la Suisse.
Les partisans d’une adhésion à l’OTAN avancent régulièrement l’argument qu’une défense autonome n’est aujourd’hui plus réalisable. C’était déjà le cas depuis des siècles, car sans importation des matières premières nécessaires, nous n’aurions même pas pu fabriquer nous-mêmes de la poudre pour nos fusils. Et aujourd’hui encore, seuls quelques-uns des 194 Etats de la planète sont en mesure de produire eux-mêmes tout ce dont une armée a besoin. De plus, l’argumentation reliant la dépendance aux importations et l’adhésion à l’OTAN est loin d’être close. On peut également se demander comment les partisans de l’OTAN peuvent tenir un tel discours faisant toujours abstraction du modèle approprié pour une défense nationale suisse dans le cadre d’un scénario de conflit pan-européen.
Si la Suisse devait effectivement se voir un jour obligée à se défendre contre un agresseur, elle devrait alors inciter au moins l’un de ses voisins à lui maintenir l’accès aux marchés mondiaux. Par contre, personne n’exige qu’un autre pays fasse la guerre au nom de la Suisse. Trois de nos voisins font partie des grands de la politique mondiale, ce qui inclut des ambitions géopolitiques du golfe d’Aden à l’océan Arctique en passant par le golfe de Guinée. Le fait de prendre part de manière quasi préventive à des agressions contraires au droit international pour s’attirer les bonnes grâces de ces voisins ne peut pas constituer une stratégie valable pour garantir notre sécurité.
La Suisse – noyau européen
depuis ses débuts
Tout le monde sait qu’Érasme de Rotterdam, Paracelse ainsi que bien d’autres grands érudits du début des Temps modernes ont enseigné à l’université de Bâle; de même, Jean Calvin avait fondé son fief religieux à Genève où il décéda, ville dont était originaire Jean-Jacques Rousseau. Ce que l’on sait moins, en revanche, c’est que l’ingénieur en chef de la cathédrale de Milan, Giovanni Solari, était originaire de Carona, près de Locarno, et que son fils Pietro Solari a joué un rôle de premier plan dans l’extension des bâtiments du Kremlin de Moscou. Dès le 13e siècle, la version originale de la Chanson des Nibelungen, l’un des plus anciens témoignages de la langue allemande, avait été copié au couvent de Saint-Gall. Dans le monastère de Saint-Gall, de pieux moines, notamment Notker le Bègue, ont créé, dès le Xe siècle, le premier commentaire d’Aristote depuis l’Antiquité, alors que les habitants de Berlin et sa région en étaient encore à adorer des idoles païennes! Tout bien considéré, la Suisse se trouve donc au milieu de l’esprit européen, dans son essence et dès ses débuts, ne faisant pourtant pas partie de l’UE ni de l’OTAN. C’est ce qui rend sa position face aux questions actuelles si intéressantes. Pour les puissances situées en dehors de l’Europe, il ne sert à rien de parler aux représentants des petits pays membres de l’UE, car c’est Bruxelles qui parle pour eux. En revanche, en tant que non-membre de ces alliances et pays souverain, la Suisse peut se faire entendre au niveau international.
Un changement géopolitique non négligeable
Sans parler du fait qu’un grand nombre de pays de la planète restent en dehors des sanctions de l’UE contre la Russie, les sommets des pays africains avec la Russie et le sommet des BRICS de ces derniers mois et semaines ont témoigné de la position du monde vis-à-vis de l’Europe. Lors du sommet Afrique-Russie des 27 et 28juillet derniers, 41 pays africains sur 54 étaient représentés par des chefs d’Etat ou de gouvernement ou des ministres. Pour la plupart de ces pays, les Européens sont indésirables en raison de leur passé colonial. Selon les informations, les Chinois se trouvent actuellement en perte de popularité sur le continent africain. Eux aussi ont parfois tendance à se montrer arrogants et à éprouver un sentiment injustifié de supériorité culturelle. Peut-être commettent-ils les mêmes erreurs que les Européens par le passé. Les Africains, en particulier, ne voient pas l’intérêt de troquer leur dépendance aux puissances coloniales européennes, si péniblement éliminée, contre une nouvelle dépendance à Pékin, comme ils se garderont d’accueillir chez eux, bras ouverts, les zélés du genre, principalement d’origine européenne nord-est.
Le sommet des BRICS qui s’est tenu du 22 au 24 août a témoigné du grand intérêt qui existe envers ce groupe de pays représentant aujourd’hui une part de la population mondiale et de la performance économique globale qui ne se laisse plus ignorer. Il ne faut pas s’attendre à ce que les BRICS-Plus forment un bloc solidement constitué, comme les pays du bloc communiste à l’époque de la guerre froide, lorsque l’appartenance à un bloc représentait aux yeux de nombreux pays une question de survie militaire. Mais pour de nombreux pays, l’occasion se présente aujourd’hui de s’assurer des offres les plus avantageuses de la part de l’Occident ainsi que celles émanant des BRICS-Plus. Ceux qui ne saisissent pas cette opportunité méconnaissent tout simplement leurs chances. Et peut-être que la cohésion assez lâche des BRICS est également un élément à rendre ce groupe d’Etats attractifs. La politique mondiale se fera à l’avenir dans les capitales des pays BRICS-Plus.
Xi Jinping et Vladimir Poutine en seront peut-être déjà à régler les problèmes de la péninsule coréenne, alors que la ministre allemande des Affaires étrangères restera coincée dans un avion gouvernemental en panne.
Conclusion
La politique mondiale est en train de redistribuer les cartes, au détriment de tous ceux qui veulent diviser le monde entre bons et mauvais, entre noirs et blancs. On dirait une politique mondiale pour daltoniens. L’OTAN n’a pas attendu son humiliation lors des scènes sur l’aéroport de Kaboul, en août 2021, pour modeler son comportement selon celui de l’équipe Olsen dans la série télé danoise «Enquêtes du Département V» des années 80 et 90. En effet, cette brigade de bras cassés dirigée par Egon Olsen se montrait prête à tous les coups tordus mais échouait chaque fois à cause de ses propres défaillances.
Tant que durera le conflit ukrainien, l’Occident poursuivra son processus de refus de la réalité. La guerre en Ukraine doit se poursuivre, car elle offre, depuis longtemps déjà, le cadre dans lequel se prépare la troisième guerre mondiale. Les attaques contre le Kremlin à Moscou et les bases aériennes russes d’aviation à long rayon d’action près de Saratov et Pskov peuvent également être interprétées comme les principaux tests en vue de la (première) frappe contre la direction du pays et l’arsenal de dissuasion nucléaire russe. Si des attaques contre des bases de sous-marins russes et des silos à missiles devaient se produire dans un avenir proche, on saura alors le vrai jeu qui sera en train de se jouer. Pour l’instant, l’Occident va forcer l’Ukraine à poursuivre la guerre, même si elle doit y perdre chaque jour des centaines de morts. Il se peut que dans ce qui se passe dans les pays baltes le même jeu sordide se prépare, à l’instar de ce qui se joue depuis des années au Proche-Orient, où l’armée de l’air israélienne a l’habitude de mener des attaques contre la Syrie depuis l’espace aérien libanais. En participant aux sanctions économiques, la Suisse a elle-même terni son image de partenaire commercial de confiance. Quel rôle peut-elle encore jouer? On peut se demander si elle parviendra à nouveau à jouer un rôle de médiateur, comme c’était le cas entre les Etats-Unis et Cuba ou l’Iran, ou entre la Russie et la Géorgie. Pouvoir faire davantage qu’endosser le rôle d’une des voix appelant à la raison reste douteux.
Perspectives
La neutralité est une position adoptée par des Etats souverains et des peuples conscients d’eux-mêmes, décidant eux-mêmes de leur destin et réfutant d’être réduits à des pions d’un échiquier géopolitique. C’est le concept opposé à l’exceptionnalisme, attitude par laquelle les Etats-Unis souhaiteraient transformer tous les autres pays du monde en républiques bananières ou en territoires aux droits restreints, à l’instar de Porto Rico. La réticence avec laquelle le Sud mondial réagit aux avances de Bruxelles, Washington et Berlin oblige l’Occident à faire appel à des partenaires neutres. En ce sens, la pression exercée actuellement sur la Suisse est aussi à interpréter comme un signe de désespoir de ses auteurs.
La Suisse n’a pas été en reste dans le conflit en et autour de l’Ukraine. Les diplomates suisses ont joué un rôle déterminant dans l’aboutissement des accords de Minsk et de la mission spéciale d’observation de l’OSCE en Ukraine. Lorsqu’il est devenu évident que le dispositif de Minsk ne s’appliquera pas, les diplomates suisses ont proposé d’élaborer une feuille de route possible. Mais l’Ukraine et l’Occident ont voulu garder toutes les options d’action ouvertes – y compris celles militaires – pratiquant ensuite la politique du «choose and pick» [choisir à son goût].
La neutralité est tout sauf indécente. Par contre, pousser la Suisse à participer à des résolutions imposées par la force, après qu’elle ait tant investi dans des options pacifiques, est en effet indécent. La neutralité n’est guère une option de lâcheté. La Suisse est et demeure un pays n’exerçant pas de menace militaire. Par contre, profiter de sa position sécurisée pour collaborer à répandre la guerre dans d’autres pays serait en effet un signe de lâcheté. Utiliser la sécurité de sa situation pour participer à des tentatives de solutions pacifiques n’est pas un acte de bravoure, mais la contribution que le monde est en droit d’attendre de la Suisse. C’est dans cette voie qu’il faut continuer et persévérer. •
(Traduction Horizons et débats)
* Ralph Bosshard a étudié l’Histoire générale, l’Histoire de l’Europe de l’Est et l’Histoire militaire. Il a suivi l’école de Commandement Militaire de l’EPFZ ainsi que la formation d’état-major général de l’Armée suisse. Il a continué sa formation universitaire et militaire par des études linguistiques en russe, à l’Université d’Etat de Moscou, ainsi qu’à l’Académie militaire de l’Etat-major général de l’armée russe. Il est expert en matière de la situation en Europe de l’Est pour avoir travaillé, pendant six ans, à l’OSCE en fonction de Conseiller spécial du représentant permanent de la Suisse.
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