La banalisation de la propagande
J’ai regardé dimanche un clip vidéo d’Isaac Herzog qui bat tous les records en matière de bêtise sans pour autant négliger d’être perfide. Le Président israélien y tient un exemplaire de «Mein Kampf», traduit en arabe.
La vidéo a été réalisée au lendemain d’une immense manifestation à Londres en faveur d’un cessez-le-feu à Gaza et de la libération des Palestiniens de la longue et violente répression israélienne. Voici donc un extrait des propos d’Herzog:
«Je veux vous montrer quelque chose de très particulier. Il s’agit du livre d’Adolf Hitler, Mein Kampf. C’est le livre qui a provoqué l’Holocauste et la Seconde Guerre mondiale. C’est le livre qui a conduit … à la pire atrocité de l’humanité, contre laquelle se sont battus les Britanniques.
Ce livre a été trouvé il y a quelques jours dans le nord de Gaza, dans une chambre d’enfant transformée en base d’opérations militaires du Hamas, sur le corps de l’un des terroristes et meurtriers du Hamas. Il a même pris des notes, il a annoté, et il s’est continuellement inspiré de l’idéologie d’Hitler, qui consistait à tuer les Juifs, à brûler les Juifs, à les massacrer.
Voilà la réalité de la guerre dans laquelle nous nous engageons. Je ne dis pas que tous ceux qui ont manifesté hier soutiennent Hitler. Mais tout ce que je dis, c’est qu’en omettant de comprendre ce qu’est l’idéologie du Hamas, ils soutiennent fondamentalement cette idéologie.»
Vous pouvez visionner une version d’une minute et 22 secondes de ce clip vidéo, ou une version plus longue de la BBC (voir ci-dessous). Dans les deux cas, nous voyons le chef d’Etat israélien jouer à la fois la carte de l’Holocauste, la carte d’Hitler, la carte de la victime juive et la carte du Hamas en tant que monstres meurtriers, violeurs, incendiaires et massacreurs. [https://twitter.com/dialectichiphop/status/1723709746916589868 ou la version BBC [https://www.bbc.com/news/av/world-67396773 ]
Je ne peux pas identifier la chaîne de télévision qui a diffusé la version courte de Herzog, et je suis étonné que la BBC l’ait prise suffisamment au sérieux pour la diffuser, mais c’est ça, la BBC de nos jours – toujours au service de la cause transatlantique.
Après avoir regardé Herzog et pris des notes, je me suis dit que la propagande était remarquablement révélatrice dans la plupart des cas. C’est vrai dans de très nombreux cas dans les annales de cet art redoutable – celui d’Hitler, de Mussolini, du Japon et de l’Amérique pendant la Seconde Guerre mondiale. Regarder leurs produits d’un œil contemporain montre qu’ils ne sont en rien raffinés, en effet, pour la simple raison que ce n’est pas nécessaire.
Le but de la propagande étant d’avoir un impact maximum, la subtilité est la dernière chose à laquelle s’arrête le propagandiste. Ce qui est le plus ordinaire fera toujours l’affaire. Pendant la guerre du Pacifique, les Japonais étaient appelés «Japs» ou «Nip», et dans la multitude d’images de propagande américaine, ils avaient des dents de bouc, des moustaches en trait de crayon et portaient des lunettes rondes sur leurs diaboliques yeux asiatiques.
Après avoir visionné la vidéo de Herzog, j’ai cherché des images de Londres datant de la veille. Il y a eu de nombreuses manifestations contre la violente campagne militaire d’Israël à Gaza depuis le début des hostilités le 7 octobre, et j’espère qu’il y en aura encore beaucoup d’autres, mais celle de Londres, samedi dernier, semble être la plus importante à ce jour.
«Free Gaza», «Ceasefire Now», «Not in Our Names», tels étaient les mots criés et griffonnés sur les pancartes alors que la manifestation traversait lentement le centre de Londres, de Hyde Park à l’ambassade des Etats-Unis, à plusieurs kilomètres de là. La police a estimé le nombre de manifestants à 300000. D’après les images – tout ce que j’ai à ma disposition – je dirais plutôt un demi-million.
En regardant suffisamment de propagande, qu’elle soit contemporaine ou historique, on constate qu’il importe peu que les scénarios et les images révèlent la grossièreté et l’indignité des auteurs. L’objectif est uniquement de capturer les pensées et les sentiments de la majorité qui ne réfléchit pas, par n’importe quel moyen.
Le département de la propagande
israélienne est aux abois
Mais ce programme est plus difficile à mettre en œuvre aujourd’hui, à l’ère des médias numériques et d’une presse indépendante de plus en plus influente. Les gens ont maintenant accès à davantage d’informations et les perçoivent plus clairement et immédiatement, à condition qu’ils décident de voir clair. Et ils sont en nombre croissant.
Si le clip débile de Herzog nous a appris quelque chose, c’est que le département de la propagande israélienne est dans un état désespéré, ayant déjà perdu la guerre des relations publiques alors que les Forces de défense israéliennes creusent le trou plus profondément de jour en jour.
Après avoir regardé la vidéo de Herzog, puis celle de Londres, j’ai pensé à un passage mémorable de l’ouvrage de Hannah Arendt intitulé «Les origines du totalitarisme»:
«Dans un monde en évolution constante, devenu incompréhensible, les masses en étaient arrivées au point où elles croyaient à la fois tout et rien, où elles pensaient que tout était possible et que rien n’était vrai. La propagande de masse a découvert que son public était toujours prêt à croire le pire, aussi absurde soit-il, et qu’il n’avait aucune réelle objection à se laisser abuser parce qu’il considérait que, de toute façon, n’importe quelle affirmation était un mensonge.»
Arendt avait en tête le Reich et l’Union soviétique de Staline lorsqu’elle a écrit son célèbre traité en 1951. Mais il semble que par la suite cette idée n’ait jamais été très éloignée de son esprit. Peu de temps avant sa mort en 1975, lors d’un entretien avec un militant français de la liberté d’expression, Arendt a tenu des propos encore plus directs sur ce qui finit peut-être par arriver dans des circonstances telles que les nôtres. «Si tout le monde vous ment en permanence, disait-elle à Roger Errera, la conséquence n’est pas que vous prenez les mensonges pour la vérité, mais plutôt que personne ne croit plus rien.»
Un demi-siècle avant que Herzog ne réalise sa vidéo et que les manifestants n’envahissent les rues de Londres, Arendt avait parfaitement décrit le week-end du 18 novembre.
C’est une bonne chose que les gens se laissent de moins en moins prendre au piège de par les opérations psychologiques et les campagnes de propagande de l’Etat de sécurité nationale, les médias d’entreprise et les régimes sans scrupules […] – tels que celui d’Israël.
Mais vivre dans un monde où l’on ne peut croire à rien de ce qui est dit est un autre calvaire. Il s’agit en fait d’un abandon de tout discours et de tout espace publics face à la malveillance, à l’indécence, à l’inhumanité, à l’avilissement et à la dégradation. La vérité, et avec elle la pensée logique et la simple décence, se transforment en attitudes «alternatives».
Existe-t-il un moyen de dépasser ces conditions indignes? Ou devons-nous errer indéfiniment dans un état de négativité, de non-croyance, d’aliénation de nos propres collectivités?
La reconquête de la langue
Ma réponse est oui à la première question, non à la seconde: il y a toujours un moyen de façonner un avenir différent – c’est une question de principe général. Dans notre cas, le projet doit commencer par la reconquête de la langue. Et pour commencer, rejeter la langue de bois officielle des gouvernants, comme le font tant de gens de nos jours. Nous devons ensuite réapprendre à parler la langue perdue, celle dans laquelle se manifeste ce qui est vrai.
Mon passé professionnel tel que je l’ai vécu m’a rendu peut-être particulièrement sensible au pouvoir du langage et à la distinction de celui qui est au service de la clarté et de la connaissance, ou bien de l’obscurantisme et de l’ignorance.
Le langage des institutions, le langage du pouvoir, se compose d’euphémismes obscurcissant les choses, par exemple «leadership mondial», «dommages collatéraux», «changement de régime», «communauté du renseignement», «l’ordre basé sur des règles», et ainsi de suite, à travers l’inépuisable lexique bureaucratique – et de fallacieuses audaces telles que celles qu’Isaac Herzog nous a offertes dimanche dernier.
Orwell a décrit comment le langage des idéologues et des mandarins bureaucratiques détruit notre capacité à penser clairement – ce qui est précisément leur objectif – dans «Politics and the English Language» (La politique et la langue anglaise). Depuis la publication de son essai dans Horizon, en avril 1946, le problème tel qu’il se pose aujourd’hui a empiré au cours des sept décennies passées.
Cette manière de l’emploi de la langue l’a affaibli, la privant de son pouvoir d’affirmation, de sorte qu’il est possible de rejeter les discours ou les écrits non conformes à l’orthodoxie en les qualifiant ne pas être sérieux. On prive ainsi la langue de son rôle de support de la pensée créative ou d’incitation à une action nouvelle et imaginative.
L’utilisation grotesque et insultante du terme «antisémitisme» qui nous assaille aujourd’hui en est un bon exemple. L’intention évidente est d’imposer un vaste silence pour occulter les crimes dont devra répondre l’apartheid israélien.
La tâche qui nous attend est une tâche de restauration. Il s’agit de reprendre le langage, de lui redonner vie, de l’arracher à l’influence assommante des institutions, des bureaucraties et des médias corporatistes, qui l’ont déformé pour en faire un instrument d’application du conformisme. C’est pourquoi tous les braillements et toutes les affiches que l’on entend ou que l’on voit à Londres ou dans de nombreuses autres villes ces jours-ci sont importants, car ils représentent des actes significatifs et de valeur.
Le langage clair est un instrument – sans fioritures, écrit et parlé simplement, familier dans le meilleur sens du terme, mais parfaitement capable de subtilité et de complexité. C’est le langage de l’histoire, pas du mythe.
On ne parle pas cette langue pour la cause impérialiste, mais toujours en faveur de la cause de l’humanité. «Palestine libre», «Du fleuve à la mer»: Voilà donc des exemples, de deux mots et de cinq mots, du langage que je décris.
C’est le langage nécessaire pour affronter le pouvoir plutôt que de s’en accommoder. C’est un langage qui présume de l’utilité de l’intelligence et de la pensée critique. Il est destiné à poser de nombreuses questions dignes d’intérêt. Il est dédié sans réserve à l’élargissement de ce qui peut être dit en réponse hostile au «grand non-dit», comme je l’appelle. Reconquérir ce genre de langage nous amènera au discours public plus vivant et plus satisfaisant.
Grâce à ce langage, les affirmations d’un Isaac Herzog,d’un Antony Blinken et d’une Ursula von der Leyen polluant idéologiquement notre espace public peuvent être réduits à ce qu’ils sont: des constructions mensongères et de la propagande. Le pouvoir de la langue que je décris privera celle qu’ils parlent de tout son pouvoir.
Parlons-en, écrivons-le, gribouillons-le sur les murs et sur des cartons. Soyons conscients qu’il s’agit de l’outil le plus puissant à la disposition de ceux qui refusent les non-dits qu’Isaac Herzog a tenté d’imposer à tous ces manifestants de Londres le week-end dernier.•
Certains extraits de cet article sont tirés de mon nouveau livre «Journalists and Their Shadows», disponible chez Clarity Press ou sur Amazon.
Source: Consortium News du 14/11/2023
(Traduction Horizons et débats)
* Patrick Lawrence, correspondant de longue date à l’étranger, notamment pour l’«International Herald Tribune», est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier. Son avant-dernier livre est «Time No Longer: Americans After the American Century», Yale 2013. En juillet, son nouveau livre «Journalists and Their Shadows» est paru chez Clarity Press. Son site web est patricklawrence.us. Soutenez son travail via patreon.com/thefloutist.
Déclaration de journalistes américains, signée entre-temps par plus de 1500 journalistes* (extraits)
[…] Notre déclaration à comme but de nous prononcer décidément en faveur de la fin de la violence contre des journalistes à Gaza et pour diriger un appel urgent aux directeurs de rédaction occidentaux de faire preuve d’intégrité dans leur couverture des atrocités répétées d’Israël et perpétrées contre les Palestiniens. […]
Israël a interdit l’accès à la presse étrangère, a fortement restreint les télécommunications et a bombardé les bureaux de presse. [...] Si l’on ajoute à cela des décennies de pratique d’attaques mortelles contre les journalistes, les mesures prises par Israël révèlent une vaste répression de la liberté d’expression. […]
Nous nous mettons à côté de nos collègues à Gaza et rendons hommage à leur engagement courageux dans la couverture de l’actualité au milieu du carnage et de la destruction. Sans eux, de nombreuses horreurs sur le terrain resteraient invisibles. […]
Nous tenons également les bureaux de rédactions occidentales pour responsables de la rhétorique déshumanisante utilisée pour justifier le nettoyage ethnique des Palestiniens. […] Plus de 500 journalistes ont signé une lettre ouverte en 2021 dans laquelle ils exprimaient leur inquiétude quant au fait que les médias américains ignoraient l’oppression des Palestiniens par Israël. Leur demande d’une couverture médiatique équitable est restée sans réponse.
Au lieu de cela, la plupart des salles de rédaction ont sapé les points de vue palestiniens, arabes et musulmans, les rejetant comme non fiables et utilisant un langage incendiaire qui renforce les préjugés islamophobes et racistes. Ils ont imprimé des informations erronées diffusées par des responsables israéliens et ont omis de remettre en question les tueries aveugles de civils dans la bande de Gaza, commises avec le soutien du gouvernement américain.
Ces problèmes se sont aggravés depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre, au cours de laquelle plus de 1200 Israéliens, dont quatre journalistes, ont été tués et environ 240 autres capturés. Les reportages ont présenté l’attaque comme le point de départ du conflit, sans présenter le contexte historique nécessaire à savoir : la bande de Gaza est de facto une prison pour les réfugiés de la Palestine historique, l’occupation israélienne est illégale selon le droit international et les Palestiniens sont régulièrement bombardés et massacrés par le gouvernement israélien.
Des experts de l’ONU ont témoigné leurs convictions « le peuple palestinien est menacé de génocide», mais les médias occidentaux continuent d’hésiter à citer des experts en génocide et à décrire avec précision la menace existentielle qui se joue à Gaza.
Il est de notre devoir de demander des comptes rendus aux instances de pouvoir. Dans le cas contraire, nous risquons de devenir les complices d’un génocide.
Nous renouvelons l’appel aux journalistes pour qu’ils rapportent l’entière vérité, sans crainte ni complaisance, d’utiliser des termes précis, clairement définis par les organisations internationales des droits de l’homme, y compris «apartheid», «nettoyage ethnique» et «génocide». Reconnaître que le fait de déformer nos propos dans le but de dissimuler des preuves de crimes de guerre ou d’oppression des Palestiniens par Israël est une faute professionnelle et un renoncement à la clarté morale. […]
*Les auteurs de la lettre sont un groupe de reporters américains travaillant dans des rédactions locales et nationales. Entre-temps, plus de 1500 journalistes ont signé la lettre. Une trentaine de journalistes ont retiré leur signature sous la pression de leur employeur.
Source: www.protect-journalists.com
(Traduction Horizons et débats)
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