«Pour être précis…» il faudrait une analyse approfondie des défaillances de lecture

par Dr. Eliane Perret, pédagogue curative et psychologue

«Dans notre famille, tous les membres, du plus âgé au plus jeune, partagent la même petite faiblesse – la lecture». Oh là-là – attention! Cette famille serait-elle touchée par une difficulté, voire un trouble de maîtrise de la lecture ou souffre-t-elle plutôt collectivement d’un trouble d’orthographe? Est-elle confrontée à la dyslexie familiale comme on dit en langage scientifique et dont les causes font l’objet de controverses acharnées? A-t-elle déjà passé, comme il est aujourd’hui d’usage, toute la gamme des tests appropriés, y compris celui d’intelligence, après avoir exclu des causes cérébrales ou organiques telles que la surdité ou de la mauvaise vision? Ou bien les conditions générales de cette famille ont-elles été jugées défavorables, éventuellement sur plusieurs générations? Ou bien la pression psychique et psychologique ainsi que les conditions de travail et de logement ont-elles été considérées suffisamment longtemps pour se révéler précaires au point d’aboutir aux manquements de lecture manifestes? A-t-on manqué le moment de les intégrer à temps dans des programmes de soutien ou de leur prescrire des thérapies amplement disponibles aujourd’hui? Les enfants concernés, profitent-ils déjà de «compensation des désavantages» comme par exemple se voir concéder davantage de temps lors des épreuves? Ont-ils accès au nombre suffisant des contrôles d’objectifs d’apprentissage oraux plutôt qu’écrits? Ou font-ils malheureusement partie de ceux désignés «illettrés» et qui, malgré de longues années d’école, maîtrisent si peu la lecture qu’ils n’arrivent plus à satisfaire aux exigences quotidiennes en la matière?

Oublier le monde en lisant

Non-non, rien de tout cela. La phrase initiale, citée ci-dessus, est le début d’une histoire de Michael Ende qui se poursuit ainsi: «Il n’est guère possible de convaincre l’un d’entre nous de laisser son livre de côté, pour quelque raison que ce soit, afin de s’occuper de quelque chose d’autre, même d’urgence. Cela ne veut pas dire que ce qui est urgent ne soit pas fait. Simplement, pensons-nous, il n’est pas nécessaire de renoncer à la lecture pour cette raison. On peut très bien faire l’un et ne pas laisser l’autre, n’est-ce pas? J’avoue que parfois cela entraîne telle ou telle petite mésaventure – peu importe.»
    Ce début a tout de même l’air passionnant faisant envie de continuer la lecture! Un peu comme les acteurs dans l’histoire, absorbés par leur lecture au point d’oublier tout leur entourage et ce qu’ils étaient en train de faire. Comme le grand-père qui, au lieu d’éteindre sa pipe de tabac dans le cendrier, la tapote dans le vase de fleurs dans lequel il boit ensuite, pensant prendre son médicament contre la toux. Ou encore la grand-mère qui tricote, un moment venu tout de même effrayée par le long tuyau qui s’enroule dans le salon (en fait, cela aurait dû aboutir à une paire de chaussettes) et qui – pense-t-elle – a été oublié par les pompiers. Que ce soit le père qui peint, la mère qui fait la cuisine, la sœur qui téléphone, le frère qui prend l’ascenseur, même la grenouille et le chat, tous sont plongés dans leur lecture oubliant le monde qui les entoure.
    Dans «Pour être précis...», voilà donc le titre du petit récit de Michael Ende, on se trouve face à une famille où tous consacrent leur temps de loisirs à la lecture. Ne souhaiterions-nous pas ce genre d’emploi du temps libre pour tous nos enfants et adolescents? Il est pourtant bien connu, dans nos réalités actuelles, qu’un grand nombre d’entre eux, malgré de longues années de scolarité, ne disposent pas des compétences ni en lecture ni en écriture leur permettant d’organiser leur vie privée quotidienne et professionnelle de manière autonome. Il se peut qu’un certain nombre de lecteurs de cet article se souviendront du cas tragique, amplement relaté dans nos médias, d’un jeune homme, occupé comme main d’œuvre auxiliaire habitant l’Oberland zurichois qui, pendant des années, n’avait pas délivré de déclaration d’impôt à cause de sa dyslexie et qui, perpétuellement surévalué par l’administration fiscale, n’a pourtant jamais contesté les estimations fiscales, pour gêne. Mais à l’époque déjà – en 2014 – l’Office fédéral de la statistique (OFS) comptait 800000 personnes concernées par ce problème et craignait une augmentation considérable dans les années à venir.
    Au cours de ce décembre, la dernière enquête sur les capacités de lecture de nos enfants et adolescents – imposée par le programme «Pisa» – doit être publiée. Lors de la dernière enquête de 2022, la part des lecteurs les plus faibles avait déjà augmenté à 25 pour cent, ce qui «signifie, selon les experts, qu’en Suisse, la moitié des jeunes de 15 ans ne parviennent qu’à peine à maîtriser le quotidien», comme l’écrit le NZZ am Sonntag.1 Une raison de plus pour y regarder de plus près.

Enjoliver l’état de cause
ne sert pas à y voir plus clair

Il ne sera pas nécessaire de relever encore des chiffres, participant à l’étude dite IGLU (Internationale Grundschul-Lesung-Untersuchung – Enquête internationale des aptitudes en lecture au niveau des écoles primaires), qui vérifie, tous les cinq ans et dans 60 pays, ce qu’elle appelle les «compétences en lecture des élèves de quatrième année». Face à l’évidence, il ne s’agit certes pas d’entamer de nouvelles études issues de la tour d’ivoire de nos universités, mais de prendre au sérieux ce que les enquêtes menées jusqu’à présent, de concert avec les praticiens dans nos écoles, les entreprises formant des apprentis et les lycées constatent depuis longtemps. L’Allemagne a d’ailleurs, elle aussi, raison de s’inquiéter, car l’enquête IGLU a montré qu’un élève allemand de quatrième année sur quatre ne sait pas lire correctement. Quant à pronostiquer qu’il suffira de consacrer un milliard d’euros à la promotion des compétences en lecture, c’est un peu comme si un pâtissier voulait sauver son gâteau raté en le recouvrant d’un glaçage très sucré au lieu de vérifier les ingrédients de sa recette et la méthode de cuisson choisie.

Face à la multitude écrasante des raisons
de s’inquiéter, et cela depuis longtemps

Dans le dernier classement Pisa sur les compétences en lecture, la Suisse se trouvait derrière l’Allemagne et la Suède encore. Au tournant du millénaire, cela a été l’inverse. Mais même à l’époque avec ses 12%, la proportion de jeunes aux compétences très faibles en lecture était inquiétante alors déjà. Les contre-mesures prises depuis lors ont manifestement été une erreur de réflexion et reposent sur une analyse déficiente des causes. Dans nos sociétés, on est pratiquement continuellement confronté au besoin de savoir lire et écrire. Celui qui a du mal à déchiffrer un texte, ne le comprenant qu’à peine ou même pas du tout n’est pas limité dans sa vie quotidienne seulement, mais aussi en poursuivant ses buts. En plus il se retrouve profondément affecté par l’idée qu’il se fait de lui-même en se considérant de moindre valeur pour notre société.

Une fois de plus –
le fédéralisme est vitupéré

Lors de la votation populaire de 2006, un article sur l’éducation a été introduit dans la Constitution fédérale suisse, promettant certaines règles d’acceptation générale, telles que des niveaux scolaires identiques pour toute la Suisse. Il a été accepté, lors de la votation populaire, par un grand nombre de citoyens, notamment suivant l’idée que cette contrainte face aux cantons facilitera les changements de domicile d’un canton à l’autre. Il en a été de même pour le Plan d’études 21, toujours controversé. De nombreux votants, conscients de leurs responsabilités en la matière n’ont remarqué qu’après coup que les allégements promis n’avaient pas été suivis, mais que les nouvelles dispositions étaient les premiers pas en direction du régime centraliste sur l’éducation suisse (de tradition sous la compétence des cantons), procédant par décrets. Depuis lors, on s’efforce de priver progressivement les cantons de leur droit à avoir leur mot à dire. Il est donc un remède plutôt douteux de reprocher au fédéralisme, reproche qui a contribué au oui face à l’article centraliste en question, d’être responsable du malaise de la lecture, avançant qu’il empêche l’introduction de mesures ciblées pour y remédier. Tout au contraire, pour être précis, c’est certes les restes de la souveraineté cantonale dans le domaine de l’éducation qui seront capables d’aboutir à  la prise de mesures rapides et adaptées aux conditions réelles de chaque canton.

«Les enfants migrants oui,
mais qu’ils se débrouillen
t…»

Il est vrai que ces dernières années, le nombre d’enfants dont l’allemand n’est pas la langue maternelle (première langue) n’a cessé d’augmenter. Alors, pourquoi ne pas y voir une des causes principales de la misère régnant en lecture? Bien sûr, nous revoilà donc face à un problème pédagogique, car ces enfants ont besoin de cours d’allemand solides et intensifs. De plus, il y a peu d’années, on disposait encore de ce que l’on appelait les classes E [à nombre réduit]. Les enfants nouvellement domiciliés en Suisse y suivaient les cours d’allemand de rattrapage afin de pouvoir suivre ensuite les classes normales. Quel bienfait pour chaque enfant arrivant d’un pays étranger de recevoir tout d’abord un soutien linguistique intense représentant en même temps un accueil humain. Or, à l’heure actuelle, la plupart d’entre eux doivent s’adapter dès le début à une classe ordinaire, avec quelques heures de cours d’allemand supplémentaires seulement – au lieu de se familiariser d’abord avec la nouvelle langue et d’apprendre correctement leur langue maternelle. En plus, ils sont contraints de suivre en même temps de nombreuses leçons, dès l’école primaire, consacrées à l’acquisition de quelques fragments de la langue anglaise et française. Tout cela en dépit de l’inutilité générale de cette entreprise [Anglais/Français précoce] obligatoire pour tous comme il en découle de toute évidence de plusieurs enquêtes indépendantes.2

Du glaçage – encore

Si l’on évoque aujourd’hui, comme dans l’article susmentionné, l’hétérogénéité des classes étant la cause possible et l’enseignement différencié comme remède, on se trouve face à un nouvel exemple d’analyse inapproprié de la situation. Or, une réflexion approfondie s’impose! L’hétérogénéité régnante dans nos classes est avant tout due au dogme de l’ inclusion de tous les enfants dans la classe ordinaire tandis que l’enseignement individualisé proposé comme remède fait en réalité justement partie des causes du malaise en matière de lecture. Les deux phénomènes empêchent en fait le processus d’apprentissage stimulant sur le plan linguistique. Ils effacent l’effet de modèle d’enfants doués pour les langues créant en plus des liens sociaux – en bref, ils coupent court à l’apprentissage par et avec les autres. Il s’agit là aussi d’un mauvais ingrédient dans la pâte à gâteau face auquel cela ne mènera à rien de le dissimuler par un glaçage au sucre.

La tour d’ivoire facilite
les blocages d’apprentissage

Or, l’analyse du problème actuel semble se heurter contre certains blocages d’apprentissage chez les analystes. L’un d’entre eux est le statut sacro-saint de l’apprentissage numérique. Il y a peu de temps, la Suède a eu le courage de prendre au sérieux les résultats de la recherche sur les causes de l’échec en lecture, documenté par l’étude IGLU, et d’ainsi brider les grands groupes de la technologie scolaire financièrement puissants. La Suède a donc banni des salles de classe aux élèves du primaire les appareils numériques utilisés jusqu’à présent comme moyens d’enseignement, en particulier les tablettes, en prévoyant de revenir aux livres. Une équipe de recherche renommée avait démontré que la lecture sur écran avait un effet négatif sur la compréhension des textes et que la lecture à l’écran était effectuée plus rapidement et de manière plus superficielle, empêchant ainsi l’apprentissage approfondi.3 Là encore, nos «experts» des universités, malheureusement souvent éloignés de la pratique, avancent que c’est la tâche de l’école de transmettre les compétences (souvent obsolètes demain!) pour la lecture numérique, d’enseigner les attitudes judicieuse dans l’emploi des appareils et des techniques permettant de savoir lire les textes numériques de manière critique...

Conclusion: il faut plus de soin

Le problème de la lecture en Suisse ne peut pas être résolu par une recherche superficielle des causes sans oser s’attaquer aux sujets brûlants. On se trouve face aux résultats pratiques des réformes des 30 dernières années, ayant pratiquement tout changé de ce qui était à la base de notre système scolaire. Elles ont sacrifié la pédagogie scientifiquement fondée – basée sur une vision personnelle de l’être humain orientée vers les sciences humaines – aux exigences du complexe industriel du scolaire. Et ce, sur fond d’une vision biologiste de l’être humain, réduisant les difficultés des enfants en lecture à des dysfonctionnements cérébraux. Depuis lors, on a négligé, voire nié, le fait que les faiblesses et les troubles de la lecture sont souvent causés par des méthodes inappropriées, aujourd’hui en partie interdites4, demandant aux enfants de s’approprier le processus complexe et exigeant de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture tout seul. Livrés à eux-mêmes, sans être guidés de manière compétente et empathique par un enseignant, à intérioriser ainsi des stratégies d’apprentissage erronées et des erreurs.

Or, «pour être précis …»

La famille pratiquant la lecture dans l’histoire de Michael Ende n’a pas  ces problèmes-là. Non, tous lisent avec plaisir, aimaient les livres et oubliaient le monde les entourant, telle la grande sœur de la narratrice tenant le combiné du téléphone contre son oreille avec impatience: «Les téléphones, on le sait, ont été inventés spécialement pour les sœurs de quatorze ans, car sans le combiné à l’oreille, toutes les sœurs de quatorze ans du monde mourraient du manque de nouvelles aussi certainement que les plongeurs sans appareil respiratoire du manque d’air. Mais notre sœur de quatorze ans a en plus un livre à la main, dans lequel elle lit.» Multitâche? Non, par erreur, elle n’avait pas du tout composé de numéro. «Au bout d’environ deux heures, elle demande en passant: «Dis, c’est qui ce tut-tut dont tu parles tout le temps?»
    Ne devrions-nous pas permettre à nos enfants et adolescents de vivre à nouveau davantage de telles expériences dans leurs lectures? Et prendre au sérieux, par exemple, ce qu’Afra Sturm, professeur de didactique à la Haute école spécialisée du Nord-Ouest de la Suisse, ose dire récemment dans un quotidien suisse de renom: «Si la proportion de lecteurs très faibles devait à nouveau augmenter, nous devrions remettre fondamentalement en question la manière dont nous enseignons la lecture aux élèves».5 A quoi bon attendre encore?

1 Schöpfer, Linus. «Für den Alltag nicht gewappnet»: Die Schweiz hat eine Leseschwäche. Ds: NZZ am Sonntag, 19/11/ 2022. https://magazin.nzz.ch/nzz-am-sonntag/kultur/die-schweiz-verlernt-das-lesen-und-wird-anfaellig-fuer-fake-news-ld.1765095?reduced=true 
2 Pfenninger, Simone E.; Singleton, David. 2017. Beyond Age Effects in Instrumental L2 Learning: Revisiting the Age Factor (2008–2017). Multilingual Matters.
3 Perret, Eliane. «UNESCO: «L’écran ne remplace pas l’enseignant», Horizons et débats, no 18 du 29/08/2023
4 Schmoll, Heike.«Fehler sollen wieder korrigiert werden.» Ds: Frankfurter Allgemeine Zeitung du 02/04/2019. https://www.faz.net/aktuell/politik/inland/einige-bundeslaender-verbieten-lehrmethode-lesen-durch-schreiben-16155156.htm 
5NZZ am Sonntag du 19/11/2023

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