L’acte de soigner et de guérir pris entre l’enclume et le marteau

Trois textes fondamentaux sur l’impact nuisible des concepts purement économiques

par Dr. med. Johannes Irsiegler et Moritz Nestor

Face à l’implantation organisée de concepts empruntés à des domaines essentiellement économiques et appliqués sans réflexion au domaine de la santé, à l’augmentation des primes, au diktat de faire des économies, des licenciements et des interventions irréversibles, de plus en plus de voix critiques s’élèvent pour avertir du risque de démantèlement de l’un des meilleurs systèmes de santé du monde. L’objectivité et l’orientation vers des solutions se dissipent de plus en plus des instances publiques. On entend dire souvent qu’une bonne prise en charge des personnes a son prix comme toute autre chose. Cependant, les prestations dans le domaine de la santé sont fournies d’homme à homme, les relations humaines et l’aide dans le domaine de la santé ne peuvent pas être automatisées industriellement, comme on essaie malheureusement de plus en plus de le faire. Dans ce contexte, il est intéressant de noter que l’Etat suisse dépense – proportionnellement au PIB – beaucoup moins que la quasi-totalité de nos voisins, ce qui rend les appels à la maîtrise des coûts encore plus explosifs.
    Une plus grande objectivité dans le débat s’impose. C’est dans cet esprit que nous souhaitons apporter un éclairage fondamental sur la question des coûts de la santé et, plus particulièrement, sur le rôle de l’économie en médecine. Comment le corps médical et les professionnels de la santé doivent-ils se positionner face aux tensions entre l’économie et l’aide médicale et paramédicale, et quels sont leur revendications envers la politique et l’économie? Nous sommes d’avis que la tâche de l’économie consiste à créer les bases sur lesquelles la médecine peut prospérer. De plus, les directives économiques ne doivent pas faire entrave aux décisions médicales nécessaires. Nous nous basons là notamment sur trois textes fondamentaux procédant à une analyse objective et critique des questions centrales d’économie de la santé, respectant notre système de santé actuel et réfléchissant aux exigences éthiques et politico-économiques qui en découlent. Les trois textes sont contenus dans le cahier de la série de publications «Du devoir d’être du côté de la vie» de la Société Hippocratique Suisse de juillet 2023.1
    Le premier des trois textes est une interview de Mascha Madörin, économiste suisse de renom. Elle est experte dans le domaine de l’économie de la santé. Il convient de mentionner son travail fondamental à la Haute école des sciences appliquées de Zurich (ZHAW), intitulé «Ökonomisierung des Gesundheitswesens – Erkundungen aus der Sicht der Pflege».2
    Le deuxième texte est le «Code des médecins – la médecine avant l’économie», publié en 2017 par la Société allemande de médecine interne.3 Il transforme les conséquences, telles qu’elles ressortent également de l’analyse critique de Mascha Madörin, en exigences concrètes dirigées envers la politique sanitaire. Ce sont quinze des grandes sociétés médicales allemandes ayant participé à l’élaboration de ce Code tandis que de nombreuses organisations régionales, nationales et internationales se sont ralliées à ses exigences, par exemple la Chambre des médecins de Hambourg, la Société autrichienne de médecine interne (ÖGIM), la Fédération européenne de médecine interne (EFIM) et d’autres. Le troisième texte est la prise de position de la Société suisse de médecine interne générale (SSMIG), qui a également adhéré, le 8 juillet 2021, au Code des médecins cité.4

Urgence d’une nécessité: disposer
d’une vue plus ample face aux problèmes

La thèse fondamentale de Mascha Madörin se présente tout d’abord par un constat négatif. Elle insiste sur ce fait primordial: éviter que la politique de santé ne devienne un asservissement à l’économie, tel qu’il est présent dans le débat actuel.

«Pouvons-nous faire des économies dans le domaine de la santé? Madörin propose d’inverser la donne: «De quel financement avons-nous besoin pour que le système de santé puisse bien travailler, garantir des soins de base restant respectueux de l’être humain et assurer un accès égal pour tous aux acquis médicaux du système de santé?»

C’est ainsi que l’auteure place la question sociale au centre du débat, expliquant par la suite, avec un raisonnement convainquant, pourquoi le véritable problème d’une médecine socialement équitable n’est pas économique, mais politique. Selon Madörin, c’est précisément cette question qui est souvent supprimée dans les débats économiques dominant notre système de santé, remplacée par des théories négligeant les vrais problèmes internes au système:

«Le point clé, dans le secteur de la santé, est le suivant; nous ne ‹produisons› pas des biens comme dans une usine, apparaissant ensuite sur les écrans pour être vendus souvent anonymement sur le marché, mais je soigne directement des êtres humains, des individus, des personnes. Les personnes bénéficiant de mes prestation se trouvent face à moi, en vis-à-vis à dimension humaine. Les soins ou le traitement médical ne créent donc pas de produits, mais des résultats difficilement mesurables en argent. Contrairement à cette situation, la théorie du marché libre part du principe qu’un bien a son prix, arrive sur le marché en gardant souvent l’anonymant du producteur et peut être acheté par n’importe qui dans le monde, à condition qu’il ait les dollars nécessaires et qu’il veuille l’acheter.»

Madörin évoque ainsi, d’attitude critique, la tendance politique qui, depuis de nombreuses années déjà, se borne à adapter des modèles économiques issus de la production industrielle aux conditions de travail totalement différentes auxquelles sont soumises les professions de la santé et des soins, ce qui a déjà conduit à des dérives inquiétantes. Si le progrès technique progresse, on continuera à produire des voitures de plus en plus vite dans le même temps. Mais malgré le progrès technique, on ne peut pas soigner les malades ou s’occuper des enfants de plus en plus vite dans le même laps de temps. Les activités des professions médicales et paramédicales sont nécessairement laborieuses et exigeantes. Madörin pointe du doigt le point central: les coûts salariaux plus élevés dans le secteur de la santé sont inhérents à la nature des professions médicales et paramédicales et n’ont rien à voir avec le présumé manque d’efficacité.
    Le reproche du manque d’efficacité provient de cette même vue néolibérale imposée par la politique de santé en vigueur, selon lequel les professions de la santé et des soins devraient être traités selon les modèles tirés du domaine économique issus de la production industrielle et des subventions de l’Etat engendrant le malaise du système sanitaire. Face à cela, Madörin insiste à juste titre à ce que les financements de l’Etat augmentent à nouveau – et de manière équitable – compte tenu des conditions particulières évoquées plus haut, conditions impliquant un travail constamment très intense. Comme elle indique, la quote-part étatique suisse est, par rapport à des systrèmes sanitaires européens comparables, moins élevée.5
    Un exemple flagrant caractérisant l’orientation néolibérale des économistes de la santé critiquée par Mascha Madörin, est une prise de position extraite du «Careum Working Paper 2» de la Haute école spécialisée de St-Gall HSG et du Careum Zurich:

«La ‹nouvelle médecine› est […] un marché de masse, intensif en coûts avec une demande élevée ainsi qu’une spécialisation et une division du travail croissantes. Dans la perception du consommateur, la comparaison des prestations est importante, et il existe une concurrence entre les prestataires. […] Dans les soins très standardisés, il ne s’agit pas d’artisanat ou d’art, mais d’une description compréhensible des prestations. En conséquence, une relation thérapeutique basée sur une conception individualiste et un purisme clinique est obsolète.»6

Par contre, face à ce code d’inspiration néo-libérale (américaine), le «Code des médecins» doit maintenir sa priorité sur l’économie et s’orienter à l’opposé de ce dogme. Contrairement au narratif néolibéral parlant de «prestataires», il accorde le rôle à l’approvisionnement économique de serviteur du bien commun:

«Dans le domaine de la santé, l’économie a pour mission de soutenir les objectifs de la médecine et donc de fournir des soins de haute qualité dans un contexte de ressources limitées. L’économie sert ainsi la médecine – à condition que les critères d’action économiques ne dominent pas les décisions médicales.»7

Les deux documents, le Code des médecins précité et les explications de Madörin, ont en commun le fait de se baser sur des concepts fondamentaux inscrits dans la théorie économique, dans le sillon «ordolibérale» déjà en vigueur après la Seconde Guerre mondiale. Alexander Rüstow, sociologue et économiste et représentant principal de l’«ordolibéralisme»8, présente dans une conférence de 1960 le sens de l’économie sous l’aspect social en tant que «servante de l’humanité»:

«Nous sommes d’avis qu’il existe une infinité de choses plus importantes que l’économie. La famille, la commune, l’Etat, toutes les formes d’intégration sociale en général jusqu’à l’humanité, mais aussi le religieux, l’éthique, l’esthétique, bref, l’humain, le culturel en général. Tous ces grands domaines de l’humain sont plus importants que l’économie. Mais tous ne peuvent pas exister sans l’économie; pour tous, l’économie doit préparer le fondement, le terrain. […] Si l’économie ne veille pas à ce que les bases matérielles d’une vie digne de l’homme soient données, toutes ces choses ne peuvent pas s’épanouir. Ce qui signifie que toutes les concepts supra-économiques primaires doivent maintenir leurs exigences envers le domaine purement économique. L’économie doit répondre à ces exigences, elle doit se mettre au service de ces exigences. C’est le but même de l’économie que de servir ces valeurs générales supra-économiques.»9

Madörin insiste, elle aussi, sur ce fait.  L’économie développe d’abord un instrument d’analyse pratiquable, judicieusement adapté aux conditions de travail fondamentalement différentes de celles du système de santé. En effet, elles doivent pouvoir répondre, ne serait-ce qu’approximativement, à la question de savoir comment les flux financiers seront à régler dans le système de santé général et donc collectif.
    Dans ce contexte, Madörin développe une idée essentielle, malheureusement tombée dans l’oubli bien qu’elle convainc par son évidence: ce sont les méthodes scientifiques qui doivent s’adapter aux réalités, et non pas la réalité aux théories souvent floues, chères à certains. Transposer sans réfléchir la réalité de l’entrepreneur et de la production industrielle à la réalité totalement différente des professions sanitaires et des soins, c’est précisément ce qui provoque inévitablement les dommages et les souffrances actuelles. Il s’agit là de dommages et souffrances auquels sont soumis, souvent à un degré tragique aujourd’hui, les patients et leurs proches ainsi que nous tous, en travaillant chaque jour dans ce système dominé économiquement – et ceci dans un des pays les plus riches du monde.
    Ce détournement de perspective sollicité de Madörin et d’autres devrait être à la base de toute considération en matière de politique de santé, détournement qui relie avec la dimension profondément éthique qui a toujours inspiré le domaine sanitaire. Nous aimerions conclure avec Giovanni Maio, qui décrit de manière pertinente la différence entre la réalité de la production industrielle et celle des professions de la santé et des soins, du patient et de ses proches, et donc de nous tous. Contrairement à l’entrepreneur, le médecin fait une promesse entièrement humaine, coonsistant à «mettre ses propres compétences et connaissances au service de l’aide aux autres et donner ainsi la priorité absolue au bien-être du patient. Le fait d’être médecin se définit précisément par cet objectif. Si le médecin ne faisait pas une telle promesse […], il ne pourrait pas aider, car le patient ne se met à nu, physiquement et psychiquement, devant le médecin que s’il peut supposer une telle promesse. […] Seule cette promesse rend possible la médecine dans sa réalisation pratique. La promesse relative au bien-être du patient caractérise donc de manière particulière l’identité de la médecine.»10
    L’exigence d’adapter les modèles économiques à cette réalité professionnelle est donc profondément éthique, à savoir revenir à la raison et réorienter la pensée et l’action en politique, en économie et en médecine en fonction de la réalité envers l’homme, notamment l’être humain souffrant.
    Salus aegroti suprema lex – la santé du patient est notre priorité absolue.

1 Hippokratische Gesellschaft Schweiz, 2023, édition brochée, à récupérer auprès de www.hippokrates.ch  ou Hippokratische Gesellschaft Schweiz, Wingertweg, Fanas
2 Madörin, 2015
3Deutsches Ärzteblatt, année d’édition 114., cahier49, daté du 08/12/2017, p. 2338–2340. https://www.dgim.de/fileadmin/user_upload/PDF/Publikationen/Aertze_Codex/20211130_AErzte_Codex_Plakat_2021_WEBVARIANTE.pdf 
4Schweizerische Ärztezeitung. 2021;102 (2728): 911–912.
5 L’auteure donne des chiffres précis. Selon elle ils montrent qu’en matière de coûts de santé, les foyers suisses sont chargés annuellement de 14 milliards de francs de plus par rapport à ceux résultants de l’application du modèle suédois ou allemand.  
6 Panfil & Sottas, 2009, p. 8
7 Panfil & Sottas, 2009, p. 2 
8 Ordolibéralisme; «ordo»:ordre (juridique); «libéral»: désigne un statut d’économie basant sur la liberté individuelle limité par l’ordre économique étatique. Ni l’économie planifiée du modèle marxiste ni le capitalisme dans la mouvance néo-libérale ne fonctionnent sans un ordre juridique libre et démocratique. L’économie de marché social prend ses sources dans cette école dénommée ordolibérale.
9 Rüstow, 1960, p. 1
10 Maio, 2018, p. 176s.

Sources et textes employés

Deutsche Gesellschaft für Innere Medizin. «Ärzte Codex – Medizin vor Ökonomie». In: Deutsches Ärzteblatt, Jg. 114, Heft 49, 8. Dezember2017. www.dgim.de/fileadmin/user_upload/PDF/Publikationen/Aertze_Codex/20211130_AErzte_Codex_Plakat_2021_WEBVARIANTE.pdf  [neuer Titel]

Madörin, Mascha. «Ökonomisierung des Gesundheitswesens – Erkundungen aus der Sicht der Pflege». Februar 2015. https://www.zhaw.ch/storage/gesundheit/institute-zentren/ipf/%C3%BCber_uns/studie-mad%C3%B6rin-%C3%B6konomisierung-gesundheitswesen-version-215-zhaw-gesundheit.pdf 

Maio, Giovanni. Werte für die Medizin. Warum Heilberufe ihre eigene Identität verteidigen müssen. Munich 2018

Panfil, Eva Maria & Sottas, Beat. «Woher kommen die Besten? Globaler Wettbewerb in der Ausbildung – wer bildet zukunftsfähige Health Professionals aus?» Ds: Careum Working Paper 2 (2009), Careum Verlag. Zurich 2009, p. 8ff.

Rüstow, Alexander. «Wirtschaft als Dienerin der Menschlichkeit». In: Aktionsgemeinschaft Soziale Marktwirtschaft. Was wichtiger ist als Wirtschaft. Vorträge auf der fünfzehnten Tagung der Aktionsgemeinschaft Soziale Marktwirtschaft am 29. Juni 1960 in Bad Godesberg, Martin Hoch Druckerei und Verlagsgesellschaft. Ludwigsburg 1960

Schweizerische Gesellschaft für Allgemeine Innere Medizin. «Der Ärzte Kodex Medizin vor Ökonomie – Gegen die zunehmende Ökonomisierung der Medizin». Ds: Schweizerische Ärztezeitung 2021;102(2728):911-912

Littérature complémentaire sur «L’économisation en médecine. Retenir l’action médicale» https://www.dgim.de/fileadmin/user_upload/PDF/Pressemeldungen/2017_Klinik_Codex_01.pdf 

 

Votation populaire fédérale du 9 juin 2024

mw. Le 9 juin, les citoyens suisses voteront sur deux initiatives populaires portant sur le financement du système de santé.
    L’«initiative pour l’allègement des primes» du PS critique la forte hausse des primes d’assurance-maladie, qu’elle juge inacceptable pour les familles et les individus, et demande le plafonnement des primes à 10% maximum du revenu disponible. Les réductions de primes devraient être prises en charge par la Confédération et les cantons. Cela redonnerait certes plus de poids au service public de la santé, mais les milliards de coûts attendus pour l’État n’entraîneraient guère davantage d’hôpitaux, mais plutôt une hausse des impôts. Avec un contre-projet indirect qui veut encourager le développement de la réduction des primes par la voie fédéraliste éprouvée, le Parlement répond à la demande des initiateurs.
    L’initiative «Frein aux coûts» du parti centriste va dans une toute autre direction. Elle veut «résoudre durablement» le problème de la hausse des primes de l’assurance obligatoire des soins (assurance de base) en prévoyant que les coûts de la santé soient réduits par l’Etat, les médecins et les hôpitaux ainsi que les caisses maladie dès qu’ils augmentent de 20% de plus que les salaires. Une telle «solution», motivée unilatéralement par des considérations économiques, au détriment de soins de santé de qualité, doit être rejetée.
   Ainsi, la Fédération des médecins suisses (FMH) écrit: «L’initiative sur le frein aux coûts veut lier les prestations de santé payées par l’assurance de base à l’évolution des salaires et à la performance économique. Ce mécanisme est absurde et conduit à une médecine à deux vitesses. Le report des interventions et des traitements pour les assurés de base est dangereux. Le Conseil fédéral et le Parlement mettent également en garde contre le rationnement dans le domaine de la santé et rejettent l’initiative.»

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