Les médias américains «grand public» ne sont jamais dépourvus de nouvelles brûlantes lorsqu’il s’agit d’afficher leur splendide amalgame empreint d’arrogance et d’irresponsabilité. Mais ces derniers temps, les grands quotidiens et magazines ont surenchéri leurs efforts à souligner, en couleurs criardes, tant de niaiseries. «Plus ça brille, mieux c’est!», dis-je, lorsque les déficiences de nos médias sont affichées à ce degré extrême. Ce faisant, ils se démasquent pourtant, de sorte que leurs lecteurs ne peuvent faire autrement que de se rendre compte de l’envergure de leurs tromperies et niaiseries. Celles-ci cachent de plus en plus mal leurs vraies intentions se trouvant en arrière-plan.
Réalité et méta-réalité
L’autre jour, prenant mon petit déjeuner en quête des évolutions nocturnes sur le génocide israélo-américain à Gaza, je suis tombé, en feuilletant le «New York Times», sur ce gros titre-ci: «Les feuilles écologiques de lessive ne sont pas si efficaces». Ouah! Cette histoire «savonneuse» avait hanté le grand quotidien depuis son article d’ouverture du sujet, du 5avril, où il avait cité «les cinq meilleures détergents de l’année 2024», mais mes amis de la 8e Avenue m’avaient fait attendre. Je pouvais donc commencer ma journée en pleine certitude d’être un Américain bien informé, entièrement dévoué au courant vert.
Cette nouvelle bouleversante m’a atteint le matin du 25 avril: n’était-ce pas le jour où l’Office de secours et de travaux des Nations unies a annoncé que les opérations militaires israéliennes «se poursuivaient dans les airs, sur terre et en mer» et que «seuls cinq hôpitaux fonctionnaient encore au nord de la bande de Gaza et six au sud»? Mais oui, je l’ai lu sur un site web des Nations unies, mais le «Times» n’en a soufflé mot.
J’étais «mieux informé» encore le dimanche suivant lorsque «The New Yorker» a publié une longue conversation, d’absurdité ravissante, entre David Remnick, rédacteur en chef ayant particulièrement contribué au déclin de ce qui fut autrefois un bon magazine, et Jerry Seinfeld, acteur comique et comédien toujours prêt à débiter des «choses importantes». L’occasion en était ... mais donnons la parole à Remnick pour expliquer l’événement:
«Et maintenant, pour la première fois, il [Seinfeld] a réalisé un film. Il s’agit d’un moine orthodoxe russe du XVIe siècle qui préfère mourir de faim plutôt que de se plier aux ravages de la société tsariste. Ah non, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il s’agit plutôt de l’invention des «Pop-Tarts»1 et de la concurrence entre les deux entreprises, ‹Kellogg’s› et ‹Post›, au début des années 60. Oui, vraiment, c’est cela le film. Il s’appelle «Unfrosted» et sera diffusé le 3 mai sur Netflix. Il est extrêmement ‹idiot›, c’est évident, mais dans le bon sens du terme».
«Extrêmement ‹idiot› – dans le bon sens». Je croyais comprendre.
Ailleurs dans les «informations» (voilà toujours la notion employée de ceux célébrant la radiodiffusion moderne), les forces d’occupation israéliennes continuaient à bombarder Rafah lorsque l’article de Remnick est paru dimanche. Rafah, la ville du sud de la bande de Gaza où Tsahal [l’armée israélienne] avait laissé les habitants de Gaza se réfugier pour leur sécurité, tandis qu’eux, les Israéliens, bombardaient le nord de la bande de Gaza jusqu’à la rendre inhabitable et la rasaient au bulldozer.
Mais nous ne devons pas laisser un bain de sang rappelant le sombre Moyen-Âge – des atrocités que nous finançons – perturber notre psyché. Avec quoi nos médias doivent-ils remplir notre esprit? Avec le largage de munitions américaines sur des enfants palestiniens ou avec l’histoire racontée avec humour quelle entreprise sortait victorieuse de la guerre des Pop-Tarts?
Le «Dîner des correspondants»
de la Maison Blanche
Quant à nous, nous étions au courant déjà au moment où le «New Yorker» a publié ce bavardage hâtif, abusant de notre temps, entre Remnick et Seinfeld puisque nous venions de suivre la coqueluche médiatique de la semaine précédente – le Gand Dîner Gala annuel que la Maison blanche a offert, ce samedi-soir-là, à ses correspondants d’accès régulier. Nous avions donc vu une masse de journalistes (empressés de vivre un court moment de contact avec une des célébrités présentes) passer avec mépris les groupes de manifestants protestant contre le génocide en cours perpétré par Israél et les Etats-Unis. Et nous avons vu Medea Benjamin de Code Pink expulsée de ce noble événement pour’avoir hissé une pancarte affichant «100 journalistes tués à Gaza». Et ensuite nous étions témoins auditifs de la manière dont Colin Jost, star de l’émission «Saturday Night Live», a fini ses 23 minutes d’humour occasionnellement palpitantes en faisant les éloges de ce qui était le plus cruellement absent dans cette salle, pleine de lâches fanfarons: la décence. Voilà donc ses paroles mémorables: «C’est bien la décence qui, ce soir, est la raison pour laquelle nous nous sommes rassemblés, nous tous içi.» A ce moment Jost, en bon bouffon du roi qu’il est en effet, avait déjà enthousiasmé son public narcissique en déclarant: «C’est par vos paroles que le pouvoir apprend la vérité. C’est par vos paroles que vous illuminez l’obscurité.»
Croyez-le, c’est lors de ce printemps de l’an 2024 que des personnes se prononcent toujours ainsi, à propos des journalistes «incorporés» [«corporate journalists»] dans les «élites» occidentaux. Et les personnes auxquelles ils s’adressent les prennent pour vraies.
Le langage et la vérité
Réservons donc un moment aux paroles: à nos paroles, à nos mots, à notre langage – et leur abus dans nos sociétés.
Reprenant les événements de la semaine précédente en consultant nos médias, je me suis rappelé un livre, paru dans les années 1990, qui m’avait fort impressionné. Dans celui-ci, intitulé «The Unconscious Civilization» (La Civilisation inconsciente, Paris, éditions Payot & Rivages, 1997), John Ralston Saul, auteur scientifique et écrivain canadien, mettait au centre, (un des pionniers à l’époque), le décalage qui existe entre la langue courante employée dans le discours social et la réalité. Saul constate que l’éclosion de notre savoir n’a nullement amplifié notre conscience face à ce problème. Par contre, tout indique selon lui que nous nous sommes réfugiés dans un univers d’illusions dans lequel le discours clair et limpide se transforme en une sorte de crime. Ce qui fait que nous nous privons nous-mêmes de notre conscience. Notre capacité de réfléchir est ainsi remplacée par les idéologies.
Manifestations des étudiants
rétablissant le lien avec la réalité
Et puis j’ai pensé à autre chose. J’ai pensé à tous les étudiants lucides et fidèles à leurs principes qui, partout aux Etats-Unis plantent des tentes, occupent des bâtiments et placardent des affiches de soutien à la cause palestinienne – c’est-à-dire la cause humaine. Quelle est la différence, me suis-je demandé, entre les étudiants manifestants et les journalistes parlant de lessive et de la malbouffe au petit déjeuner ou qui occultent autant qu’ils peuvent les atrocités quotidiennes à Gaza? Si la question implique que les deux sont comparables, tant mieux. Je pense qu’ils le sont en effet à certains égards essentiels.
Si nous considérons ceux qui peuplent les grands médias, en malheureux représentants de l’inconscience de notre civilisation, nous n’avons qu’à nous en tenir aux paroles de Saul pour tourner notre regard sur ceux qui manifestent dans de nombreux collèges et universités américains, en tant d’êtres humains n’ayant pas encore perdu toute conscience. Que l’avenir leur appartienne. Ils sont en phase avec la réalité alors que la classe médiatique l’a fui. Alors que les journalistes des grands médias alignés sur le diktat du «politiquement correct» se cachent dans la jungle des frivolités, les étudiants dont nous entendons parler chaque jour se réfugient nulle part, à moins que nous ne prenions pas en compte toutes les tentes qu’ils ont installées sur les espaces verts du campus. Au moment où j’écris ces lignes, des étudiants de Columbia et d’autres universités sont assiégés par la police en tenue anti-émeute – ou, comme à l’Université de Californie, par des maraudeurs (étudiants ou non?) qui brandissent des bâtons pour défendre la cause sioniste. Ecoutons le langage des manifestants, non seulement ce qui les préoccupe, mais aussi la manière dont ils le communiquent. La diction, la simplicité et la clarté de leurs affiches et de leurs déclarations publiques manifestent la force de la vérité.
Rétablir le lien entre le langage et la réalité est au cœur même de notre retour à la conscience, affirme Saul. Et rappelons Hannah Arendt ayant dit: «Nous ne rendons plus humains les évennements du monde et en nous-mêmes qu’en parlant. C’est par la parole, que nous apprenons à devenir humains.»
Ainsi, lorsque les manifestants s’expriment et commentent par la parole ce qui se passe dans le monde, ils exercent eux-mêmes une influence orientée vers davantage d’humanisme.
L’instrumentalisation de l’antisémitisme
Mettons cela en parallèle avec la couverture médiatique des manifestations par le mainstream. Celle-ci bourdonne de termes flous et d’articles délibérément obscurs qui ne tiennent pas compte de l’évidente distinction entre l’antisionisme et l’antisémitisme, la traitant en éternel énigme insoluble. C’est de la niaiserie. J’ai entendu nombreux juifs se plaignant que le sionisme les prive de leur religion, de leur foi et de leur identité, et qu’en ce sens, ils considèrent le sionisme être autant nuisible que l’antisémitisme, celui qui existe réellement parmi certains cercles dans le monde non-juif. Ce business de l’« antisémitisme » partout, ou de cet «antisémitisme» désigné comme «l’ombre que projettent ces manifestations» – selon une phrase tirée du «New York Time» (un exemple de cette langue pleine d’allusions mal intentionnées mais sans signification concrète) – est un cas d’abus du langage pour les raisons les plus cyniques et les plus corrompues, dénué de toute signification apparente. L’autre jour, nous avons assisté à un vote de la Chambre des représentants qui s’imposa, avec 320 voix contre 19, en faveur d’une loi définissant la critique d’Israel comme action antisémite et donc à réprimer juridiquement. Or, je reproche aux médias grand public d’avoir encouragé, pendant des années, cet abus illégal de langage en prétendant que l’équivalence mérite d’être prise un tant soit peu au sérieux. Entre les manifestants et les journalistes, vous avec de l’un côté de la clarté et, de l’autre, du flou – du langage bien employé et du langage servant le contraire. Il y a, une fois de plus, beaucoup d’espoir implicite dans le premier cas, aucun dans le second.
Le pouvoir et ses serviteurs
Il y a une question centrale qui divise, plus radicalement que toute autre, ceux qui agissent au nom du peuple palestinien et ceux qui ignorent ou occultent l’agression israélo-américaine, Il s’agit donc de la question du pouvoir.
Regardez les David Remnick ou ceux du dîner des correspondants de la Maison Blanche (qui est devenu une obscénité idiote bien avant la crise de Gaza) ou le correspondant à la blanchisserie dans les colonnes du Times. Que font ces personnes si ce n’est – pour sauver leur vie ou du moins leur carrière – fuir toute confrontation sérieuse avec le pouvoir? Rappelez ces participants au dîner de la Maison Blanche si désireux de s’identifier au pouvoir et à son lointain cousin populaire, la célébrité. Ne sont-ils pas simplement des amoureux des représentants du pouvoir de l’Etat qu’ils couvrent sagement dans leurs actions et leurs paroles?
Je traite donc en commun ceux qui refusent de rendre compte sincèrement des atrocités quotidiennes à Gaza – ou de toute autre crise à laquelle notre empire en déclin est confronté – et ceux qui remplissent leurs journaux de ... comment dire? ... d’ ordures insidieuses, Pour expliquer cela, je propose d’introduire la notion de négligence professionnelle passive.
Les affabulateurs non dissimulés tel que Jeffrey Gettleman sont en effet les serviteurs les plus lâches du pouvoir. Et d’ailleurs, j’ai hâte de voir ce que le Times, très inventif lorsqu’il s’agit de punir les correspondants qui l’embarrassent fera de Gettleman maintenant que ses récits de «violences sexuelles » [du Hamas sur des enfants et des femmes israéliens] se sont effondrées devant les yeux de tout le monde.
Une diversion au service du pouvoir
Aucun journaliste rédigeant des articles sur les mérites ou non des détergents ou les préférences de Beyoncé se lavant ses cheveux ne peut prétendre se soustraire à ses responsabilités imposées par le journaliste professionnel. Ceux qui contribuent à remplir les journaux avec de l’ordure présumément distrayante afin d’évincer des reportages d’actualité de valeur, surtout en période de crise comme la nôtre, sont également complices de l’égarement et de la désinformation du public au service du pouvoir. Voilà à quoi ressemble le soma, la drogue calmante perverse imaginée par Huxley dans «Brave New World». Ces personnes en débitent quotidiennement une dose, précisément pour ce qu’elle fait perdre connaissance à ceux qui la prennent.
En revanche, dans notre réalité des manifestations actuelles, s’il y a un point commun au sein des jeunes gens qui font trembler leurs administrations, les autorités policières et de nombreuses personnes à Washington, c’est leur détermination intrépide et sans détour à s’opposer au représentants du pouvoir. Ce qui les a amenés dans la rue et dans les salles communes de leurs universités, c’est un abus de pouvoir condamnable basé sur la falsification de l’Histoire mondiale pour exterminer un peuple. Ils sont donc présents exactement là où ils doivent être. Mais j’espère qu’ils comprendront que ce génocide israélo-américain n’est qu’une autre manifestation, particulièrement brutale, d’un problème bien plus vaste, celui de la puissance impériale tardive.
J’espère donc qu’ils maintiennent lorsqu’ils réaliseront que c’est cette question plus vaste à aborder si l’on veut servir l’humanité qu’ils défendent. Cubains, Syriens, Vénézuéliens, Irakiens, Nigérians, Nicaraguayens et autres – prenons la fameuse phrase post-11 septembre et transformons-la: ils sont tous Palestiniens maintenant. •
1 «Pop-Tarts » est une pâtisserie en pâte sucrée que l’on met dans le grille-pain pour manger rapidement quelque chose de chaud. Kellog’s appelle sa création unique « gâteau du petit déjeuner» – un succès de vente aux Etats-Unis.
2 Jeffrey Gettleman avait largement évoqué dans le « New York Times » les prétendus viols d’enfants et de femmes israéliens; ce qui a été démasqué par «Greyzone» étant une histoire fabriquée sans fondement réel.
Première publication Scheerpost du 2 mai 2024
(Traduction Horizons et débats)
Patrick Lawrence, de longue date correspondant à l’étranger, notamment pour l’«International Herald Tribune», est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier. Titre de son dernier livre: «Time No Longer: Americans after the American century». Yale 2013. Sur Twitter, Lawrence était accessible sous @thefloutist avant d’être censuré sans commentaire. Patrick Lawrence est accessible sur son site web: patricklawrence.us. Soutenez son travail en consultant patreon.com/thefloutist.
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