La Constitution fédérale suisse est exempte de définition explicite de sa neutralité. L’initiative populaire pour remédier à cette lacune exige, entre autres, que le Conseil fédéral promeuve activement sa fonction pour la Paix dans le monde. Par-là, notre pays pourrait retrouver sa capacité d’agir. L’initiative pour la neutralité lancée en 2022 a atteint son premier but par le dépôt, au Palais fédéral bernois, de ses 113000 signatures valables. Ainsi, la voie est formellement dessinée en direction du scrutin populaire national qui se prononcera sur la définition de la neutralité en tant que nouvel article complétant la Constitution suisse.
La neutralité ancrée dans la Constitution créerait de la clarification pour la Suisse elle-même – ainsi que pour l’étranger. Si, dans une première phase, le Conseil fédéral va élaborer une proposition alternative au texte proposé ou s’il préfère un refus sans alternative, reste actuellement encore en suspens. On peut cependant supposer qu’il ne va pas favoriser l’initiative dans sa formulation originale, parce qu’elle limiterait sa compétence d’interpréter la neutralité suisse à son gré. Dans ses rapports sur la neutralité de 1993 et 2022, le Conseil fédéral avait argumenté, de manière répétée, que la neutralité suisse aurait «besoin de flexibilité, afin qu’elle puisse s’adapter au cours du temps» (2022, p. 8). Il devra alors décider s’il préfère proposer une définition de la neutralité plus malléable à la stratégie du «tout ou rien», pour ainsi essayer de concurrencer l’initiative constitutionnelle aux urnes.
La neutralité suisse doit s’émanciper de la raison d’Etat des grandes puissances
D’une manière ou de l’autre, l’initiative va forcer un débat substantiel sur la définition de la neutralité suisse et de son ancrage dans l’édifice de l’Etat. La neutralité suisse ne figurant actuellement dans la Constitution qu’en deux mentions marginales, intégrés dans deux articles (art. 173 et 185), ils n’offrent pourtant aucune illustration de sa signification particulière. A cet égard, notre Constitution se distingue profondément de la Constitution autrichienne de 1955 où une loi fédérale décrit précisément la maxime de la politique extérieure de l’Autriche en ces termes: «Dans l’intention de sécuriser ces buts [de la neutralité], l’Autriche ne va adhérer à l’avenir à aucune alliance militaire ni admettre l’installation d’aucune base militaire d’un autre Etat sur son territoire.» Au niveau de la constitution, une définition autant explicite fait défaut à la Suisse. L’exemple de l’Autriche illustre clairement qu’une définition constitutionnelle ne présente pas d’obstacle à une exégèse flexible de la politique extérieure. C’est ainsi que l’Autriche avait rapidement consenti à une adhésion à l’ONU en 1955, (réalisée en Suisse en 2002 seulement), en dépit d’une définition constitutionnelle explicite de sa neutralité, comme elle a aussi adhéré à l’UE en 1995 – circonstance qui est fréquemment présentée en Suisse, du côté conservateur, comme incompatible avec la neutralité.
Dans ce contexte, certains objectent qu’une telle définition constitutionnelle serait inutile car la neutralité suisse s’orienterait selon les Accords de La Haye de 1899 et 1907, raisonnement pertinent du point de vue du droit international qui fait tout de même abstraction d’un aspect important. Les Accords de la Haye définissent les droits et obligations des Etats prenant une attitude neutre en temps de guerre, ilsse réfèrent donc à tous les Etats refusant la participation à une guerre en cours. Les accords ne contiennent pas de clauses spéciales à l’égard d’Etats neutres en tant qu’attitude «perpétuelle» à l’instar de la Suisse, qui a imprégné son drapeau par la neutralité en tant que maxime générale de sa politique extérieure. Les Accords de la Haye se créèrent aux intentions des grandes puissances, pour servir leurs intérêts qui changeaient souvent au cours du 19e siècle aboutissant ainsi à une sorte de «neutralité situationnelle» sans qu’elle constitue le principe de leurs politiques extérieures. Pour cette raison, dans ces accords, on cherchera en vain des dispositions à l’égard d’ Etats à la neutralité pérenne, c’est à dire incluant les périodes sans guerre. Une définition valable de la neutralité perpétuelle spécifiquement suisse, ancrée dans la constitution, clarifierait pour nous – et pour l’étranger, ce que l’on doit et peut attendre de la Suisse. En plus, au niveau de la politique intérieure, elle ne suggérerait que des exigences minimales concernant le façonnement de notre politique de neutralité, sans définir ses détails. Ainsi en est-il avec le texte de l’initiative, texte tout sauf radical. Il présente par contre une approche équilibrée apte à concilier des idées de base émanant des valeurs conservatrices ainsi que progressives sur la politique externe suisse et sa sécurité. Voilà le libellé des quatre paragraphes soumis au scrutin:
1. «La Suisse est neutre. Sa neutralité est perpétuelle et armée.
2. La Suisse n’adhère à aucune alliance militaire ou de défense. Est réservée une coopération avec ce type d’alliances pour le cas d’une attaque armée directe contre la Suisse ou pour le cas d’actes préparant une telle attaque.
3. La Suisse ne participe pas à des confrontations militaires d’Etats tiers et ne prépare pas non plus des mesures d’ordre non-militaire contre des Etats belligérants. Sont exceptées des obligations à l’égard de l’Organisation des Nations Unies (ONU), ainsi que des mesures pour empêcher le contournement de mesures contraignantes non-militaires d’autres Etats.
4. La Suisse utilise sa neutralité pérenne pour l’empêchement et la résolution de conflits et se met à disposition en tant que médiatrice.»
Les paragraphes 1 et 4 constituent les deux pôles de l’initiative qui doit harmoniser ses deux principes, celui d’une politique extérieure favorisant la paix dans le monde avec celui de l’autodéfense armée. Tandis que le texte de l’initiative rendrait difficile la réalisation d’une Suisse sans armée (mais ne l’empêcherait pas), elle tend en même temps une branche d’olivier envers les concitoyens et concitoyennes d’orientation pacifiste, préconisant que la Suisse doit promouvoir activement la paix sur l’échiquier international dirigeant sa politique de neutralité activement dans ce sens – et non pas dans celui de l’isolationnisme.
Le paragraphe 2 surtout versera probablement quantité de sable dans le mécanisme des propagandistes de OTAN travaillant pour l’adhésion rampante derrière les coulisses (baptisés correctement des «crypto-atlantistes» par Filip Ejdus et Catherine Hoeffler). Il exclut également toute participation dans une structure de défense créée de l’UE à part lorsqu’ elle prendra forme un jour. Simultanément, le paragraphe tient compte des situations de la politique réelle n’excluant pas une défense commune face à une attaque directe contre la Suisse. En cas d’attaque, le conseil fédéral ne serait donc pas obligé d’instaurer une loi d’urgence lui permettant cette coopération avec l’une ou l’autre puissance étrangère. Ce dernier point représentant en fait une sorte d’arrière-porte pour les «atlantistes» inconditionnels, dans leur but de renforcer le tissu de ramifications militaires, il constitue néanmoins un compromis dans le but de garder des options ouvertes pour un avenir incertain.
Souvenirs du secret bancaire
Le plus grand changement dans la conception de la neutralité telle qu’elle était comprise jusqu’à présent, se trouve dans le paragraphe3, mais là aussi avec beaucoup de réserves. D’une part, il est stipulé que la Suisse renonce non seulement directement (militairement) à participer aux guerres entre Etats tiers, mais qu’elle s’abstient également de prendre des «mesures coercitives non militaires», c’est-à-dire des sanctions contre l’une ou l’autre partie au conflit. D’autre part, deux exceptions sont proposées en même temps: les sanctions de l’ONU, qui ont par nature un caractère universel, continueraient d’être soutenues aussi par la Suisse, et deuxièmement, la Confédération pourrait continuer de prendre des «mesures» pour empêcher le contournement de sanctions instaurées par d’autres Etats (amis). Cette exception est également importante, surtout pour des raisons de realpolitik.
Il serait fatal que la Suisse ne puisse pas du tout soutenir les sanctions d’Etats tiers (l’UE et les Etats-Unis), car ces deux partenaires commerciaux très importants pour la Suisse ont la fâcheuse habitude non seulement d’imposer des sanctions primaires à leurs adversaires, mais aussi de menacer des Etats tiers ou leurs institutions par le biais de sanctions secondaires. Si la Suisse ne reprenait pas elle-même certaines sanctions des Etats-Unis et de l’UE et contribuait ainsi à contourner ces sanctions primaires (même si ce n’est qu’aux yeux des Etats-Unis et de l’UE), la Suisse serait elle-même soumise à des sanctions qui pourraient porter le plus grand préjudice à l’économie du pays. N’oublions pas que le secret bancaire n’a pas été levé volontairement par le Conseil fédéral en 2009, mais suite aux menaces des Etats-Unis de sanctionner l’UBS et le Crédit Suisse, ce qui aurait pu entraîner la chute des deux banques.
Les sanctions de l’ONU au caractère universel continueraient d’être soutenues par la Suisse aussi. Il faut admettre dans ce contexte que ce n’est guère un argument positif, basé sur la souveraineté, se prononçant en faveur de sanctions. Mais en tant que petit Etat enclavé au cœur de l’Europe, non autosuffisant et dépendant du commerce, il faut se plier à certains diktats, surtout lorsqu’ils sont accompagnés de menaces de violence. Le texte de l’initiative autorise explicitement le fait de s’y soumettre, ce qui signifie que même après acceptation de l’initiative et en supposant que la guerre par procuration en Ukraine et le conflit OTAN-Russie ne seraient pas encore terminés d’ici là, la Suisse ne devrait pas obligatoirement lever toutes les sanctions imposées à la Russie (et à d’autres Etats). On pourra donc en effet se demander ce qu’ apportera ce texte d’initiative. Son importance réside dans le principe. Or, le nouvel article sur la neutralité précisera que la Suisse considère en principe sa neutralité comme une liberté d’alliance, et qu’elle souhaite par principe son application aussi en matière économique (aussi appelée «neutralité intégrale»). Cela ne veut pourtant pas dire que la Suisse ne ferait pas d’exceptions ou qu’elle mettrait son existence en jeu pour ces principes. Il s’agit essentiellement d’inverser certaines tendances qui se sont matérialisées dans la politique étrangère de la Confédération depuis la fin de la Guerre froide.
Mesures contre les belligérants
Bien que les sanctions ne seraient pas impossibles en soi, une telle définition de la neutralité ferait en sorte que la Suisse ne reprendrait pas (quasi) automatiquement les sanctions imposées par l’étranger, mais agirait sous la maxime plus prudente, et plus souveraine, de ne prendre que les sanctions «les plus nécessaires», comme c’était encore le cas en 1998 et avant. Par ailleurs, la menace de sanctions secondaires n’est certes pas inhabituelle, en particulier pour les Etats-Unis, elle constitue néanmoins un acte inamical auquel l’UE a renoncé jusqu’à récemment. Il faut donc s’attendre à ce qu’il y ait à l’avenir des sanctions étrangères sans menace de sanctions secondaires, et auxquelles la Suisse ne sera pas obligée de s’associer avec zèle, mais qu’elle pourra rejeter en se référant à cet article constitutionnel. Cet article permettrait donc à la Suisse de gagner, et non de perdre en marge de manœuvre. En plus, cela permettrait à la Suisse de renoncer à des sanctions symboliques, comme la fermeture de l’espace aérien suisse à l’aviation civile russe. Cette mesure est complètement vide de sens, car les avions russes ne peuvent manifestement pas traverser l’espace aérien suisse sans survoler l’espace aérien européen sanctionné. Afin de rester plus crédible que ce n’est le cas actuellement en matière de politique de neutralité, et dans la mesure où l’UE ne menace pas d’utiliser le bâton des sanctions secondaires, on pourrait à l’avenir faire l’économie de telles mesures contre des belligérants.
Dans le domaine militaire également, l’article constitutionnel aurait un fort effet de signal, à savoir qu’avec ce choix, les votants se prononcent contre l’intégration rampante du dispositif de défense suisse dans les structures de l’OTAN et de l’UE souhaitant prendre leurs distances par rapport aux plans d’engagements militaires collectifs.
Fort effet de signal dans le domaine militaire
Il contrebalancerait les plans du Conseil fédéral qui, au plus tard depuis la publication en 2022 du rapport complémentaire au Rapport sur la politique de sécurité de l’année précédente, a complètement orienté la doctrine de sécurité fédérale vers une interdépendance avec l’OTAN et l’UE. La «coopération» avec les deux institutions allant jusqu’à garantir l’«interopérabilité» est actuellement au centre de la réflexion du Conseil fédéral en matière de sécurité. Cela se traduit par exemple par la décision de participer au projet European Sky Shield ou par le rapprochement politique constant avec l’OTAN. Ainsi, en 2023, pour la première fois, une cheffe du DDPS (l’accent n’est pas mis ici sur le genre) a non seulement visité le quartier général de l’OTAN, mais a également participé à une réunion de son organe suprême, le Conseil de l’Atlantique nord.
Est-il bon de suivre le courant?
Sur le plan militaire comme sur le plan économique, le texte de l’initiative est conçu pour faire contrepoids à ces tendances à l’interdépendance, et pour détourner le navire étatique de la trajectoire suédoise et finlandaise, qui consiste à vider la neutralité de sa substance opérationnelle dans un premier temps, avant de la jeter complètement par-dessus bord le moment venu (si un choc externe suffisamment important se produit). Avant même de voir le jour, l’initiative sur la neutralité a essuyé de nombreuses critiques. Ainsi, les médias l’ont souvent présentée comme une initiative de la droite blochérienne, bien que des représentants de gauche siègent également dans le comité d’initiative indépendant et que plusieurs représentants du PS, des syndicalistes et le Parti communiste se soientrésolument rangés derrière l’initiative. Bien entendu, les opposants à la neutralité ont eux aussi été actifs au cours des deux dernières années, avec des déclarations maladroites telles que la neutralité serait un «mensonge vital qui fonde l’identité» (publiciste Roger de Weck), allant jusqu’à l’affirmation que le souhait d’une neutralité intégrale, qui n’accepte pas non plus les sanctions, représenterait un «soutien implicite ou une prise de parti explicite pour des Etats agressifs» (historien Jakob Tanner).
Ces conflits vont s’intensifier au cours des prochaines années et il faudra tôt ou tard se demander pourquoi la Suisse sanctionne la Russie après son attaque contre l’Ukraine, mais pas les Etats-Unis après leur attaque contre l’Irak (2003) ou le bombardement actuel du Yémen, contraire au droit international, ni Israël pour son bombardement et son occupation des territoires palestiniens. Est-il bon qu’un Etat neutre prenne parti économiquement et moralement lorsqu’il est facile de suivre le courant, mais qu’à d’autres moments, il mène une politique étrangère toute différente? Ou bien les principes de notre politique étrangère devraient-ils plutôt être compatibles avec un traitement égal de tous les belligérants? En effet, on peut s’attendre à un débat vif. •
Première publication dans Die Weltwoche 16/2024. Reproduction avec l’aimable autorisation de l’auteur et de la maison d’édition Weltwoche.
(Traduction Horizons et débats)
* Pascal Lottaz est professeur associé d’études sur la neutralité à la Faculté de droit de l’Université de Kyoto (Japon). Originaire du canton de Fribourg, il est membre du Parti socialiste.
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