«Ils croient que c’est la vie, mais ce n’est que du théâtre», dit Calderón. C’est également valable quant à la réunion du G-7 et au Bürgenstock.
Chaque dollar et chaque euro investi aujourd’hui dans une nouvelle production d’armes est bien placé, estime Dan Altman, car on montrerait ainsi au Kremlin que l’on planifie la guerre pour de longues années et que Poutine se tromperait pensant que l’Occident irait «se dégonfler» en Ukraine. En exemple, il fait état de la nouvelle usine de General Dynamics au Texas, qui fabrique des grenades 155 mm.
Le Professeur Dan Altman enseigne à la Georgia State University en tant que spécialiste de la géostratégie, de la dissuasion, des lignes rouges, de la prolifération nucléaire, de la sécurité internationale, etc. comme indique son site Internet. Dans Foreign Affairs, la principale revue spécialisée dans la politique étrangère des Etats-Unis, Altman appelle désormais l’Occident à montrer enfin à la Russie qui est le plus fort. Sous le titre «The West must show that it can outlast Russia in Ukraine», Altman explique que tout signe de faiblesse incitera Moscou à adapter ses plans de conquête et à continuer son avance. Selon Altman, l’Occident doit montrer aux Russes qu’il se prépare à poursuivre la guerre pendant «trois, cinq ou huit ans». Ce n’est qu’alors que le Kremlin se rendra compte qu’il ne peut pas gagner cette guerre et qu’il cédera.
Le Bürgenstock en scène –
ses acteurs, leurs rôles et leurs textes
«Le grand théâtre du monde» de Calderón de la Barca (1600–1681) repose sur l’idée, courante à l’époque baroque, que le monde est une scène et la vie une comédie, dans laquelle chacun a son rôle à jouer. Devant l’abbaye d’Einsiedeln, ce théâtre du monde est actuellement remis en scène par des amateurs, mais il y a aussi de lourds professionnels du théâtre du monde politique actuel qui viennent de le répéter à quelques kilomètres à vol d’oiseau.
Car s’il y a eu quelque part un sommet qui rappelle le théâtre de Calderón, c’est bien la conférence du Bürgenstock, qui fut d’abord une conférence sur la paix, ensuite une conférence préparatoire à une conférence sur la paix, possible ou peut-être pas pour l’instant mais éventuellement plus tard – et nombre d’autres acrobaties verbales de ce genre. Les acteurs ont alors récité leurs textes correspondant à leur rôle et, miracle, tous veulent la paix ou du moins «déclencher un processus qui pourrait conduire à la paix». L’acteur principal ukrainien, Volodimir Zelenski, professionnel sur scène,a déclaré: «Nous entrerons dans l’Histoire».
El Gran Teatro del Mundo. Chacune et chacun des délégués assis là autour de la grande table savait qu’il était question de tout sauf de paix. La Russie n’était pas invitée car, comme l’a reconnu le ministre des Affaires étrangères Cassis, cela ne plaisait pas à Zelenski. La Chine n’était pas non plus présente, ce qui n’empêche pas le «brassard de l’OTAN» de claironner toujours, même plus fort que jamais, qu’il poursuivra la guerre en Ukraine. Après les défaites en Syrie et en Afghanistan, la plus puissante alliance militaire du monde ne veut pas perdre la face une nouvelle fois. C’est pourquoi l’Ukraine est sans cesse réarmée. Jusqu’aux dents, comme on dit. La vice-présidente Kamala Harris a déclaré avec une clarté désarmante lors de la table ronde: «Nous soutenons l’Ukraine parce qu’elle est d’un intérêt stratégique pour nous.»
Au final, à part 15 millions de francs de frais, rien n’a été fait. Comme on pouvait s’y attendre, le théâtre mondial n’a même pas produit de déclaration finale en commun. D’ importants pays du Sud global, qui ne voient pas la Russie comme une puissance hostile et qui jugent la question de la culpabilité dans ce conflit de manière plus nuancée que le Président ukrainien, n’avaient envoyé que des délégations de second rang et refusaient de signer la déclaration, notamment l’Inde, la Thaïlande, l’Afrique du Sud, le Brésil, le Mexique, la Colombie, l’Indonésie, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis.
Le G7 –
les profiteurs de guerre font mouche
La semaine dernière, lors de leur 50e réunion, les pays du G7 ont décidé de nouvelles sanctions contre la Russie et de nouveaux crédits de plusieurs milliards pour le gouvernement de Kiev (donc pour le secteur occidental de l’industrie de l’armement). Les pays industrialisés occidentaux dépensent 62 fois plus d’argent pour les armes que pour l’aide humanitaire lors de guerres et de catastrophes. En lettres, noir sur blanc: soixante-deux fois plus. Mais depuis peu, ils alimentent leurs industries d’armement non seulement avec l’argent des contribuables, mais aussi avec des milliards issus des revenus des réserves de la Banque nationale de Russie. Il s’agit de 250 milliards de francs que l’Occident vient de voler à la Russie. Les termes utilisés à ce sujet comme «geler», «confisquer», «bloquer», etc. n’arrivent pas à dissimuler le fait. La guerre n’est pas seulement synonyme de mort et de misère pour les soldats et leurs familles, elle est également une affaire de profit pour les riches. Non pas seulement pour la gigantesque industrie de l’armement mais également pour les nombreux groupes qui entretiennent la logistique de la grande machine de guerre réalisant des investissements spéculatifs dans les régions où elle avance. L’économie de guerre n’est pas seulement stimulée par l’argent des contribuables, mais aussi par des crédits accordés par les institutions internationales financières. Des crédits qui, en règle générale, sont à leur tour liés à la condition d’une «ouverture du marché». L’Ukraine, le pays disposant de la plus grande richesse de terres noires au monde, a entre-temps vendu des terres arables d’une superficie équivalente à celle de l’Italie à des multinationales étrangères comme Cargill, Du Pont et Monsanto. Si la Russie gagne la guerre, de nombreux investisseurs pourraient perdre beaucoup d’argent. D’où le vif intérêt de nombreux spéculateurs influants pour la poursuite de la guerre.
La réunion du G7 aux Pouilles était également un événement digne à inspirer une pièce de théâtre à Pedro Calderón de la Barca. En tout cas, les décors s’y trouvaient déjà avec Borgo Egnazia, centre de villégiature de luxe que le banquier d’affaires Aldo Melpignano a fait transformer de manière à ce qu’il ressemble de l’extérieur à un authentique village médiéval italien. Selon les publicités, ce lieu très apprécié des stars hollywoodiennes, avec ses terrains de golf et ses espaces de bien-être, transmettrait une «authentique expérience italienne».
Dans ce théâtre en plein air, Calderón, s’il venait à nouveau au monde, aurait fait peut-être jouer à Joseph Robinette Biden, 82 ans, visiblement frêle, dit Joe, le rôle d’Auguste le Fort, le prince électeur de Saxe, un homme de 120 kilos qui aurait tordu un fer à cheval avec ses mains. A Borgo Egnazia donc, Joe Biden a dit par exemple, lors de son discours sur la feuille:
«A Poutine, il n’est plus possible de faire durer l’affaire, de nous diviser, nous voilà donc aux côtés de l’Ukraine jusqu’à ce qu’elle s’impose dans cette guerre.» Biden doit pourtant craindre que sa politique ne lui fasse perdre les élections à l’automne.
Ils sont à bout de souffle
Deux autres acteurs ont également fait de fortes apparitions sur scène, bien que l’on sache que dans la vie politique réelle, ils sont eux aussi à bout de souffle. Le chancelier allemand Olaf Scholz nous a appris que Poutine avait échoué s’il croirait pouvoir compter sur la lassitude de l’Occident face à la guerre. On pourrait presque croire que le chancelier ait lu les conjectures de Dan Altman. Quant à Emmanuel Macron, il avait déjà répété en vain chez lui le rôle de l’Août fort en voulant envoyer des troupes terrestres françaises en Ukraine. Scholz et Macron, tout comme le Premier ministre britannique Rishi Sunak, subissent actuellement une perte de crédibilité allant croissante.
Une grande partie de la population soutient le cessez-le-feu et des négociations de paix
Selon des sondages récents, une majorité écrasante de personnes, tant en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne qu’aux Etats-Unis, est favorable à un cessez-le-feu et à des négociations de paix. Même la retraitée de Virginie occidentale, peu intéressée par la politique étrangère et face à son impossibilité d’acheter ses médicaments, pourra un jour se dire que les paquets de milliards de dollars envoyés par Washington dans un pays lointain et inconnu appelé Ukraine seraient employés plus raisonnablement en faveur des personnes dans le besoin dans son propre pays.
Les pays de l’OTAN se trouvent face à un problème. Pas dans le domaine militaire, car Kiev réussit actuellement (sous la direction opérationnelle d’experts de l’OTAN) à lancer des attaques massives contre la Crimée et des cibles en territoire russe. Mais dans le domaine de la politique intérieure, les bons conseils sont chers, car c’est là que les démocraties occidentales ont besoin de l’approbation des électeurs si elles veulent poursuivre cette guerre. Même dans les régimes autoritaires les plus durs, il est impossible de mener une guerre pendant longtemps sans soutien populaire.
La mécanique de la tromperie.…
Pedro Calderón ne connaissait probablement pas encore le mot «bluff», mais il est certain que les joueurs aux cartes de l’Espagne avaient une foule d’expressions pour désigner la tromperie et la dissimulation. La théorie de la dissuasion d’experts du genre du professeur Dan Altman repose sur le mécanisme de la tromperie. Il construit une logique selon laquelle l’adversaire abandonnera au moment où on l’aura fait croire que l’on disposerait des meilleures cartes que les siennes. Mais selon le diagnostic d’Altman, cela ne fonctionne pas actuellement, car l’Occident ne bluffe pas suffisamment. Le Russe n’est pas du tout convaincu par les slogans bon marché de Bruxelles et Washington selon lesquels on soutiendra l’Ukraine «as long as it takes». Ce n’est que lorsque l’Occident investira immédiatement et activement de plus en plus de milliards dans un énorme réarmement que le bluff sera suffisamment efficace pour faire comprendre à Moscou que l’on prend les choses au sérieux. La grande erreur de raisonnement dans cette construction est d’ignorer le «facteur humain», à savoir la prémisse selon laquelle on croit pouvoir lire ce qui se passe dans la tête de ses ennemis. Ils seraient ainsi prévisibles comme des robots. Par contre, les recommandations stratégiques d’Altman pourraient s’avérer être des conseils pour une marche vers l’abîme. Bien entendu, Dan Altman n’est pas la voix de Foreign Affairs et Foreign Affairs n’est pas le Washington officiel. Dans ce magazine politique de premier plan aux Etats-Unis, des voix se sont déjà exprimées pour critiquer le fait que l’on n’ait pas su saisir ou torpiller des occasions de trêve en 2022.
Le jeu de poker qu’Altman recommande est issu de la mentalité d’un groupe de partisans de la ligne dure à Washington. Au cours de l’histoire, cette mentalité a toujours incité les gouvernements à poursuivre les guerres jusqu’au bout, alors qu’il était évident depuis longtemps qu’elles ne pouvaient pas être gagnées. Une politique qui s’en tient à l’absurde et qui va donc à l’encontre des intérêts de sa propre population. Les Etats-Unis ont montré suffisamment, pendant vingt ans quels sont les résultats d’une telle mégalomanie, au Vietnam et en Afghanistan.
…et la pathologie du pouvoir
Norman Cousins, journaliste scientifique et militant pour la paix, raconte dans son livre «The Pathology of Power» (1987) qu’il a rencontré à plusieurs reprises le général Douglas McArthur, commandant en chef de la flotte américaine du Pacifique pendant la Seconde Guerre mondiale. McArthur aurait raconté qu’il n’avait pas été consulté par son gouvernement lorsque celui-ci a lancé des bombes atomiques sur des villes japonaises en 1945. Le général était convaincu qu’avec l’invention des armes nucléaires de destruction massive, une politique de sécurité et une dissuasion militaire telle qu’on les connaissait auparavant étaient devenues impossibles. La guerre n’était plus une possibilité, car elle conduisait inévitablement à l’anéantissement des deux parties.
«Polvo salgan de mi, pues polvo entraron», fait dire Calderón le personnage allégorique représentant «le monde», vers la fin de la pièce, lorsque tous les acteurs lui remettent leurs costumes. Cela a l’air d’un avertissement précoce du dramaturge espagnol, adressé à nos leaders: «Qu’ils s’éloignent de moi en poussière, comme ils sont venus en poussière.» •
Première publication: globalbridge.ch du 17 juin 2024, avec l’aimable autorisation de l’auteur.
(Traduction Horizons et débats)
* Helmut Scheben (*1947 à Coblence, Allemagne) a étudié les langues romanes à Mainz, Bonn, Salamanque et Lima. En 1980, il obtient son doctorat. à l’Université de Bonn. De 1980 à 1985, il a travaillé comme reporter d’agence de presse et correspondant pour la presse écrite au Mexique et en Amérique centrale. A partir de 1986, il a été rédacteur en chef de Wochenzeitung (WoZ) à Zurich, de 1993 à 2012 rédacteur et reporter à la télévision suisse SRF, dont 16 ans au ‹Tagesschau›».
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