La manipulation de l’opinion publique a évolué en science de la guerre

par Eliane Perret

Aujourd’hui, consultant la presse, écoutant ou regardant des reportages transmis à la radio et à la télévision ou face aux discours des représentants de la politique politicienne - une question s’impose à chaque "consommateur". Mais comment prendre tout cela pour «la vérité»? Car un constat est devenu certes un lieu commun. L’opinion publiée coïncide de moins en moins avec l’opinion publique. Entre-temps, on s’est mis à reconnaître le flot des tentatives dans le but d’orienter la formation de l’opinion publique par des méthodes de propagande sont rebaptisées pudiquement par l’euphémisme relations publiques (RP). Il est donc devenu monnaie courante pour beaucoup de consommateurs de s’informer activement et largement en recourant à des portails médiatiques se distinguant qualitativement du message unificateur de nos auto-dénommés «médias de qualité». Ces méthodes employées pour réaliser l’uniformité de la pensée collective méritent notre intérêt, de même que l’histoire de leur évolution jusqu’à la conquête de leur position stratégique actuelle.

Manipulation du langage
et dénaturation du sens

Il existe des termes intemporels et transculturels que nous associons spontanément, sur le plan émotionnel, à des contenus positifs. La liberté, la démocratie, la sécurité, l’Etat de droit, la neutralité lorsqu’il s’agit des relations inter-gouvernementales, mais aussi la tolérance, la bigarrure, le changement, la science, la solidarité, la diversité et la durabilité en sont des exemples de notions «connotées» positivement dans notre conscience, dans une large mesure. Ils sont volontiers insérés dans des discours et des produits médiatiques visant à faire accepter des idéologies et des phénomènes souvent peu agréables, parfumant ainsi l’air du temps.
    De même, les stratégies de pouvoir qui se cachent derrière les guerres sont légitimées par des termes enjolivants comme «guerre de libération», «démocratisation»,«interventions humanitaires» peuplés dans les médias avec des «héros», des «sauveurs» ou des «combattants de la liberté», considérés comme dignes de confiance et ainsi protégés d’être remis en question. Ces termes font allusion à de bonnes intentions, portées par l’engagement humain et l’éthique, des réflexions intelligentes, de la confiance et du sacrifice, sensés susciter l’approbation, voire la gratitude, de l’interlocuteur. Aujourd’hui, les appareils de pouvoir politique, sutout leurs «conseillers» jouent parfaitement de ces instuments classiques de la rhétorique dans le but d’influencer l’opinion de leur public ciblé et de l’aligner sur «le bon côté», donc le leur. Dans le jargon de la propagande, on parle de glittering generality, une acceptation générale «rayonnante». On pourrait aussi dire qu’il s’agit de l’emploi d’une notion ou de la tournure d’une phrase centrale dans un sens resté vague qui, selon les cas, sont applicables aux contenus différents. Il importe que les notions employées aient une signification intemporelle et transculturelle, autant vague afin que tout le monde s’accorde sur leur justesse et leur valeur, même s’il s’avère par la suite que leur propre interprétation du terme n’était pas conforme à ce qui était prévu. Ils ne sont ni justes ni faux, car ils ne transmettent en fait aucune information et laissent au destinataire le soin de les interpréter. En tout cas, il s’agit d’un outil rhétorique dont la dimension émotionnelle les lie à des conceptions positives. Ce moyen rhétorique doit nous faire accepter et approuver une chose sans en examiner les réalités derrière cet enrobage. C’est pourquoi ces mots ou ces phrases se trouvent souvent insérés systématiquement dans les discours politiques et leurs échos dans nos médias.

Le revers de la médaille:
détruir ce que l’adversaire apprécie

En contrepartie, la recette rhétorique appelée chez les scientistes de la manipulation NameCalling fonctionne en employant la puissance dénigrante des mots grossiers pour imposer un jugement de valeur très négatif sur certains événements et personnes. Là aussi, l’efficacité consiste dans leur répétition constante apparaissant dans les communiqués de presse, les discours, les contributions aux médias sociaux, et autre discours publiques. Là aussi il s’agit de partager les valorisations ainsi exprimées, de faire accepter les conclusions négatives en éclipsant les faits derrière ces jugements négatifs. C’est également à cela que servent des termes connus qui sont réinterprétés ou des néologismes tels que«bien-pensant», «négationnistes du climat»,«pourfendeurs de Poutine», «éternels râleurs» ou même des termes empruntés au règne animal tels que «rat d’égout», «toutou», et autres styles de termes , pas toujours citables. Ils permettent de faire passer l’adversaire pour un naïf, un menteur, un incapable ou un criminel, tout cela pour se glorifier soi même et ainsi imposer son opinion.
    Glittering Generality et Name Calling: les racines de ces termes désignant des techniques de propagande remontent aux années 1930, il y a donc déjà bientôt 100 ans que des gens droits se révoltent contre ces techniques illicites. Un groupe de journalistes, d’éducateurs et de dirigeants économiques américains collabora donc dans le but de sensibiliser la population aux stratégies de propagande utilisées pour la manipuler. Ils étaient conscients du pouvoir de la radio. Celle-ci était trés très répandue à l’époque, y compris chez les jeunes. C’était une nouvelle technologie en plein essor à l’époque et gratuite pour tous. Les contenus diffusés sur les ondes étaient souvent source de rêves, d’idéaux et d’illusions, ainsi que de transformation des valeurs culturelles. Ils éloignaient les jeunes de la réalité de la vie – et ce en période de crise économique! L’éducation était considérée comme un moyen efficace de lutter contre la propagande.
    En 1937, l’Institute for Propaganda-Analysis (IPA) a donc été fondé à New York, dont l’héritage existe avant tout dans une précieuse liste des sept techniques de propagande les plus courantes, publiée en 1936 (voir encadré). Glittering Generality et Name Calling en sont deux des plus connues à l’époque. Leur connaissance permit aux gens de reconnaître et d’analyser la propagande. Ils se sont inspirés de la rhétorique classique – l’étude de la manière dont le langage est utilisé pour convaincre son public – détaillant les mécanismes illicites pour lui éviter de devenir dupes de manipulations. Les enseignements tirés des méthodes de propagande employées pendant la Première Guerre mondiale ont sensibilisé les scientifiques de l’IPA qui ont donc œuvré pour que leurs analyses entrent dans les programmes éducatifs correspondants dans les écoles et les universités. Leurs efforts débouchèrent également sur davantage de reconnaissance que le travail à caractère préventif était nécessaire, travail qui consistait à mettre à disposition de la population américaine les outils pour mieux la protéger devant l’assaut des méthodes de manipulation. Des dépliants et des publications de livres devaient être mis à leur disposition.

Des fondateurs engagés

L’IPA a été fondée par Edward Filene (1860–1937), un dirigeant économique et philanthrope qui possédait le Filene’s Department Store à Boston. En 1937, Filene a collaboré avec le journaliste et pédagogue Clyde Miller.1 Filene souhaitait soutenir financièrement l’IPA afin de créer et distribuer du matériel pédagogique permettant aux enseignants de guider leurs élèves dans l’analyse critique de la propagande.
    Clyde Miller, qui a dirigé le travail éditorial de l’IPA et contribué à la publication des cinq premiers numéros de Propaganda Analysis, était journaliste et professeur au Teachers College de l’université de Columbia, où il donnait un cours intitulé «Public Opinion and Education» (opinion publique et éducation). En plus il prit soin des textes et éditions issus de l’université.

Analyse de la propagande en classe

Pour aider les enseignants, l’IPA développa de courts articles d’information au format magazine, intitulés «How to Detect Propaganda», «How to Analyze Newspapers» et «The Public Relations Counsel and Propaganda», pour n’en citer que quelques-uns. Grâce au généreux soutien financier d’Edward Filene, ces publications étaient envoyées à des milliers de lycées, collèges et bibliothèques publiques à travers les Etats-Unis. Le matériel a ensuite été complété par «l’ABC de l’analyse de la propagande» donnant des conseils pratiques en matière d’analyse de la propagande, illustrés par de nombreux exemples tirés de l’actualité. La documentation anticipe beaucoup ce qui est accepté aujourd’hui comme compétence médiatique.2 En octobre 1937, l’IPA a distribué 3000 exemplaires d’un numéro annonçant le bulletin d’analyse de la propagande, faisant ainsi la promotion des abonnements. Au cours de la première année, 2500 abonnés ont été recrutés. Ces publications trouvèrent un écho positif auprès de nombreux pédagogues, amplement utilisés dans l’enseignement.

Déjouer la propagande et s’en protéger

Tandis que la liste des techniques de propagande est connue jusqu’à aujourd’hui, «L’ABC des techniques de propagande» est tombé dans l’oubli. Peut-être n’était-il pas adapté à l’esprit du temps; en effet, comme l’écrivait Clyde Miller en 1942, l’un de ses objectifs était de combattre les théories idéologiques du racisme «qu’Hitler et Goebbels ont utilisées si efficacement pour susciter la haine de masse». Et Miller de noter, dans le langage courant de l’époque, qu’«aucun étudiant ayant une fois suivi le programme éducatif recommandé de l’Institut ne pourra succomber à la propagande conduisant à la haine des Juifs en tant que Juifs et les Nègres en tant que Nègres. Cette approche immunise les élèves contre la propagande incitant à la haine sur la base de différences raciales et religieuses.»3 Un appel à l’égalité et à la solidarité humaine qui n’a en rien perdu de sa pertinence!
    Le travail de l’IPA a été observé de manière très critique par le gouvernement américain. L’institut s’est vu retirer le soutien financier dont il dépendait et a ainsi dû fermer ses portes en 1942, presque à l’entrée  en guerre des Etats-Unis dans le conflit mondial. •

1 Les raisons qui ont poussé Filene à s’engager contre la propagande sont peut-être aussi d’ordre personnel. En effet, son père s’appelait à l’origine Wilhelm Katz et émigra de Prusse vers l’Amérique dans les années 1840, avec d’autres concitoyens juifs, en raison de la persécution. Son fils Edward a repris l’entreprise de son père en 1908 et a également été un réformateur social actif, fondant par exemple le premier syndicat d’employés en Amérique.2 «L’ABC de l’analyse de la propagande» ne dénomme pas son auteur. Cependant, en raison du fonctionnement de l’IPA, on suppose qu’il a été rédigé avec la participation active et la supervision éditoriale de Clyde Miller.
3 Renée Hobbs/Sandra Mc Gee. «Teaching about Propaganda: An Examination of the Historical Roots of Media Literacy». Dans: Journal of Media Literacy Education 6(2). 56–67, page 64. https://files.eric.ed.gov/fulltext/EJ1046525.pdf 

(Traduction Horizons et débats)

Autres sources:

Hardinghaus, Christian. Kriegspropaganda und Medienmanipulation. Europaverlag 2023

Menath, Johannes. Moderne Propagandatechniken. 80 Methoden der Meinungslenkung.Verlag Zeitgeist. 2022

Morelli, Anne. Die Prinzipien der Kriegspropaganda. ZuKlampen-Verlag 2004

Ponsonby, Arthur. Falsehood in Wartime. E.P. Dutton & Co, 1929. (Auszüge in: https://archive.org/details/16FalsehoodInWartime )

The Seven Propaganda Devices – Les sept outils de propagande

 

Name Calling – utiliser des insultes
La source d’une information – une personne ou une institution – est discréditée par des qualificatifs péjoratifs afin que ses déclarations ne soient plus prises en compte.

Bandwagon effect – effet de suiveur
En attisant les émotions, on cherche à gagner des suiveurs à une certaine opinion.

Glittering Generalities – généralités scintillantes
L’utilisation d’idéaux ou de vertus brillants permet de glorifier une opinion choisie comme étant particulièrement noble et crédible.

Flag Waving – agiter des drapeaux
Certains symboles visibles de l’extérieur deviennent des signes d’appartenance.

Plain Folks – comme le peuple ordinaire
Par le langage et le comportement, on donne l’impression que le faiseur d’opinion est un véritable représentant du peuple, qui défend son point de vue.

Testimonial –Témoignage
On présente des personnalités éminentes de la politique, de l’économie ou du show-business comme défendant elles aussi l’opinion souhaitée.

Stacking the Cards – mélanger les cartes
Un fait est présenté (de manière erronée) en fonction de ses propres objectifs, afin d’atteindre un but précis, une opinion particulière.

Source: Clyde Miller & Violet Edwards (1936, octobre).The intelligent teacher’s guide through campaign propaganda.The Clearing House,11(2), 69–77

(Traduction Horizon et débats)

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