Comment nous désoccidentaliser

par Patrick Lawrence*

Les actes de barbarie perpétrés par le gouvernement sioniste d’Israël nous poussent à soulever des questions fondamentales: Où est notre humanité, alors que le gouvernement et l’arméé israéliens poursuivent quotidiennement leurs missions de terreur sous nos yeux? Que pouvons-nous faire alors même que notre impuissance nous empêche de réagir de manière significative parce que, comme nous en avons soudain pris conscience avec la crise du Moyen-Orient, nos institutions ont failli à leur mission?
    Nous sommes désormais nombreux à admettre la nécessité de défendre notre part d’humanité – ce que j’ai appelé la part d’humanité résidant dans notre genre, ne serait-ce que précairement pour certains.
    J’ai déjà abordé cette question sous l’angle de la sphère publique [cf. Patrick Lawrence, Défendre l’humanité de l’humanité, Horizons et débat, n° 20, 2024, supplément spécial Contributions au 31e Congrès de Mut zur Ethik, 2024; réd.] en affirmant qu’il était temps de réexaminer les institutions multilatérales, au premier rang lesquelles des Nations unies, en vue de les redynamiser après une longue période de dévalorisation et de marginalisation.

Un changement d’état d’esprit

Je voudrais dans cette contribution changer de point de vue sur le thème qui vient d’être esquissé pour l’envisager sous l’angle personnel et donc individuel.
    Comment agir réellement, en conscience, sur nos pensées, nos préjugés et nos jugements, pour défendre la part d’humanité du genre humain? Cette question d’ordre psychologique traduit tout simplement une modification de notre «façon de penser» et il faudrait, selon moi, commencer par définir ce que nous croyons être. Ce qui nous confrontera à sonder non pas ce que nous sommes, mais ce que nous supposons que nous sommes.
    En vivant dans l’«univers occidental», comme on dit, il est normal de nous considérer comme des Occidentaux. Etre occidental n’est donc pas un choix pour la plupart d’entre nous, mais fait partie intégrante de notre identité.

Les lignes de démarcation,
œuvre de l’Occiden
t

Et voilà des siècles que cela dure: à cet égard, la date-butoir est 1498, lorsque Vasco de Gama a débarqué au sud de l’Inde sur la côte de Malabar, devenant ainsi le premier Occidental moderne à arriver dans ce que nous désignons aujourd’hui comme le Non-Occident. Lorsque nous affirmons notre identité, nous affirmons aussi ce que nous ne sommes pas. D’où, conséquence à prendre en compte, la division du monde entre Occidentaux et Non-Occidentaux, fondement de notre façon de penser, est en grande partie le fait de l’Occident. Or, la ligne de démarcation entre Occident et non-Occident est très ancienne et remonte à bien avant 1498, au moins au —Ve siècle avant J.C., quand Hérodote a relaté les Guerres Médiques dans ses célèbres Histoires. Il est remarquable que cette ligne de démarcation entre l’Occident et l’Orient s’est maintenue, quasiment inchangée, jusqu’à nos jours.
    Le régime Biden et le reste de l’Occident la considèrent aujourd’hui comme une frontière entre démocraties et autocraties. En replaçant la question israélo-palestinienne dans un contexte plus large, on s’aperçoit qu’il ne s’agit que d’une nouvelle confrontation, entre Occident et non-Occident.
    Nous pouvons ne pas accepter la thèse du gouvernement Biden selon laquelle il lutte contre les autocrates non occidentaux au nom des démocrates occidentaux, ce qui ne signifie pourtant pas que nous ne nous considérons pas comme fondamentalement «occidentaux». On a affaire là à un héritage de notre passé, conscient ou non.

et donc, une œuvre d’origine humaine

Nous en arrivons à la base de mon raisonnement: pour assurer la défense de l’humanité du genre humain, nous devons d’abord admettre que la ligne de démarcation entre Occident et Orient n’est, comme elle l’a toujours été, rien d’autre qu’un concept mental humain. Hérodote, dans sa sagesse, l’avait bien compris. Alors même qu’il relatait le demi-siècle d’inimitié entre l’Empire perse et les cités-Etats grecques, il qualifiait d’«imaginaire – la ligne de démarcation entre l’Orient et l’Occident.
    Il semble que depuis 2500 ans on ait généralement fini par communément reconnaître la nature immuable de cette démarcation terrestre, comme si elle était visible depuis un satellite. Puisqu’il s’agit de «changer de mentalité», le premier pas  consiste donc à nous débarrasser de ce concept imaginaire.
    Cela signifie – en recourant à un terme descriptif – que nous devons «désoccidentaliser» notre conscience. Les Japonais, plus précisément, les premières féministes japonaises, ont merveilleusement formulé ce type de projet. Des femmes représentant réellement ce qui est humain en nous tous – fidèles à leurs principes, authentiques, sans préjugés à l’égard d’étrangers comme moi – m’ont beaucoup appris au sujet de cette «structure intérieure» dont le travail consiste de la démanteler.

«Dés-occidentalisation»

Le gouvernement Biden et ses partenaires se consacrent désormais, comme ils disent, à la défense de l’Occident, leur tâche et responsabilité principale. Lorsque nous désoccidentalisons notre conscience, nous pouvons facilement voir clair dans ce discours et comprendre à quel point il est pitoyablement superficiel et limité. Instantanément, nous ouvrons la porte à la défense non pas de l’Occident – qui implique l’Occident en tant que fief contre le reste du monde – mais de l’humanité désignant le genre humain tout court.
    Pour être franc, Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, et Antony Blinken, secrétaire d’Etat américain, ont manifestement besoin d’être désoccidentalisés. Mais ne commettons pas l’erreur de croire que notre problème se limite à cette poignée d’irréductibles suprématistes occidentaux.
    Ces nouvelles dispositions intérieures, cette nouvelle façon de penser, de voir et de faire, chacun d’entre nous doit les cultiver en lui-même. C’est faisable, et le premier pas consiste à admettre qu’il faut commencer par dépasser nos barrières mentales.
    Là, je me base sur ma propre expérience. J’ai passé tout juste trois décennies en tant que correspondant à l’étranger, dans la plupart du temps dans des pays non occidentaux, principalement en Extrême-Orient. Et après toutes ces années, j’ai découvert, à ma grande surprise, que je ne représentais l’occidental typique.
    Mon physique, yeux ronds, cheveux clairs, etc., n’y était pour rien. J’étais toujours moi-même, bien sûr, je n’avais rien abandonné ni renié. Mais j’avais changé de mentalité, ou plutôt la vie et l’expérience m’en avaient fait changer, à mon insu. Je n’étais plus tout à fait occidental. Simplement, ma façon de penser avait changé. L’idée que l’Occident était supérieur au «reste du monde –, regroupé sous l’appelation collective de «non-occidentaux», me paraissait ridicule. L’insistance occidentale sur la priorité accordée à l’individu me paraissait pour le moins problématique, en particulier dans l’esprit des Américains. Il ne faut pas me méprendre. Je ne pense pas qu’il faut passer trois décennies à errer parmi les Asiatiques pour accomplir le projet de se désoccidentaliser. Il s’agit de quelque chose toute autre, de cultiver la conscience de soi. Ce qui compte, c’est l’honnêteté, l’indépendance d’esprit et la détermination à n’être ni plus ni moins que soi-même, indépendamment des orthodoxies dominantes.
    De Friedrich Nietzsche j’ai retenu sa formule qu’il fallait «se débarrasser des oripeaux de l’Occident», ce qui est une merveilleuse façon de l’exprimer. Et ailleurs il a écrit qu’il fallait «ramer bien au-delà des rivages connus» afin de s’examiner à bonne distance pour se voir enfin tel que l’on est.
    C’est en partie ce qu’il concevait comme «le pathos de la distance» mais ce n’en exprime qu’une partie. Cest seulement en prenant de la distance, pensait-il, que nous pouvons voir nos défauts et nous retrouver nous-mêmes. Et c’est ce que je veux dire, il s’agit de reconsidérer qui nous sommes, de fond en comble. Pour Nietzsche, cela fait partie du grand projet de «renversement de toutes les valeurs».

Le «dépassement de soi»

Il nous a exhortés à, si j’ose m’exprimer ainsi, «patiner sur la mince couche de glace de l’ère moderne» et à repenser tout ce que nous avions considéré comme acquis.
    J’évoquerai ici quelques mesures plus spécifiques que, selon moi, nous devrions appliquer et que je considère comme le processus fondamental auquel nous devons nous soumettre en tant qu’individus. Il est facile de donner un nom à ce processus, appelons-le «processus de dépassement», ou peut-être, encore sur le sillon de Nietzsche, «dépassement de soi».
    J’ai déjà évoqué le premier de ces sujets.  Il s’agit de l’idéologie qui régit l’Occident tel que nous en avons hérité, même si cette idéologie réside dans notre inconscient.
    Défendre l’humanité de l’ensemble du genre humain exige que nous renoncions à l’idée que nos modes de vie et nos institutions constituent le paradigme supérieur auquel les autres aspirent ou, s’ils n’y aspirent pas, qu’ils devraient y aspirer ou, à l’extrême, qu’il faut leur enseigner ou les amener à y aspirer, partant de l’idée élitiste que s’ils n’y aspirent pas, c’est uniquement parce qu’ils sont primitifs et, par conséquent, ignorants.
    A ma connaissance, la plus pure expression de cette conviction est l’universalisme «wilsonien», du nom du président américain qui défendait cette idée au début du siècle dernier. Selon Woodrow Wilson, nous – les Américains – étions les surdoués de l’humanité, ce qui nous incombait de faire rayonner notre lumière dans tous les recoins obscurs du monde.
    Il est facile de se leurrer lorsqu’on examine ce postulat. Il est facile de se dire: «Quel concept idiot, quel espèce de narcissisme!» Je sais de quoi je parle parce que, pendant les années que j’ai passées en Asie, j’ai découvert à maintes reprises, et toujours avec amertume, que je m’étais souvent fourvoyé en pensant que je respectais les mêmes principes d’égalité que ceux parmi lesquels je vivais. Lorsque j’y repense, j’ai honte des nombreuses occasions où, portant sur les autres un regard pétendument plus objecitf,  il s’est avéré, un moment plus tard, que leurs vraies idées n’avaient en fait rien de commun avec l’idée que je me faisais d’elles. Dans le pire des cas c’étaient là, dans ma façon d’entendre, les restes de concepts toujours imprégnés des idées wilsoniennes. Il faut donc, comme je l’ai suggéré tout à l’heure, une sorte d’honnêteté radicale pour se regarder pour du vrai, pour regarder à l’intérieur de soi et voir plus exactement qui nous sommes et ce qui reste, dans notre for intérieur, à surmonter encore.
    Il s’agit de se débarrasser d’une idéologie dans laquelle nous avons été immergés toute notre vie durant. Et si toute votre vie, vous avez respiré ce genre d’atmosphère ou bu cette eau en particulier, il vous sera difficile de respirer dans une autre atmosphère et de boire une autre eau. Mais c’est ce que nous devons faire.

Diversité et inclusion

Le deuxième thème que je souhaite aborder est lié à la politique, au sujet de laquelle j’ai quelques remarques à formuler.
    Nous entendons beaucoup parler ces jours-ci d’inclusion et de diversité, à tel point qu’il devient difficile de prendre ces termes au sérieux. Mais attendez: les gens qui insistent le plus fort sur les concepts de diversité et d’inclusion parlent généralement de la couleur de la peau, du genre, ou d’un autre marqueur d’identité assez aléatoire. Ils ne disposent d’aucune approche de ces deux termes pour repérer leur valeur essentielle. Les individus se distinguent de toutes sortes de façons, mais pas, Dieu nous en préserve, sur le plan qu’ils sont doués de la capacité de réfléchir, de croire, de vivre et de soigner leurs traditions et leur culture.
    Aborder ainsi le sujet n’aboutit à rien. Si nous voulons défendre l’humanité du genre humain, nous devons reconduire l’usage de ces notions parmi tant de gens condescendants en détournant leur sens propre pour leur redonner une nouvelle dimension, une signification plus sérieuse.
    Cette démarche exige non seulement que l’on accepte, mais également que l’on adhère à l’existence d’une véritable diversité et à une véritable inclusion, ce qui par conséquent signifie que l’on accepte ceux qui ne pensent guère comme nous ou dont les valeurs sont fondamentalement en désaccord avec les nôtres.
    Et plus nous réalisons que les autres puissent être totalement différents de nous, plus il est important pour nous de surmonter nos appréhensions à nous.

Ne jamais détourner l’Histoire

Ma troisième préoccupation est peut-être la plus importante. J’aurais peut-être dû la placer en premier. Il s’agit de l’Histoire. L’Histoire, comme nous le verrons toujours en toutes circonstances, est une fois de plus notre amie.
    L’Occident a tendance à ignorer ou à rejeter l’Histoire des peuples non occidentaux. Si vous doutez de la justesse de mes propos, prenez un journal grand public et analysez la façon dont il traite les Palestiniens, les Iraniens, les Russes, les Vénézuéliens. Ce choix d’exemples n’est pas au hasard. Nos sociétés ont généralement tendance à éclipser l’Histoire de ceux que nous combattons. Il s’agit d’une pratique extrêmement pernicieuse qui génère de multiples problèmes. Nier l’Histoire d’un autre peuple, c’est nier l’existence de ce peuple, dans  sa complexité, ses aspirations, voire en fin de compte son humanité même.
    Nous nous arrogeons le droit de leur apposer une étiquette – «Etat terroriste, Etat voyou, oligarchie, théocratie et ainsi de suite – et il n’est plus alors nécessaire de les comprendre. Leur histoire disparaît instantanément. En un mot, nous les avons déshumanisés.
    Notre projet manifeste consiste à permettre aux autres de se réapproprier leur Histoire. C’est une transformation instantanée. Regardez ce qui se passe dans le cas concret des Palestiniens de Gaza, lorsque nous replaçons la crise actuelle dans le contexte de 1948.
    Notre perception s’en trouve immédiatement modifiée. Nous avons, selon les termes que nous employons ici, dans nos débats, désoccidentalisé notre perspective sur cette question. Et c’est pourquoi nous sommes – incités par le moulin à prière médiatique, sans cesse, sans relâche, chaque jour – à ne pas tenir compte de l’histoire des crises telles que celle qui s’opère à Gaza.

L’exemple de la Chine

Si nous voulons défendre correctement l’humanité du genre humain, nous devons être prêts à reconnaître que l’humanité foisonne d’innombrables Histoires différentes, auxquelles nous devons rendre hommage quant à leur validité. C’est pourquoi j’insiste pour que nous nous fassions les défenseurs vigilants et vigoureux de l’Histoire, en insistant, quelles que soient les circonstances, sur le fait qu’il ne faut jamais être prêt de l’occulter.
    Une autre conséquence de ma démonstration: nous devons voir le système d’une nation, par exemple celui de la Chine, en nous défendant de conclure, sans élaboration ni réflexion préliminaire, qu’il est «autoritaire» ou signaler qu’il est dirigé – comme je l’ai lu l’autre jour dans le «Times de Londres» – «par une clique totalitaire».
    Si nous nous proposons de défendre l’humanité du genre humain et, en fait, la nôtre, ce genre de discours ne mène vraiment nulle part. C’est un échec sur toute la ligne. C’est peut-être ce à quoi ressemble la Chine pour l’esprit occidental traditionnel, mais s’exprimer comme dans mes exemples relève d’une représentation caricaturale de la réalité. Elle n’est plus acceptable, si tant est qu’elle l’ait jamais été, et ce pour deux raisons. D’abord, si nous persistons à cultiver à ce point notre aveuglement, nous perdrons le contact avec le XXIe siècle et ses différents courants. Ensuite, et c’est encore plus évident, nous échouerons totalement à comprendre les autres. Dans le cas de la Chine, il faut non pas consulter une carte du continent, mais un grand nombre de cartes datant de différentes périodes. On s’aperçoit alors que la Chine a une longue histoire, qui remonte à plusieurs siècles, faite de tensions et de conflits entre intégration et désintégration, de sorte que la Chine d’une période donnée ne ressemble guère à la Chine d’une autre période.
    Maintenir l’intégrité territoriale de la Chine et défendre sa souveraineté ont constitué des défis constants sur une très longue période. En gardant à l’esprit ces cartes et ce qu’elles nous apprennent, nous pouvons comprendre pourquoi un gouvernement centralisé fort fait partie depuis si longtemps de la réalité chinoise et en quoi il est largement accepté, même par les opposants internes de Pékin. C’est ainsi que nous pourrons constater que l’unité et l’intégration de l’actuelle République populaire chinoise est une grande réussite.
    Dans le cadre de cette intégration, ajouterai-je, nous trouvons les préceptes directeurs par lesquels, entre autres, est dirigée la Chine moderne.  Je pense ici aux fameux cinq principes, formulés en 1954, de Zhou Enlai, dont la plupart des Occidentaux ont une connaissance égale à celle qu’ils ont de l’Histoire de la Chine, c’est-à-dire à peu près nulle: Respect de l’intégrité territoriale et de la souveraineté, non-agression, non-ingérence dans les affaires intérieures d’autrui, interaction dans l’intérêt mutuel, coexistence pacifique – cinq en tout, et incontestablement admirables. Ce sont également là des idées du XXIe siècle, issues de la longue expérience acquise par la Chine tout au long de son Histoire.

La dés-occidentalisation de l’Histoire

Maintenant que j’y pense, un autre passage de Nietzsche me vient à l’esprit. Je vous ai ainsi confrontés aujourd’hui de pas mal de citations de ce fameux «Fritz» – comme on l’appelait dans sa famille – parce qu’il était en effet empressé à définir ce processus qui faisait de nous des Occidentaux et a, en même temps, préconisé la nécessité de transcender précisément cette «occidentalité».
    On associe souvent à sa façon de penser le terme de «perspectivisme», qui signifie la capacité à voir les choses du point de vue d’autrui, et voilà donc longtemps que je soutiens que cet impératif est primordial si nous voulons réussir le XXIe siècle.
    Le passage suivant est tiré du livre «Le crépuscule des dieux» et porte plus ou moins directement sur notre tâche de désoccidentalisation:

«L’Occident tout entier ne possède plus ces instincts d’où naissent les institutions, d’où naît  l’avenir: rien, peut-être, ne contrarie autant son ‹esprit moderne›. On vit au jour le jour, on vit très vite, on vit sans aucune responsabilité: c’est précisément ce que l’on appelle ‹liberté›. Ce qui fait que les institutions sont méprisées, haïes, écartées: on se croit de nouveau en danger d’esclavage dès que le mot ‹autorité› est prononcé à haute voix. C’est dire à quel point la décadence a progressé dans les valeurs intrinsèques de nos hommes politiques, de nos partis politiques: instinctivement, ils préfèrent ce qui se désintègre, ce qui accélère la fin.»

Réfléchissez-y. Ces mots viennent de quelqu’un qui a mené sa barque au-delà du rivage, s’est retourné et a vu quelque chose de différent de ce qu’il était censé voir.
    Il me reste un point à ajouter sur la thématique de l’Histoire.
    Lorsque j’insiste pour que nous la revalorisions et la défendions, je ne parle pas de simple commémoration. La mémoire et l’histoire sont étroitement liées, et ces liens font partie de mes thèmes de prédilection. Ici, je me contenterai de dire que lorsque nous parlons de défendre l’Histoire et de la mettre à profit, je sous-entends qu’il faut s’assurer que l’on s’intéresse à l’Histoire écrite. Nous devons insister sur la désoccidentalisation de nos Histoires en insistant sur le fait que les événements aujourd’hui négligés – al-Nakba en est un excellent exemple – ne soient ni minimisés, ni déformés, voire totalement exclus.
    Lorsque Nietzsche écrivait qu’il fallait se dépouiller des oripeaux de l’Occident, il ne voulait pas dire que nous devions oublier qui nous sommes ou renoncer d’une quelconque façon à notre identité. Bien au contraire. L’exercice était conçu comme un processus de découverte de soi, et non de renoncement à soi. La culture fait partie de ce que signifie être humain, et lorsque nous apprenons à honorer les cultures des autres, nous aurons également appris d’ honorer la nôtre.
    Ainsi, tout en pensant à désoccidentaliser notre conscience, nous devons également penser à nous «ré-occidentaliser».

Retrouver les idéaux des Lumières

Je voudrais maintenant formuler un concept radical.
    Au milieu du XIXe siècle, alors que l’Occident s’industrialisait et apprenait à croire en la science, les Lumières, l’Age de la Raison, ont cédé la place à l’âge du matérialisme, dont notre époque est, si l’on peut dire, le prolongement.
    A présent, la consommation de biens matériels est une valeur constante. Nous faisons allégeance au marché comme si cette «autorité» savait toujours mieux que nous, comme s’il pouvait penser à notre place, comme si ses directives produisaient toujours des résultats positifs. En d’autres termes, nous avons plus ou moins perdu de vue les idéaux des Lumières. Nous prétendons vivre selon ces idéaux, mais comme je l’ai fait remarquer dans une conférence précédente, chaque époque prétend en vain honorer les valeurs de l’époque précédente alors qu’elle les a abandonnées.
    Je vais maintenant me référer à une autre notion chère à Nietzsche, celle de la revalorisation de toutes les valeurs. Lorsque je parle d’une ré-occidentalisation parallèle à une désoccidentalisation, et dans les deux cas au nom de la défense de l’humanité du genre humain, je ne propose rien de moins que de transcender les valeurs héritées de l’ère du matérialisme pour revenir aux idéaux que nos sociétés ont abandonnés lorsqu’au fil de l’industrialisation des pays occidentaux, le «progrès» s’est vu assimiler à un culte idéologique. Nous avons depuis lors confondu progrès matériel et progrès fondé sur nos valeurs – à savoir le progrès humain dans son ensemble. Nous disposons aujourd’hui de tous les outils techniques possibles et imaginables, mais, comme nous le rappellent cruellement les Sionistes, notre comportement envers les uns et les autres est toujours aussi barbare. Steve Jobs se targuait de dire qu’Apple allait «changer le monde».  Jusqu’où peut aller le déclin de notre pensée? Les technologies, les téléphones portables et tout le reste n’ont rien changé aux valeurs humaines. Dans le cas de Gaza, les technologies ont changé le monde en contribuant à en détruire les valeurs humaines.   
    Les idéaux des Lumières – humanisme, pensée rationnelle, droit naturel, tolérance, liberté, égalité, fraternité, etc. – sont ce que nous, Occidentaux, pouvons apporter au monde, un peu comme la Chine offre au monde ses cinq principes. Je dois ajouter que je ne parle pas d’un quelconque retour nostalgique au passé, mais d’un retour à ce que nous sommes.
    Je dois à présent m’appliquer à relativiser ma pensée.
    Certains grands esprits nous disent que le projet des Lumières a été, en fait, un échec et la source de la plupart des problèmes auxquels l’humanité a été confrontée depuis lors. Selon cet argument, c’est à partir du Siècle des Lumières qu’est née l’impulsion d’universaliser la civilisation occidentale en tant que glorieux objectif de l’humanité tout entière. La mesure dans laquelle certains penseurs des Lumières, tels par exemple Thomas Jefferson, ont élevé l’individu au rang de souveraineté me semble être un autre problème. John Gray, un intellectuel britannique, a publié en 1995 un livre intitulé «Enlightment’s Wake» (Le sillage des Lumières), dans lequel il a largement contribué à démanteler les notions communément admises de ce qu’était le siècle des Lumières. Non seulement je suis sensible à ce courant de pensée, mais j’en approuve de nombreux aspects.
    C’est pourquoi j’évoque la notion de révalorisation de nos valeurs chère à Nietzsche. Les idéaux des Lumières sont inaltérables, c’est la manière dont on les a interprétés et appliqués qui a produit les échecs.
    Ho Chi Minh admirait la déclaration de Jefferson. Mais n’oublions pas que l’Amérique a trahi l’«oncle Ho». Pour en venir au fait, Jefferson était propriétaire de grande ferme où il faisait travailler des esclaves. Je parle donc de concrétiser les valeurs des Lumières dans un contexte nouveau, celui du XXIe siècle. L’idée peut paraître audacieuse, mais elle n’a rien de terriblement compliquée. Dépasser les valeurs de l’ère matérialiste est, certes, une idée nouvelle. Mais je parle simplement de réévaluer – et d’être ainsi à la hauteur – des idéaux que nous continuons à professer sans pour autant les respecter. Vivre à la hauteur de ces idéaux signifierait essentiellement agir en fonction de ceux-ci sans les imposer à qui que ce soit d’autre. Vous ne pouvez pas professer la liberté – certainement pas la démocratie – en exigeant d’autrui qu’il accepte votre interprétation de ces idéaux.
    C’est ce que j’entends par «ré-occidentalisation», qui irait de pair avec notre projet de désoccidentalisation, et ce dans le but de défendre l’humanité du genre humain.

Il s’agit d’une version révisée de la seconde des deux conférences données récemment en Suisse par l’auteur sur le thème «Défendre l’humanité du genre humain», présenté le 10 octobre 2024 lors d’un colloque organisé de Horizons et débats. Le texte a été publiée pour la première fois sur ConsortiumNews le 14octobre 2024; red.

(Traduction Horizons et débats)


* Patrick Lawrence, correspondant de long date à l’étranger, notamment pour l’«International Herald Tribune», est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier. Son avant-dernier livre est «Time No Longer: Americans After the American Century», Yale 2013. Son dernier livre  «Journalists and Their Shadows» est paru en 2023 chez Clarity Press. Voir son site web: patricklawrence.us. Soutenez son travail via patreon.com/thefloutist.

Notre site web utilise des cookies afin de pouvoir améliorer notre page en permanence et vous offrir une expérience optimale en tant que visiteurs. En continuant à consulter ce site web, vous déclarez accepter l’utilisation de cookies. Vous trouverez de plus amples informations concernant les cookies dans notre déclaration de protection des données.

Si vous désirez interdire l’utilisation de cookies, par ex. par le biais de Google Analytics, vous pouvez installer ce dernier au moyen des modules complémentaires du présent navigateur.

OK