En 2024, le monde aurait pu célébrer le 75e anniversaire des Conventions de Genève. Tous les Etats les ont adoptées le 12 août 1949. Avec d’autres textes, elles constituent le droit international humanitaire moderne. Un an plus tôt, en 1948, a été proclamée la Déclaration universelle des Droits de l’homme, qui fait aujourd’hui partie du droit international coutumier et qui, pour la première fois dans l’histoire de l’Europe, assure à tous les hommes la liberté, l’égalité et la fraternité:
«Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.»
Les auteurs des conventions avaient vécu dans leur chair les nuits de bombardement, les massacres de masse et les déserts nucléaires: Plus jamais ça. Les tombes des millions de leurs proches étaient encore fraîches. Et le crime horrible des premières bombes atomiques leur a fait pressentir ce qui pourrait encore suivre Auschwitz. Combien de cœur ils y ont mis! Combien d’espoirs le monde a-t-il puisé dans ces promesses de droits naturels pour tous. Une consolation face au deuil des millions de personnes assassinées.
Et aujourd’hui?
Aujourd’hui, plus de 120 guerres font rage dans le monde entier, et il semble moqueur de vouloir célébrer le 75e anniversaire du droit international humanitaire.
Dans la fureur atroce du génocide du peuple palestinien, pour ne citer que le pire, les élites occidentales belligérantes ont oublié que nous sommes des êtres humains, elles agissent en toute évidence selon le principe: «Anything goes».
500 ans d’histoire du droit international moderne en Europe ont été effacés de la vie publique occidentale. Contrairement à ce qui se passe dans le reste du monde dominant en nombre.
Et pourtant, il convient de commémorer le 75e anniversaire du droit international humanitaire en rappelant ses 500 ans d’histoire.
Un bastion contre l’arbitraire de l’Etat fondé uniquement sur la pure puissance
C’est le droit naturel qui, surtout depuis le début de l’époque moderne, a donné naissance, au terme de longs débats, à un ordre des droits de l’homme et du droit international ayant, dans l’histoire européenne, résisté depuis le début de l’époque moderne à l’Etat de pure puissance et à son dogme de l’utilité comme la seule et véritable raison du droit. Avec le Bas-Empire romain, le premier Etat de puissance impérial en Europe s’effondre sous l’effet de sa folie de pouvoir et de sa mégalomanie malades, semant ainsi une «graine mortelle», comme le dit Reinhold Schneider, le grand poète Baden-Badenois, dans son essai «Macht. Die Rechtfertigung der Macht.» (Le pouvoir. La justification du pouvoir): Jusqu’à aujourd’hui, l’Europe a connu, pendant un millénaire et demi, des tentatives récurrentes de copier à nouveau, voire de dépasser, le «pouvoir césarien» de l’Etat de puissance romain – dont les chutes ont apporté et apportent encore des souffrances sans fin aux peuples. Reinhold Schneider l’a décrit de manière impressionnante:
«L’Europe offre, sur une période d’un millénaire et demi, le spectacle d’empires qui fleurissent et flétrissent avec une rapidité inouïe; l’aura du pouvoir que l’un après l’autre projette sur le globe terrestre ne semble guère être plus qu’un éclair; après la chute de l’empire [...] le changement de la suprématie se fait à une rapidité toujours plus dangereuse; le pouvoir suprême: l’Empire, c’est-à-dire l’héritage de Rome, s’anime comme un moteur chez tous les peuples; c’est comme si l’Empire romain, disparu depuis longtemps, avait encore semé des graines mortelles dans sa chute: tous les peuples, même ceux dont l’habitat naturel défie une telle succession, aspirent au pouvoir césarien. [...] Lisbonne à l’époque de l’empire portugais [...] [prétendait] dépasser Rome, qui apparaissait à la fois comme la ville des Césars et du Pape. Les formes architecturales de Rome, qui apparaissent dans presque tous les centres de pouvoir d’Europe et même d’Amérique, témoignent d’une succession qui n’est pas seulement artistique: elles expriment la prise en charge d’un héritage dangereux, à la contrainte démoniaque duquel les peuples n’ont pas pu résister dès que leur conscience du pouvoir s’est accrue. [...] Et Rome, aussi maigres que soient les restes de murs qu’elle a laissés sur le territoire de Londres, a en effet envahi la capitale anglaise, faisant renaître les formes qui exprimaient jadis la domination du monde [...].» (Schneider, 1977, p. 16-17)
La première résistance vint
du côté des frères dominicains
C’est au premier tiers du 16e siècle que l’histoire du droit international moderne débute comme confrontation violente avec la conquête et la colonisation sanglantes de l’Amérique par les empires espagnols et portugais. A cette époque, l’Espagne est la seule nation dans laquelle un groupe de chrétiens influents de l’ordre dominicain combat publiquement l’injustice du colonialisme: l’Ecole de Salamanque. C’est principalement dans leurs rangs que naît le premier droit international «moderne», dérivé dès le début du droit naturel.
Les juristes espagnols de cette école de droit naturel s’opposent à leurs compatriotes chrétiens des colonies d’Amérique centrale et du Sud en défendant, de manière révolutionnaire, que tous les hommes, y compris les Indiens païens, sont nés libres et égaux, du seul fait qu’ils appartiennent à l’espèce humaine (cf. de Vitoria 1952 et Fisch 1984). Le droit à la vie et à la liberté, voilà donc ce qu’ils avancent, environ 200 ans avant les Lumières du 18e siècle, ne dépend pas du fait d’être baptisé mais est un droit naturel universel.
Ces «nouveaux droits» que les défenseurs du droit naturel de l’Ecole de Salamanque ont fait valoir s’appliquent selon eux également aux Indiens à partir de 1542, mais échouent en 1545 face à la résistance des colonialistes espagnols (cf. Neumann 1990). Il faut pourtant prendre en considération ceci: avec la résistance de l’Ecole de Salamanque contre l’injustice du colonialisme naissant, les grandes lignes sont tracées, a ce que les Lumières du 18e siècle n’aient plus qu’à les mettre en œuvre sur le plan politique, sans rien ajouter de fondamentalement nouveau à ce qui a été créé par Salamanque.
Parallèlement aux anciennes structures juridiques telles que les constitutions, le droit de succession au trône, le droit féodal et le droit ecclésiastique, le «droit international des débuts de la modernité» se forme par la suite en tant que droit particulier autonome entre les entités souveraines séculières et cléricales indépendantes les unes des autres en Europe, les «Etats des débuts de la modernité» (cf. Oestreich 1969).
Une triade moderne à redécouvrir:
«Homme – Etat – Communauté internationale»
En 2011 paraît aux éditions Stämpfli à Berne le livre d’Iris Glockengiesser: «Mensch –Staat – Völkergemeinschaft. Eine rechtsphilosophische Untersuchung zur Schule von Salamanca», dans lequel elle remet en lumière l’importance historique de l’Ecole de Salamanque, en tant que fondatrice
«du droit international moderne et d’un nouveau concept de communauté internationale – toujours sur la base des enseignements de Thomas d’Aquin et d’Aristote -, mais adapté aux exigences des temps modernes naissant, à la découverte de nouveaux peuples et aux problèmes qui y sont liées. Ce faisant, les savants de l’Ecole de Salamanque ont tenté, dans le cadre de leur compréhension chrétienne fondamentale du monde, d’accorder aux hommes de l’Amérique nouvellement découverte la place qui devait être la leur en tant qu’hommes libres et égaux.» (Glockengiesser, p.1)
Cela nécessitait un nouveau concept de communauté mondiale ne se limitant plus au monde chrétien, «mais au ‹totus orbis› […], c’est-à-dire à la communauté mondiale en tant que personne morale englobant tous les peuples sur la base du droit naturel.» (Glockengiesser, p.1)
Les savants de l’Ecole de Salamanque étaient des érudits universels: ils avaient étudié la théologie et s’étaient également intéressés au droit et à la philosophie. Les plus grands théologiens et juristes espagnols du «siglo de oro» (l’âge d’or) de l’Espagne (début en 1492, apogée culturelle de 1550 à 1660), étaient en contact avec l’université de Salamanque, le centre intellectuel de
l’Espagne de l’époque. D’où le nom d’Ecole de Salamanque. Le fondateur de cette école était Francisco de Vitoria (1483–1546), théologien moraliste catholique et professeur de droit naturel. Un autre représentant important était Francisco Suárez (1548–1617), jésuite, théologien et philosophe. Hugo Grotius et Samuel Pufendorf, en particulier, se sont référés amplement à lui dans leurs ouvrages. Le concept de l’Ecole de Salamanque est basé sur la compréhension de la triade «homme – état – communauté internationale», dont les aspects partiels sont déjà indissociablement liés de par la nature de l’homme.
Les dimensions de la pensée antérieure sont ébranlées
L’Ecole de Salamanque, par l’acquis du droit international moderne, a formulé un nouveau concept de communauté internationale, une communauté mondiale englobant tous les peuples sur la base du droit naturel. C’est notamment la découverte et la conquête de l’Amérique du Sud qui constituent l’arrière-plan historique de la réflexion et de la formulation des idées fondamentales des droits de l’homme. Les bouleversements qui ont accompagné les rencontres malheureusement souvent conflictuelles des chrétiens avec les Indiens et leurs cultures jusqu’alors inconnues ont modifié la vision du monde médiévale en soulevant des questions tout à fait nouvelles et bouleversantes pour le monde de l’époque:
Ces êtres, les Indiens, sont-ils des êtres humains comme nous? Les non-chrétiens, donc les «non-croyants», peuvent-ils disposer du plein droit humain? Quelle est la légitimité des tribus indiennes? Sont-elles des communautés à caractère étatique? A-t-on le droit de faire de ces personnes des esclaves, de s’approprier tout simplement leurs terres?
Il ne fait aucun doute que, dans les circonstances de l’époque, il existait une intention, voire un devoir, d’évangéliser les Indiens; en même temps, on en attendait un profit économique; un traitement digne des Indiens était certes accepté, du moins par la maison royale, mais loin d’être imposé.
Ce qui se heurte au postulat de départ de Francisco de Vitorio et Francisco Suàrez, l’égalité évidente, car innée, de tous les hommes. Ils disposent de la capacité de raisonner, ont ainsi droit à leur liberté naturelle et se distinguent en tant qu’êtres humains par leur nature sociale, qui est à même de former des communautés.
I. La capacité de raisonner
Pour eux et leurs disciples, c’est fondamentalement sa capacité de raisonner qui est la caractéristique primordiale de l’être humain et qui fait de lui l’image de Dieu, indépendamment du fait qu’il croie ou non en Dieu. Les différences dans ses modes de vie, ses croyances, ses formes de cohabitation et ses coutumes, sont exclusivement une question d’éducation et d’instruction.
Cette humanité incontestable des Indiens existait déjà entièrement avant d’avoir été découvert par les Européens. Ils appartiennent à la communauté de tous les peuples et disposent par nature de la dignité humaine. De même, les formes ordonnées de leur vie en commun prouvent la capacité essentielle de raisonnement des Indiens.
Le droit à la propriété découle de la capacité de raisonner. En conséquence, les Indiens ont le droit de disposer pleinement de leur propre vie et de tout ce qui leur appartient.
Mais à la même époque, il existait aussi le discours opposé à eux affirmant que les Indiens n’étaient pas capables de raisonner et qu’ils n’étaient donc pas égaux par nature, mais inférieurs. Pour en déduire que l’on avait le droit de les dominer et qu’ils avaient même besoin d’être soumis aux hommes (chrétiens) qui leur étaient supérieurs.
II. La liberté naturelle
A cela, l’Ecole de Salamanque opposait que l’homme disposait d’une liberté donnée par la nature, donc naturelle. Il n’y a pas d’esclaves par nature, par conséquent il n’y a pas de droit naturel à réduire l’être humain en esclave. En effet, un grand débat a vu le jour à l’époque sur les circonstances dans lesquelles il serait tout de même possible de rendre les homme esclaves, pour leur propre bien ou en raison de comportements coupables ou de conflits armés. Selon certains, il existerait donc, dans certaines situations, des raisons légitimes de leur imposer l’esclavage. Dans ce débat, l’affirmation d’un esclavage naturel est tout de même exclu par principe.
III. La nature sociale de l’homme
Pour les humanistes de Salamanque, l’être humain se caractérise essentiellement par sa nature sociale. Cela implique la nécessité de former une communauté. L’homme recherche et a besoin de la communauté, d’une part parce qu’il ne peut pas survivre seul, et d’autre part parce qu’il ne peut développer toutes ses capacités qu’en vivant en collectivité.
«De même que l’être humain surpasse les autres êtres vivants en intelligence, en sagesse et en langage, de même […] il a été privé par la Providence dirigeante de beaucoup de choses qui ont été attribuées et concédées aux autres êtres vivants. Dès le début, en effet, la nature, symboliquement pour ainsi dire à la mère humaine, a attribué à tous les autres êtres vivants, dès leur naissance, leurs vêtements de protection, afin que l’intégrité et la protection des animaux soient assurées […] Cela à la différence de l’homme qui, même s’il est doté de raison et de vertus, se voit exposé à la vie abandonnée de la nature, en tant qu’être vivant, entrant dans ce monde, il se retrouve vulnérable, faible, sans ressources et sans protection, sans aucun moyen, partout dans le besoin, nu et sans cheveux […]. Pour remédier à de telles situations de détresse, il est donc devenu nécessaire que les hommes n’errent pas de façon erratique et ne se dispersent pas dans la solitude comme des bêtes sauvages, mais qu’ils s’aident mutuellement en vivant ensemble en société.» (de Vitoria, cité d’après Glockengiesser, p.31)
Ce n’est qu’au sein de la communauté humaine que l’homme peut se développer jusqu’à épuiser toutes les possibilités de son existence. Cela conduit à son tour à la nécessité de former des communautés étatiques.
«Or, puisque les sociétés humaines ont été fondées en vue de ce but, à savoir que chacun porte le fardeau de l’autre, et que, de toutes les sociétés, la société étatique est celle dans laquelle les hommes font face le plus commodément à leurs situations de crise, il s’ensuit qu’une communauté est, pour ainsi dire, le mode d’échange mutuel le plus naturel et le plus approprié à la nature.» (de Vitoria, cité d’après Glockengiesser, p.32)
Toute société fait partie
de la communauté globale
Sa nature sociale correspond à sa nature rationnelle et à sa liberté; en cela, l’homme fait partie, dès sa naissance, de la communauté de tous les hommes à laquelle il ne peut se soustraire en tant qu’être communautaire par son origine. L’homme a besoin de l’autre aussi bien pour perfectionner son esprit que pour former des amitiés,
«même si la vie était sûre et se suffisait à elle-même, elle ne pourrait néanmoins être que désagréable et déplaisante dans la solitude». (Vitoria, cité d’après Glockengiesser, loc. cit.) «La nature sociale de l’homme, créateur de la société, se fonde par conséquent sur l’aspiration à la satisfaction de ses besoins matériels, mais aussi sur l’acquisition de la langue et de la formation intellectuelle, ainsi que sur la justice et l’amitié. Ces dernières sont un ornement de la volonté humaine qui, en dehors d’une communauté, doivent rester totalement incultes et pour ainsi dire mutilées. Car la justice et l’amitié sont, elles aussi toujours orientées vers l’existence d’autrui; par conséquent, la volonté humaine montre, elle aussi que l’homme est une ‹créature liée à ses semblables›». (Glockengiesser, op. cit., p. 33)
L’homme s’associe donc à des communautés (étatiques) afin de pouvoir être pleinement humain. Cette donnée doit pourtant être comprise comme un acte de libre volonté et ne signifie pas qu’il perderait ainsi sa liberté. Mais il en résulte évidemment des devoirs découlant de la vie en communauté.
Finalité de l’orientation sociale naturelle: le bien commun
Outre le but de l’aide mutuelle et de l’épanouissement de toutes les forces, on peut attribuer un autre but à la formation de communautés humaines: le maintien de la paix politique et sociale. Sans coexistence pacifique des hommes et donc des peuples, l’aide mutuelle serait vaine.
Il en résulte que la formation de l’Etat doit servir cet objectif et que sa finalité globale est que les hommes puissent vivre ensemble pacifiquement, conformément à leur nature. (cf. Glockengiesser, op. cit., p. 35).
La communitas perfecta n’exige jamais la soumission aux individus, mais elle implique leur intégration dans l’obligation d’une communauté aspirant à la perfection, c’est-à-dire une communauté de vie qui s’efforce d’atteindre le plus haut degré de justice et de perfection possible.
L’homme ne se définit pas par son «moi» seul, uniquement tourné vers lui-même, il a toujours en lui une part de sociabilité qui le relie aux autres et l’oblige à les respecter. Ce respect oblige à aider et à défendre les autres. Le bien de l’homme ne peut s’épanouir que dans et par des communautés; en conséquence, le bien individuel ne peut être déterminé sans tenir compte du bien commun de tous. (cf. Glockengiesser, op. cit., p. 37).
La fin de l’Etat réside dans le
perfectionnement de l’homme, dans la paix et la sécurité
Selon la conception de l’Ecole de Salamanque, la création d’une communauté politique, d’un Etat, est le résultat d’une combinaison de la nature sociale de l’homme, de sa prédisposition naturelle à former une communauté et de son libre arbitre: selon Vitoria, l’homme s’associe à d’autres par sa libre volonté et en connaissance de sa nature, afin d’atteindre son perfectionnement, synonyme à pouvoir vivre en paix et en sécurité. L’Etat a donc deux missions: perfectionner l’homme et promouvoir le bien commun, le bonum commune. L’Etat doit garantir une cohabitation pacifique des membres de la communauté et établir l’unité et l’ordre tout en établissant les conditions et les moyens par lesquels les citoyens peuvent atteindre le bien commun. Les lois d’un Etat doivent donc être orientées tout naturellement vers le bien commun, à condition d’être justes.
Ainsi, l’Etat n’est rien d’autre que la communauté humaine la mieux organisée. Comme les citoyens restent toujours les détenteurs du pouvoir étatique, le fondement de l’Etat se doit être essentiellement démocratique. La question de la meilleure forme de gouvernement – un souverain ou un groupe de souverains – reste secondaire tant que la domination ne se transforme pas en tyrannie. Celle-ci nuit clairement au bien commun. Ainsi, tous les Etats ou formes d’Etat possibles sont égaux (en valeur) et, surtout, ils sont souverains. Aucun Etat n’est au-dessus d’un autre, de même qu’aucun homme n’est au-dessus d’un autre: aucun peuple ne peut s’ériger en souverain d’un autre peuple.
Enfants de leur temps…
Sur certaines questions, les savants de l’Ecole de Salamanque sont restés des enfants de leur temps. C’est le cas de la question de l’esclavage, qu’ils ne considéraient toutefois pas comme une donnée naturelle, aucun homme ne venant au monde en tant qu’esclave. Sur la question de la meilleure forme de gouvernement possible, ils étaient également favorables à la monarchie, la seule forme d’Etat existant à l’époque dans le monde connu, l’idée d’une démocratie directe leur paraissant impossible car pour eux, elle manquerait de stabilité.
Développer tout cela est resté et restera une tâche pour les générations futures. Cependant, leur conception selon laquelle tous les hommes – Espagnols, chrétiens et habitants du Nouveau Monde – naissent égaux et libres était une idée révolutionnaire à l’époque. Leurs idées sur l’Etat et la communauté internationale étaient tout aussi révolutionnaires: une communauté internationale universelle constitue la base dans laquelle tous les Etats, indépendamment de leur orientation religieuse ou culturelle, sont considérés comme faisant partie d’un tout, concept qui prenait à leur époque déjà les contours d’une communauté internationale devant veiller à la promotion du bien commun de tous les êtres humains. C’est dans ce sens que nous nous associons aux conclusions d’Iris Glockengiesser:
«La paix, la sécurité et la garantie des droits de l’homme, objectifs suprêmes de chaque individu, mais aussi de chaque Etat et de la communauté internationale dans son ensemble, ne peuvent être atteints qu’ensemble. Mais seulement si nous sommes tous prêts – dans l’esprit de l’école de Salamanque – à apporter notre contribution au bonum commune et au bonum totius orbis [le bien du monde entier]». (Glockengiesser, p. 110)
Le droit naturel se développe en science fondamentale de la vie sociale
Avec l’Ecole de Salamanque, le droit naturel moderne naît, au début de l’ère moderne, en Europe, à partir de la culture chrétienne. Il part de la nature sociale humaine, donc de l’anthropologie, et débouche, au plus tard avec Hugo Grotius et Samuel Pufendorf, au milieu du XVIIe siècle, sur le projet d’une «science fondamentale de la vie sociale» de l’homme (Wolf, p. 260). Cela ne se fait pas en opposition à la doctrine chrétienne ou en lutte contre elle. Ce n’est pas non plus une application des nouvelles méthodes physiques ou mathématiques des sciences naturelles naissantes. Il s’agit d’une science empirique autonome qui déduit de la nature sociale humaine des lois naturelles réglant la cohabitation sociale. Samuel Pufendorf le formule, de manière plus concise que quiconque d’autre, en ces termes:
«L’homme étant , comme nous venons de le faire voir, un ’animal’ très affectionné à sa propre conservation, pauvre néanmoins et indigent de lui-même, hors d’état de se conserver sans le secours de ses semblables, mais pourtant très capable de leur faire du bien et d’en recevoir ... il ne saurait subsister, ni jouir des biens qui conviennent à l’état où il se trouve, s’il n’est sociable, c’est-à-dire, s’il ne veut vivre en bonne union avec ses semblables et se conduire envers eux de telle manière qu’il ne leur donne aucun sujet plausible de penser à lui faire du mal; mais plutôt qu’il les engage à maintenir ou à avancer même ses intérêts.
Les lois de cette sociabilité, ou les maximes qu’il faut suivre pour être un membre commode et utile de la société humaine, sont en effet ce qu’on appelle les lois naturelles. Voici donc la loi fondamentale du droit naturel: que chacun doit travailler autant qu’il dépend de lui, à procurer et à maintenir le Bien de la société humaine en général. D’où il s’ensuit que – comme celui qui veut une certaine fin, doit vouloir en même temps les moyens sans quoi on ne saurait l’obtenir –tout ce qui contribue nécessairement et en général à cette ’sociabilité universelle’, doit être tenu pour prescrit par le droit naturel; et que tout ce, par contraire, qui la trouble ou la détruit, doit être censé défendu par le même droit.
Les autres maximes ne sont toutes que des conséquences émanent de cette loi générale […] En effet, la constitution de notre nature est telle, comme nous l’avons dit ci-dessus, que le genre humain ne saurait se conserver, si les êtres humains ne vivent entre eux d’une manière sociable, [ce qui est facilité par le fait] que notre esprit est susceptible des idées nécessaires pour connaître les règles de sociabilité.» (traduit du latin original par Jean Barbeyrac, Londres, éd. Jean Nourse, M. DCC.XLL: «Les devoirs de l’homme et du citoyen, Tels qu’ils lui sont prescrits par la Loi Naturelle» tome Ier, chapitre III, 7, 8, 9, 11, orthographe adaptée.)
Ce projet d’une science de l’homme est élaboré par des chrétiens au sein du christianisme, en accord avec la Bible, mais ne se conçoit pas comme une théologie, mais comme l’application d’une pensée et d’un raisonnement rationnels à la nature de l’homme. C’est là que se développe ce qui deviendra, au 18esiècle, les Lumières politiques: le droit naturel. En simplifiant quelque peu, Pufendorf l’esquisse ainsi: la théologie nous apprend ce qu’est la vie après la mort, le droit naturel nous donne les règles de la vie en communauté sur cette terre avant la mort. L’Ecole de Salamanque a marqué le début du développement de ce qui aboutira au droit international moderne et de son concept de droit naturel des droits de l’homme. Environ 250 ans avant les déclarations des droits de l’homme, elle se référait déjà, à l’époque des Lumières du 18e siècle, à la liberté et à l’égalité innées à tous les êtres humains et se développa – au sein du christianisme – entre autres en un mouvement contre l’oppression des peuples étrangers par les nations chrétiennes. •
Choix d’oeuvres thématiques
Frisch, Jörg. Die europäische Expansion und das Völkerrecht. Die Auseinandersetzungen um den Status der überseeischen Gebiete vom 15. Jahrhundert bis zur Gegenwart, Stuttgart 1984;
Glockengiesser, Iris. Mensch – Staat – Völkergemeinschaft. Eine rechtsphilosophische Untersuchung zur Schule von Salamanca, Bern 2011
Neumann, Martin. Las Casas. Die unglaubliche Geschichte von der Entdeckung der Neuen Welt, Freiburg/Br. 1990, p. 177–186;
Oestreich, Gerhard. Geist und Gestalt des frühmodernen Staates. Ausgewählte Aufsätze, Berlin 1969;
Pufendorf, Samuel. Über die Pflichten des Menschen und des Bürgers nach dem Gesetz der Natur, Frankfurt am Main 1994, chapitre 3, § 7, § 8, § 9, § 11;
Schneider, Reinhold. Macht. Die Rechtfertigung der Macht, in: Schneider, Reinhold. Gesammelte Werke, édité par Edwin Maria Landau, Volume 8, Frankfurt/Main 1977, p. 16–17;
de Vitoria, Franciscus. De Indis recenter inventis et de jure belli Hispanorum in Barbaros relectiones, 1539, Vorlesung über die kürzlich entdeckten Inder und das Recht der Spanier zum Krieg gegen die Barbaren, traduit et édité par Walter Schätzel, Tübingen 1952;
Wolf, Erik. Grosse Rechtsdenker der deutschen Geistesgeschichte, 4e édition, Tübingen 1963, p. 260
Notre site web utilise des cookies afin de pouvoir améliorer notre page en permanence et vous offrir une expérience optimale en tant que visiteurs. En continuant à consulter ce site web, vous déclarez accepter l’utilisation de cookies. Vous trouverez de plus amples informations concernant les cookies dans notre déclaration de protection des données.
Si vous désirez interdire l’utilisation de cookies, par ex. par le biais de Google Analytics, vous pouvez installer ce dernier au moyen des modules complémentaires du présent navigateur.