Le conflit ukrainien – propagande et réalité

Le conflit ukrainien – propagande et réalité

par Klaus Hornung

La chancelière maîtrise parfaitement la propagande par les médias. Au début ce fut l’«absence d’alternative» pour l’euro et son sauvetage. Maintenant elle reproche au président Poutine et aux Russes le retour à la «vieille façon de penser» du communisme soviétique, sa tendance à vouloir des «sphères d’influence», ce qui avait été abandonné il y a 25 ans, c’est-à-dire à la fin de la guerre froide, remplacé alors par un respect réciproque des intérêts et une coopération internationale, menée particulièrement par l’UE et les Etats-Unis. Depuis le début du conflit ukrainien, l’hiver dernier, cette façon de présenter la réalité est devenue une véritable rengaine de la propagande occidentale qui à tout prix veut rendre la Russie responsable de ce conflit et de son renforcement. Il est donc nécessaire de revoir les faits.

En 1991, l’Ukraine était devenue, après l’effondrement de l’Union soviétique, un pays indépendant. Mais elle était restée un Etat politiquement fragile. Leurs dirigeants venaient, pour l’essentiel, de la nomenclature soviétique. Toutefois ces gouvernements oligarchiques se tournaient déjà vers l’Ouest. En 1992, l’Ukraine adhéra au FMI, en 2004 à l’OMC. Les frontières furent ouvertes aux capitaux étrangers. Le résultat en fut la fermeture entre 1991 et 2013 de la moitié des entreprises, le reste étant accaparé par les multinationales étrangères et les oligarques. Pendant cette période le produit brut intérieur fondit à 70% de celui de 1991, la production d’acier à 43%, la population, du fait d’une énorme émigration, passa de 52 à 38 millions d’habitants.
Le pays, ainsi affaibli, tomba sous les intérêts occidentaux, américains et européens, le tout préparé et financé par des fondations politiques et par certains médias tels que Radio Liberty, Voice of America, la BBC et la Deutsche Welle. En 2004 eut lieu la «révolution orange» menée par une large frange de la population. Julia Timochenko devint leur idole, et la tête dirigeante du gouvernement, alors qu’elle faisait elle-même partie de l’oligarchie. Sa rivalité constante avec le futur président Viktor Iouchtchenko aboutit en 2009 à de nouvelles élections et au retour de la vieille garde oligarchique au pouvoir. Le président Viktor Ianoukovitch continua de négocier pour associer l’Ukraine à l’UE. En été 2013, le contrat était prêt, mais subitement le président refusa de le signer et empêcha ainsi sa mise en vigueur. Il semble bien que le président Poutine se soit mêlé de l’affaire en offrant une aide financière alléchante pour la livraison de gaz et de pétrole. Le résultat fut qu’en souvenir de la révolte de 2004, une nouvelle résistance contre le régime oligarchique et la tutelle de Moscou éclata, surtout en Ukraine occidentale et centrale, se transformant au cours de l’hiver 2013/14 en révolte populaire, causant de nombreux morts.
Le 21 février 2014, les ministres des Affaires étrangères de l’Allemagne, de la France et de la Pologne se rendirent à Kiev pour tenter une médiation dans ce conflit qui prenait de l’ampleur. En fait, on mit en route un accord prévoyant la remise en activité de la Constitution de 2004, de nouvelles élections et la formation d’un gouvernement d’unité nationale. Les signatures des trois ministres des Affaires étrangères, du président Ianoukovitch, d’un représentant du président Poutine, ainsi que de représentants du mouvement du Maïdan devait offrir une solution raisonnable. Toutefois les trois ministres des Affaires étrangères retournèrent brusquement chez eux dans la nuit même, créant un vide que des forces radicales du Maïdan surent exploiter immédiatement pour s’imposer par la force, provoquant dans la nuit même la fuite du président Ianoukovitch. A Kiev fut installé un gouvernement et un président provisoires, ce qui rendit caduques les mesures prises par les ministres européens. Toutefois, on réussit peu après à obtenir l’accord de la majorité du Parlement ukrainien en faveur de cette transition, du fait notamment qu’une partie du groupe parlementaire en soutien du président Ianoukovitch s’était rallié au nouveau gouvernement.
Le gouvernement de Moscou a pu facilement dénoncer les événements de Kiev comme un coup d’Etat de «nationalistes, néonazis et antisémites» ukrainiens et les condamner. A partir de là, on se mit à préparer l’annexion de la presqu’île de Crimée à la Fédération de Russie, le tout tant en Crimée même qu’à Moscou. Une grande majorité de la population de Crimée se prononça le 16 mars pour cette annexion. Le 18 mars déjà, le président Poutine déclara dans un discours au Kremlin la disposition du gouvernement russe de répondre favorablement à la demande de la population de pouvoir intégrer la Fédération de Russie. Poutine put justifier cette annexion tant du fait du coup d’Etat des forces radicales à Kiev qu’en se référant à l’histoire allant du baptême de Wladimir le Saint, le fondateur de la Rus mille ans plus tôt à Cherson jusqu’à l’annexion de cette presqu’île en 1783 par la tsarine Catherine la Grande. Poutine rappela encore que la presqu’île avait été défendue héroïquement entre 1853 et 1856 contre les Anglais et les Français de même que contre les envahisseurs allemands entre 1942 et 1944. Le 18 mars, le président justifia cette annexion contre les accusations occidentales, comme quoi la Russie aurait eu recours à une annexion en violation du droit international, en se référant à la Charte des Nations Unies qui ne considérait pas cette annexion comme une violation du droit international tout comme elle ne s’était pas opposée à la scission du Kosovo de la Serbie en 1999. Dans ce contexte, Poutine ne put s’empêcher de rappeler le bombardement de Belgrade par l’OTAN en 1999 de même que les interventions armées en Irak et en Libye sans autorisation du Conseil de Sécurité de l’ONU, qui furent donc parfaitement illégales par rapport au droit international. Finalement, il répéta l’accusation russe que les USA et l’OTAN ne respectaient pas leur promesse des années 90 de ne pas étendre les frontières de leur alliance vers l’Est, de même que la mise en place d’un système de défense anti-missiles en Pologne et en Tchéquie sans aucune considération pour la Russie.
Il est intéressant de remarquer que le 14 mars 2014, soit un jour avant le discours de Poutine, le professeur américain John Mearsheimer, professeur de politique internationale à l’Université de Chicago, avait exprimé dans le «New York Times» son opposition au chœur de protestation de la politique et des médias «occidentaux» accusant la Russie d’être à l’origine du conflit ukrainien. Ce professeur américain voit plutôt les racines du conflit dans la volonté des Etats-Unis, depuis les années 90, de retirer l’Ukraine pas à pas de l’influence russe. Il rappela que déjà en 2008, on évoquait ouvertement au sein de l’OTAN l’annexion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’alliance occidentale. Depuis l’automne 2013, le président Obama et l’ambassadeur américain à Kiev avaient soutenu le mouvement de révolte dans la capitale, et que de ce fait l’annexion de la Crimée ne pouvait être une surprise. Ce professeur adressa donc comme conseil à la politique américaine de respecter à l’avenir les intérêts russes en Ukraine et de reconnaître que ce pays est un tampon entre l’Est et l’Ouest. Mearsheimer fut aussi le premier en «Occident» à rappeler que les Etats-Unis auront bientôt besoin de la Russie quand il s’agira de négocier à propos de la Syrie et de l’Iran, de même que du retrait de l’Afghanistan, mais finalement aussi en regard de la Chine qui s’annonce comme un rival important à l’avenir.
Afin de comprendre le nouveau conflit est-ouest, il faut se reporter au développement historique et aux relations depuis l’effondrement de l’Union soviétique il y a 25 ans. La première décennie après 1991 se déroula sous les efforts du président Eltsine pour provoquer un choc en menant le pays à coups redoublés vers une économie de marché comme en Occident. Cette expérience ne pouvait qu’être un échec, cela sous l’influence des oligarques qui s’étaient approprié par des méthodes criminelles les biens du pays, mais placèrent les rendements de ces biens mal acquis dans les banques étrangères au lieu de réinvestir dans le pays, ce qui empêcha de moderniser l’économie du pays provoquant l’appauvrissement d’une grande partie de la population. Le résultat en fut non seulement la nécessité pour la Russie d’emprunter largement en Occident, mais aussi qu’en 1998 le pays fut déclaré en banqueroute.
Ces années Eltsine sont restées gravées dans la mémoire de la population comme l’«époque du désordre», avec un gouvernement faible dépendant de l’Occident et de ses nombreux «conseillers». Ce fut une ère de faiblesse, utilisée par l’Ouest, notamment par les Etats-Unis, à ses fins propres.
Il faut tenter de comprendre le phénomène Poutine à partir de là, lui qui prit le relais de Eltsine en mars 2000, bien décidé à mettre un terme à cette «époque du désordre», à domestiquer les oligarques, à panser la plaie de la guerre en Tchétchénie, ce qui lui valut un fort soutien de la population. Malgré sa déception à l’égard de l’Ouest, il maintint la politique de bonne entente et de coopération avec l’Union européenne et les Etats-Unis. L’aboutissement de cette politique fut la conclusion de l’accord START devant favoriser la réduction des deux arsenaux d’armes nucléaires. («Strategie Arms Reduction Talks»), signé solennellement en mai 2002 à Moscou par les présidents Bush jun. et Poutine. D’autres étapes de la coopération est-ouest suivirent, comme la mise en place d’un conseil OTAN–Russie permettant des échanges de vue sur des questions stratégiques communes et finalement l’accès de la Russie dans le groupe des Etats du G-8, permettant un fort développement des échanges commerciaux.
Mais cette lune de miel entre l’Est et l’Ouest, comprenant l’entente entre les Etats-Unis et la Russie ne dura pas et subit un vent froid, voire glacé. C’est précisément là que l’Occident mit le doigt, marquant un intérêt véritable pour notamment l’Ukraine en utilisant les méthodes musclées occidentales pour prendre de l’influence. Lors de son discours à la Conférence sur la sécurité de Munich en février 2007, Poutine dut mettre en garde l’Occident du fait de ses nouvelles méthodes d’immixtion politique dans les nouvelles relations de la Russie avec ses voisins. La Russie avait déjà eu affaire à la «révolution orange». Lorsque les ambitions occidentales s’étendirent sur la Géorgie, la Russie mit un halte-là défendant ses intérêts en intervenant militairement en 2008 pendant cinq jours contre la Géorgie séparant ainsi la province d’Ossétie du Sud et la mettant sous la protection de la Russie.
Lorsque Madame Merkel parle de la résurgence de l’«ancienne façon de penser» en «zones d’influence» de la part de Moscou dans le conflit ukrainien, elle ignore la réalité, ne tenant aucun compte de la volonté de l’Occident d’étendre constamment ses zones d’influence vers l’Est. Le tout sous le prétexte de droits de l’homme et de liberté alors qu’il s’agit d’une longue marche de l’Occident contre laquelle la Russie avait longtemps marqué beaucoup de patience pour finalement tirer une ligne rouge quant à ses propres intérêts.
Une solution de la crise ukrainienne ne sera possible que dans la mesure où les deux parties, la Russie et l’Occident, seront prêtes à insérer le tout dans un espace global stratégique, c’est-à-dire de reconnaître qu’il faut d’abord régler le très sérieux conflit concernant la Syrie, qui dure depuis trois ans, mais aussi celui avec l’Iran. Autrement dit: la solution du conflit ukrainien est une condition préalable pour être en mesure de régler le conflit central, qui ne peut trouver de solution qu’avec l’aide de la Russie, comme le souligne le professeur Mearsheimer. Cela était déjà apparu lors de la question des armes chimiques syriennes, l’année précédente, dont la solution ne fut possible que grâce à la participation de la Russie.
Dans le conflit ukrainien, on ne pourra également trouver une solution que dans un compromis entre l’Est et l’Ouest, dont le point central doit être la reconnaissance de l’association de l’Ukraine avec l’UE par la Russie et, par ailleurs, l’acceptation par l’Occident de l’annexion de la Crimée par la Russie. Toutefois, ce compromis exclut fermement une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Il s’agit donc pour les deux parties d’accepter les faits accomplis qui se sont déroulés pendant les mois du conflit. Ce compromis, inéluctable et souhaitable, devra être complété par une Constitution réglant les questions fédéralistes qui prendront en compte les intérêts de l’Ukraine orientale de même que de la Russie. Ce compromis est la condition même, d’un point de vue de stratégie globale, pour la reprise d’une coopération entre l’Occident et la Russie. A ce propos, on ferait bien de tenir compte de la thèse de Kishore Mahbubani, diplomate intelligent et scientifique de Singapour, qu’il est bon de ne pas perdre de vue la Chine dans les relations avec la Russie. Dans cette perspective de stratégie globale la résistance commune à l’offensive islamique jouera son rôle. Il s’agit d’une convergence des intérêts stratégiques du «monde situé entre San Francisco et Vladivostok». Dans cette perspective, le conflit ukrainien ne jouera qu’un rôle secondaire.    •
(Traduction Horizons et débats)

Elargissement de l’OTAN et de l’UE en faveur de la politique mondiale des Etats-Unis

«A court terme, il y va de l’intérêt des Etats-Unis de consolider et de préserver le pluralisme géopolitique qui prévaut sur la carte d’Eurasie. Par le biais de manœuvres politiques et de manipulations, on pourra ainsi prévenir l’émergence d’une coalition hostile qui pourrait chercher à contester la suprématie des Etats-Unis, ce qui n’empêcherait toutefois pas un Etat donné d’imaginer de le faire lui-même. (p. 253s.)
[…] L’élargissement de l’Europe et de l’OTAN serviront les objectifs aussi bien à court terme qu’à plus long terme de la politique américaine. Une Europe plus vaste permettrait d’accroître la portée de l’influence américaine – et, avec l’admission de nouveaux membres venus d’Europe centrale, multiplierait le nombre d’Etats pro-américains au sein des conseils européens – sans pour autant créer simultanément une Europe assez intégrée politiquement pour pouvoir concurrencer les Etats-Unis dans les régions importantes pour eux, comme le Moyen-Orient. Il est également essentiel pour l’assimilation progressive de la Russie dans un système de coopération mondiale que l’Europe soit bien définie sur le plan politique.» (p. 255)

Zbigniew Brzezinski. Le grand échiquier.  L’Amérique et le reste du monde.
Paris 1997. ISBN 2-227-13519-0.

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