Horizons et débats: La politique du conseiller fédéral Didier Burkhalter consiste à renégocier la libre circulation des personnes à Bruxelles. Il faudrait expliquer à l’UE la position du peuple suisse et trouver un compromis. Selon la dernière lettre de Kathrin Ashton, chargée des Affaires extérieures de l’UE, d’autres négociations sont exclues. Qu’en pensez-vous?
Lukas Reimann: Je pense comme la majorité du peuple suisse. Il est maintenant écrit dans la Constitution que la Suisse décide de façon autonome sur l’immigration. Combien d’habitants est-il raisonnable d’accueillir dans notre pays car on ne peut laisser entrer tous ceux qui le désirent. Ainsi la libre circulation des personnes est pratiquement morte et la Suisse contrôle à nouveau elle-même l’immigration dans son pays. Et cela ne veut justement pas dire qu’il faut courir à Bruxelles pour négocier. Décider de façon autonome c’est décider sans Bruxelles. Ainsi la souveraineté revient entre nos mains. Je suis d’autant plus surpris que le Conseil fédéral s’est empressé d’aller en discuter à Bruxelles.
Bruxelles fait pression sur la Suisse afin qu’elle perde de plus en plus sa souveraineté et la délègue à Bruxelles. Dans la personne de Didier Burkhalter, l’UE semble avoir trouvé un négociateur bien faible. Comment faut-il comprendre l’exigence de l’UE de d’abord mettre au clair la question institutionnelle avant de pouvoir conclure d’autres accords avec la Suisse?
La Suisse n’a pas besoin d’un cadre institutionnel dans l’UE. Les exigences de l’UE sont inouïes. C’est du jamais vu d’exiger que la Suisse se soumette au droit de l’UE et aux juges de l’UE, que les accords entre la Suisse et l’UE soient jugés par des juges de l’UE, et il est clair quels seraient leurs jugements. Au fait ce serait une colonisation de la Suisse. Elle deviendrait un Etat satellite, pas un membre officiel mais une colonie de l’UE bonne pour un peu payer mais les décisions seraient prises dans l’UE, pas en Suisse, pas en démocratie directe et pas avec le peuple. C’est inacceptable. Nous devons empêcher cela à tout prix. Tout Suisse qui veut ce cadre institutionnel abandonne sa souveraineté et se rend complètement dépendant de Bruxelles, sans jamais pouvoir dire quoi que ce soit. C’est de la folie pure.
L’UE exige cependant de la Suisse que la question institutionnelle doit être résolue si elle veut conclure d’autres accords avec l’UE. Quelles seraient les conséquences pour la Suisse, s’il n’y avait plus d’autres accords avec l’UE?
Il n’existe aucun domaine en politique qui rend nécessaire d’autres accords avec l’UE. L’UE, elle, a cependant un grand intérêt, en particulier pour notre électricité. Nous avons de grandes centrales hydroélectriques et de pompage-turbinage. L’intérêt de l’UE est grand pour ce dernier domaine ainsi que pour beaucoup d’autres domaines de la Suisse. De notre point de vue, on n’a pas besoin de nouveaux accords bilatéraux. Ce que nous voulons évidemment, ce sont des relations bien réglées avec l’UE. Mais c’est dans un intérêt réciproque. Nous importons beaucoup plus de l’UE que nous exportons vers l’UE. Des Etats en dehors de l’UE, la Suisse est le troisième partenaire commercial de l’Union européenne. Ni la Suisse ni l’UE n’ont intérêt à une situation sans contrat. Si les régions frontalières ne pouvaient plus exporter, des centaines de milliers d’emplois seraient en danger. Donc l’intérêt est réciproque. Il s’agit de la circulation terrestre, mais aussi du fait que plus d’un million de citoyens de l’UE ont trouvé du travail en Suisse. Tout cela, voyons, est dans l’intérêt de l’UE. Donc on peut se placer d’égal à égal et s’entendre avec l’UE. Dire que la Suisse devrait céder en tous points est du pur alarmisme. Nous n’avons pas beaucoup d’habitants mais nous sommes un pays d’importance stratégique dans le cœur de l’Europe. Nous devons nous servir de ces atouts.
Pourquoi souligne-t-on du côté suisse toujours la faiblesse du pays? Quel en est le but? Aspire-t-on malgré toutes les déclarations du bout des lèvres à une adhésion de la Suisse à l’UE? Lorsque l’ambassadeur suisse auprès de l’UE se vante aujourd’hui d’avoir déposé au début des années 1990 la demande d’adhésion de la Suisse à Bruxelles, alors je me demande à quoi on joue.
Il est tout à fait évident que beaucoup de gens dans l’administration fédérale mais aussi dans la politique fédérale n’aiment pas la démocratie directe. Ils préféreraient dicter la voie sans l’accord des citoyens, aimeraient jouer dans la cour des grands, s’asseoir à une table avec David Cameron, avec Angela Merkel et avec François Hollande. Là, ils se sentiraient aussi un peu important. C’est un moteur pour les fonctionnaires. Il y aurait pour eux de nouveaux emplois formidables à Bruxelles. De même, les politiciens, loin de l’observation par les électeurs, pourraient faire ce qu’ils veulent et gagner beaucoup d’argent. En étant membre de l’UE, n’oublions pas qu’on perdrait totalement le bien du pays, la démocratie directe, la neutralité, la qualité de vie de la population suisse.
Est-ce bien clair pour tous les citoyens ce qui est lié à la «question institutionnelle»?
Ce ne sera plus la question si l'on est oui ou non membre de l’UE. Avec l’encadrement institutionnel de l’UE, il n’y aurait plus de grande différence. On doit participer à tout, même si l'on n’est qu’un membre non officiel, il faut accepter les décisions du tribunal de l’UE. Où serait alors la différence? Nous nous trouvons actuellement à un point très dangereux, il est donc important de bien informer la population sur ce dont il s’agit réellement. Beaucoup de gens pensent «tout le monde est contre l’adhésion à l’UE, alors il n’y a pas de problème». C’est justement la stratégie des «amis de l’UE» faire adhérer la Suisse à l’UE malgré tout, sans consulter le peuple.
On entend souvent l’argument que si la Suisse était membre de l’UE elle pourrait avoir son mot à dire, cela ne vous convainc pas?
C’est une pure illusion. La Suisse aurait quelques sièges au Parlement de l’UE parmi plus de 700 députés. Au Conseil des ministres elle aurait une voix parmi probablement 30 Etats. Les petits Etats, c’est évident, sont toujours minoritaires dans l’UE. Avec le Traité de Lisbonne, on a en réalité aboli le droit de veto. En tant qu'Etat individuel, on ne peut plus bloquer un mauvais développement. Même si on vote non, il faut accepter la loi ou la décision. L’exemple de l’Irlande nous a montré ce qui arrive lorsque la population est contre un développement dans l’UE. Le pays ainsi que ses citoyennes et citoyens est mis sous pression jusqu’à ce que le résultat voulu de la votation soit atteint. La démocratie directe qui est d’importance vitale pour notre Etat – c’est-à-dire que le peuple est l’instance suprême – n’existerait plus.
Comment cela se présenterait concrètement?
Un exemple: si l’UE décide que nous devrions introduire le génie génétique dans notre agriculture, le peuple suisse peut voter dix fois et dire qu’il n’en veut pas, ça ne servirait à rien. Ce serait le droit de l’UE qui serait valable et nous devrions accepter des produits OGM dans notre agriculture. Nous abandonnerions notre droit de participation dans tous les domaines où l’UE prend des décisions, nous perdrions énormément de notre qualité de vie. Nous devrions augmenter le taux des intérêts, nous devrions verser des milliards et la TVA serait plus que doublée. Finalement, il y aurait un nivellement vers le bas qui conduirait à la pauvreté également en Suisse. Et il faut ajouter que les critiques sont importantes dans de nombreux Etats de l’UE. J’y ai des contacts, c’est clair. Ils observent la Suisse de près car elle est pour eux un modèle. Ils voient qu’un Etat fonctionne à merveille sans Union européenne: nettement moins de chômage, davantage de bien-être et de participation aux décisions pour la population qu’avec Bruxelles. Si cela n’existait plus, il n'y aurait plus de modèle pour les personnes critiquant l'UE de l'intérieur?
Vous venez aussi de citer la neutralité, elle n’existerait plus que sur le papier.
C’est bien ça. La neutralité s’envolerait. L’UE exerce actuellement une grande pression sur la Suisse pour qu'elle suive les sanctions contre la Russie. Et cela, nous ne le voulons pas.
Que peut faire la Suisse dans cette situation?
Je m’oppose à ce que la Suisse prenne des sanctions. Je ne veux pas me prononcer en faveur de la Russie ou de l’Ukraine, mais pas non plus en faveur de l’UE ou des Etats-Unis ou de n’importe quel autre acteur se trouvant derrière tout cela. La fonction de la Suisse est, et l’a toujours été, de ne pas prendre parti pour l’un ou l’autre. Le rôle de la Suisse doit être la médiation, aspirer à un accord de paix, essayer d’apporter de l’aide humanitaire, envoyer des vivres, offrir de l’aide médicale, apporter tout ce qui fait défaut à bon port. Tout cela on ne peut l’exercer de façon crédible qu’en restant neutre. Cela veut dire justement de ne pas participer aux sanctions contre la Russie. Pour la Suisse, il est très important d’être perçu comme un partenaire de négociations digne de confiance. Nous ne devons pas mettre en danger cet atout, et surtout pas dans une situation dans laquelle rien n’est clair et avec une guerre de propagande à tout va. Là aussi, la Suisse peut être un modèle pour d’autres pays afin qu'ils voient qu’on ne doit pas toujours tout accepter.
Comment la Suisse pourrait-elle contribuer au processus de paix en Ukraine?
Il y a deux ans, j’ai moi-même été en Ukraine. J’apprécie ce pays et ses habitants. J’ai voyagé dans toute l’Ukraine en voiture. J’y ai aussi parlé avec des politiciens, avec des représentants des deux côtés, des Ukrainiens et des Russes. Tous étaient très intéressés par le modèle suisse: pour l’autonomie des régions, comment est-ce que ça fonctionne avec deux langues dans un pays, les communes ont-elles la souveraineté fiscale, ont-elles la démocratie? Ce serait un modèle pour l’avenir de l’Ukraine pour qu’elle puisse exister comme pays souverain. Un pays vraiment libre avec la démocratie directe, le fédéralisme, pays dans lequel les différentes régions peuvent être représentées à valeur égale et où elles peuvent décider. Ce serait une tâche pour la Suisse de le leur montrer. Ainsi on pourrait trouver une solution. Autrement l’Ukraine va probablement se disloquer. Il y aura deux pays. Mais s’ils veulent rester ensemble, cela ne va qu’avec le modèle suisse. Nous ne pouvons continuer à être un exemple que si nous restons un pays indépendant neutre et avec la démocratie directe, et cela sans liens plus étroits à l’UE.
Monsieur Reimann, je vous remercie de cet entretien. •
(Interview réalisé par Thomas Kaiser)
La situation en Europe occidentale prend des proportions menaçantes. Depuis que Ianoukovytch, en automne 2013, a remis à plus tard la convention d’association avec l’UE pour envisager une adhésion à l’union douanière avec la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie, l’Ukraine éprouve à ses dépens ce que la Yougoslavie a enduré il y a plus de vingt ans. Mitraillée aussi bien par des services secrets et des fondations européennes que par les Etats-Unis et ses services secrets, l’Ukraine a été entrainée dans une crise comparable à la désintégration des Balkans.
Le fait que les personnes actuellement au pouvoir en Ukraine sont celles que Victoria Nuland avait indiquées lors d’un entretien téléphonique avec l’ambassadeur américain en Ukraine, montre qui décide de ce que l’Ukraine est censée faire sur le plan politique et militaire. La citation souvent reprise de Victoria Nuland est d’autant plus révélatrice qu’elle est l’épouse du néoconservateur Robert Kagan qui envisagea l'avenir avec une Russie néolibérale sous Boris Eltsine.
Dans cette situation où Barak Obama et l’UE, tous deux «lauréats du prix Nobel de la paix», s’adonnent à une agitation guerrière sans pareil contre la Russie et le président Poutine – il serait urgent de leur retirer ce prix – c’est avec inquiétude qu’on pense à une éventuelle guerre des Etats-Unis et de leurs vassaux de l’Union européenne contre la Russie.
La Suisse a de bonnes raisons de ne pas être membre de l’UE, elle est toujours et encore un Etat souverain et indépendant. Aussi peut-elle grâce à sa neutralité offrir une plate-forme pour des pourparlers de paix entre les partis. Par sa neutralité perpétuelle et armée et sa stricte application, il est une fois de plus possible d’agir en faveur de la paix. Il est d’autant plus absurde que des politiciens et fonctionnaires caressent encore le rêve d’adhérer à l’UE. Pour les citoyens et les citoyennes plus que pour certains politiciens et négociateurs, il est évident qu’une telle démarche reviendrait à l’élimination de notre démocratie directe. Au niveau international, c'est la communauté internationale qui perdrait une place neutre permettant aux Etats du monde entier de se réunir pour des pourparlers de paix en cas de conflits.
Le 1er Août, fête nationale suisse, présente chaque fois l’occasion de réfléchir aux atouts et aux faiblesses de notre pays. Les citoyens et les citoyennes expriment un certain malaise en ce qui concerne le manque de force de caractère et d’indépendance de nos représentants officiels, regrettent qu’ils courbent l’échine devant l’UE et abandonnent leurs propres positions. Le fait que Yves Rossier, négociateur suisse auprès de l’UE, ne prenne pas position de façon claire et nette, en est la preuve flagrante. Selon lui, les Etats voisins de la Suisse sont les «partenaires les plus proches» et sont des «démocraties comme la nôtre». C'est quand-même étonnant, car aucune autre démocratie européenne ne se construit du bas en haut comme la Suisse et leur participation démocratique se limite en général à des élections tous les quatre ans. Il faut faire comprendre cette différence fondamentale aux négociateurs de l’UE et également aux négociateurs suisses, semble-t-il. Il s’agit d’une conception totalement différente. La république composée de citoyens libres s’oppose à l’«expertocratie» où des élites élues ou autoproclamées décident du destin de millions de citoyens sans être obligées de leur rendre des comptes et c’est bien sur ce point-là que nous nous distinguons, malgré tous les points communs, des autres Etats européens. Nous ne devons en aucun cas mettre en jeu nos spécificités nationales.
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