«Dans les conflits nous tenons un rôle très important»

«Dans les conflits nous tenons un rôle très important»

La longue tradition humanitaire suisse

Interview de l’ambassadeur Martin Dahinden

thk. Fin septembre le directeur de la Direction du Développement et de la Coopération (DDC), l’ambassadeur Martin Dahinden quitte la Suisse pour prendre ses fonctions d’ambassadeur de Suisse aux Etats-Unis. Malgré son emploi de temps très chargé et la planification du déménagement aux Etats-Unis, «Horizons et débats» a eu l’occasion de l’interviewer et il a répondu à des questions concernant son travail au sein de la DDC et la coopération pour le développement en général.

Horizons et débats: Après six ans vous quittez la DDC et vous serez l’ambassadeur de Suisse aux Etats-Unis. Cela me semble être un grand pas de l’engagement dans les pays en voie de développement à cette représentation dans un pays économiquement très développé. Comment le percevez-vous?

Le travail aux Etats-Unis sera tout à fait différent du travail à la DDC, c’est évident. Mais je suis diplomate de formation et jusqu’à présent j’ai exercé beaucoup de tâches différentes. En outre, je me suis occupé des Etats-Unis dans divers contextes, ils jouent un rôle important dans toutes les régions où nous étions actifs. Beaucoup de thèmes dont je me suis occupé en tant que directeur de la DDC m’occuperont également à l’avenir, tels que le marché financier, le libre échange etc. En tant que directeur je n’étais pas «seulement» responsable des projets et des programmes. Mais il est bien clair que c’est une tâche tout à fait différente.

Quel a été pour vous le plus grand défi ces derniers six ans à la DDC?

Il existe un bien grand nombre de défis. L’un des plus grands était d’établir deux nouvelles priorités de la DDC que nous poursuivons actuellement. Nous renforçons notre engagement dans des contextes fragiles et contribuons à relever les grands défis globaux tels que sécurité alimentaire, pénurie de l’eau et changement climatique. Nombreux sont les événements qui ont marqué cette époque. En 2008, c’était le début de la crise financière et économique et l’année de la grande catastrophe humanitaire à Haïti, du printemps arabe, du déclenchement du conflit en Syrie. C’étaient les événements importants à cette époque. La date clé dont je me rappelle volontiers, est le jubilé des 50 ans de la DDC. Pendant un an, en 2011, dans 50 à 100 manifestations, nous avons remémoré l’histoire de notre organisation. Dans ce cadre-là, j’ai eu l’occasion de parler avec différentes personnes qui ont joué un rôle primordial au cours de l’histoire de la DDC. Cela nous a donné l’occasion de nous remémorer d’où nous sommes venus et ce que nous avons mis en œuvre durant ce demi-siècle et aussi où nous devrions aller.

Au bout de six ans vous faites certainement un bilan. Qu’est-ce qui a réussi, qu’est-ce qui a été moins bien? Quelles ont été pour vous les étapes les plus importantes dans le développement de la DDC? Qu’est-ce qui vous a apporté le plus de satisfaction?

Ce que j’emporterai et ce dont je me souviendrai avec plaisir, ce sont avant tout les rencontres que j’ai pu avoir à beaucoup d’endroits avec toutes sortes de personnes. J’ai pu aller à des endroits où l’on ne va pas normalement: dans les bidonvilles de l’Amérique latine, dans les zones sinistrées telles qu’à Haïti juste après le tremblement de terre, en Afghanistan etc., y compris toutes les rencontres avec les gens là-bas, les conversations, les discussions. C’est ce qui reste dans ma mémoire. En travaillant à Berne, il est important de toujours être en contact avec les personnes concernées dans ces pays et finalement de voir et de se rendre compte pourquoi notre travail est si utile. La deuxième chose et c’est très évident, ce sont tous les collègues ici. Dans ce cadre on travaille en équipe. C’est une très grande équipe. Ce qui me trouble le plus, c’est d’abandonner mes collaborateurs. J’ai toujours été très impressionné de leur grande professionnalité et avant tout de leur grand engagement. Ils sont capables de s’adapter à des contextes difficiles et travaillent avec conviction. Il ne s’agit pas de n’importe quel job. Cette attitude que j’ai beaucoup appréciée a déterminé l’atmosphère de travail à la DDC.
Nous avons réussi à élargir notre assise. Il y a aujourd’hui moins de critique pour la coopération au développement. Le parlement a augmenté les crédits. C’est une reconnaissance de notre travail et des améliorations que nous avons entreprises. Pour moi personnellement c’est aussi un succès d’avoir fait bonne figure dans le cadre des examens nationaux de l’OCDE. Cela confirme que les deux administrations, le Seco et la DDC, responsables de la coopération au développement au sein de la Confédération ont fait du bon travail.

Vous venez de mentionner le travail dans des contextes fragiles. Je pense que c’est une priorité développée pendant votre mandat. Qu’est-ce qui a amené la DDC à s’engager dans un contexte aussi difficile?

Il y a deux raisons principales. Ces dernières années, nous avons constaté que dans des contextes fragiles nous n’avons pas réussi à diminuer la pauvreté dans les régions de conflits. Pour surmonter la pauvreté, le seul moyen est de renforcer l’engagement et la Suisse ne menant pas de politique d’hégémonie dispose de possibilités que les autres pays n’ont pas. Prenons par exemple l’Afghanistan: lorsqu’un pays est en même temps engagé militairement dans un conflit il a certainement moins de possibilités de faire un travail humanitaire. Il existe cependant aussi une fragilité qui n’a rien à voir avec des conflits de ce genre, comme par exemple à Haïti. Mais là où il y a des conflits, nous tenons un rôle très important dû à la longue tradition humanitaire de la Suisse.

C’est aussi un plaidoyer pour la neutralité, refuser d’être intégré dans un bloc.

La neutralité nous donne une marge de manœuvre. Nous sommes perçus comme un pays qui n’a pas d’agenda cachée et qui ne mène pas de politique d’hégémonie. Ces marges de manœuvres sont importantes et il faut en profiter.

Lors de manifestations de la DDC, ce qui m’a frappé c’est que vos prises de position, vos éditoriaux dans «Un seul monde» témoignent d’un très grand engagement humain. D’où vient ce grand engagement humanitaire dont vous témoignez?

Dans ce domaine-là, à chaque niveau, il faut être convaincu personnellement de ce qu’on fait. Quant à moi, c’était le cas les six dernières années. Le travail au sein de la DDC n’est pas un simple job parmi tant d’autres. C’est une grande chance de pouvoir travailler dans un tel domaine, de pouvoir se dire lors de chaque succès que c’est ce qu’on a souhaité politiquement et éthiquement. C’était très important pour moi. Vous avez parlé des éditoriaux. Je les ai toujours écrits moi-même et je pense qu’on le perçoit. C’était important pour mon travail.

Je suppose que vous aviez déjà ce grand engagement avant d’arriver à la DDC?

Ce n’est évidemment pas possible de la même manière dans tous les champs d’action. Entre 2000 et 2004 j’ai été directeur du Centre international de déminage humanitaire de Genève. C’était immédiatement après l’adoption de la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel. En quelque sorte c’est comparable bien que c’était une organisation spécialisée et bien plus petite.

Lorsque vous passez votre vie en revue, y a-t-il quelque chose dont vous pouvez dire que c’était décisif pour votre engagement humanitaire?

Pour le travail à la DDC, il était très important pour moi d’avoir travaillé en Afrique, mais aussi d’avoir pu diriger déjà avant une grande direction au DFAE. C’est aussi un très grand travail de management. Le feu sacré seul ne déplace pas de montagnes.

Votre activité lorsqu’ il s’agit des plus pauvres est impressionnante mais aussi empreinte de beaucoup de revers. Comment faites-vous pour garder l’optimisme et la foi de pouvoir obtenir des résultats dans des situations extrêmement difficiles et complexes?

Je suis persuadé que nous pouvons toujours faire des progrès. Il est impressionnant de voir qu’on ait réussi à faire baisser la pauvreté les années passées. Même dans le domaine de la violence toutes les études prouvent qu’elle est en train de diminuer dans les sociétés. Il y a des revers, c’est clair, mais je suis optimiste et je crois qu’il existe un développement civilisateur de l’humanité qui va dans la bonne direction. Nous devons cependant nous occuper des êtres humains qui n’ont pas pu profiter de ce développement. C’est aussi une obligation pour nous qui jouissons d’une autre qualité de vie et vivons dans d’excellentes conditions. Pour cette raison il est important de ne pas montrer uniquement les images d’horreur, mais de montrer également où des progrès ont pu être faits. En voyant le progrès possible et les améliorations réalistes les gens sont motivés à agir.

La faim dans le monde est toujours très grande et dans quelques pays on a l’impression que malgré le grand soutien il n’y a aucune amélioration. Qu’en pensez-vous? Qu’est-ce qui fait que ces pays, à part les progrès que vous avez mentionnés, n’avancent pas?

Les causes en sont multiples, il y a la thématique de la sécurité alimentaire. Aujourd’hui la situation a évolué comparée à quelques décennies auparavant, lorsque des millions d’êtres humains sont carrément morts de faim. Ces temps sont révolus. Mais les bases de l’alimentation sont souvent insuffisantes et beaucoup de gens manquent de pouvoir d’achat. Le changement climatique et la dégradation de l’environnement en sont une autre cause. De même et surtout dans les pays du Sud, il y a le manque de voies de transport et de possibilités de stockage. Aussi devons-nous essayer, avec une politique intelligente, d’améliorer l’approvisionnement de base. Malgré tout, nous constatons aujourd’hui que les famines et les situations dramatiques se manifestent surtout dans le contexte de conflits. Dans des pays stables il est rare que les gens meurent de faim due à la pauvreté. Cette phase de l’histoire, nous l’avons laissé derrière nous.

Tout à l’heure nous avons abordé la tradition humanitaire de la Suisse avec le CICR et je voudrais ajouter aussi la DDC. Cette année nous fêtons les cent ans de la première Convention de Genève qui, à l’époque, représentait une percée importante. Comment voyez-vous aujourd’hui la signification du droit international humanitaire dans le contexte géopolitique ?

Je suis convaincu que les principes de base sont toujours valables. Mais nous sommes appelés à mettre en œuvre le droit international. Pour moi, c’est sans aucun doute le plus important. Il y a de nouveaux aspects qui ne sont pas réglés de façon explicite. Par exemple les normes juridiques en cas de cyberguerre et de développements semblables. Le problème majeur reste cependant la mise en œuvre du droit international. Ce qui m’a évidement bouleversé, ce sont les images du Moyen-Orient où les normes sont mises en question de manière tout à fait nouvelle par exemple avec la décapitation d’un journaliste devant les caméras. La plupart des effractions du droit international sont commises lorsqu’on espère tirer un avantage militaire en ayant recours à la force de manière excessive ou sans distinction entre les cibles militaires et les cibles civiles. Mais la mise en scène mentionnée de l’effraction du droit international m’a vraiment ébranlé. C’est une nouvelle dimension dans le sens négatif. Nous devons nous pencher sur ce problème.

Ne faudrait-il pas une initiative mondiale déclarant la guerre inutile, compte-tenu des armes actuelles, de leur potentiel de destruction caractérisant la guerre moderne et de la misère humaine qui s’ensuit. Ne devrait-on pas travailler dans cette direction?

C’est le vieux débat entre les représentants du mouvement de la paix et les partisans du droit international humanitaire. Certains pensent que la lutte pour la paix est plus importante, que d’avoir des règles pour en cas de conflits les limiter. Naturellement c’est juste, mais il faut avancer sur les deux trajectoires, car le droit international humanitaire est tout de même très important puisqu’il évite ou réduit la souffrance humaine. En effet, nous avons à tous les deux niveaux des règles juridiques très complètes. Ainsi la Charte de l’ONU interdit depuis 1945 des guerres d’agression et le Conseil de sécurité de l’ONU est responsable du maintien de la paix internationale. Le droit international humanitaire de son côté est très important parce qu’il peut éviter ou réduire la souffrance humaine lorsque la paix ne peut être maintenue. Les guerres font malheureusement partie de notre réalité.

Je suis tout à fait d’accord avec vous. Le droit international humanitaire ne doit pas être négligé. Comment pourrait-on faire respecter davantage ces règles de base?

Certes, les conflits se règlent avec les armes, mais ce sont les êtres humains qui s’en servent. Pour cette raison les changements doivent commencer dans les sociétés et dans l’esprit des gens. Ceci décidera finalement de ce qu’on peut atteindre dans le domaine du désarmement. Comme déjà mentionné, je me suis beaucoup intéressé à la question du désarmement.

Récemment, vous avez souligné la responsabilité particulière de la Suisse en tant qu’Etat dépositaire des Conventions de Genève, donc du droit international humanitaire. Dans quel domaine voyez-vous la responsabilité de la Suisse?

Lorsqu’on est dépositaire, on a certains devoirs qui sont liés à l’instrument du droit international, aux Conventions de Genève. C’est avant tout un rôle administratif et formel. Nous faisons office d’administrateurs des conventions et nous nous trouvons dans ce contexte au service de la communauté des Etats. Dans le discours mentionné, j’ai attiré l’attention sur les consultations que la Suisse mène dans le contexte de la bande de Gaza. Les Conventions de Genève ayant leur origine en Suisse, le Comité international de la Croix-Rouge étant domicilié à Genève – ainsi que la Fédération des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge – il existe pour nous une obligation, une obligation morale, de nous engager pour le respect du droit international humanitaire. Et c’est ce que la Suisse fait. Elle soutient la diffusion de l’idée de la Croix-Rouge et du droit international humanitaire.

La Suisse ne pourrait-elle pas davantage souligner sa neutralité en cas de conflits, par exemple dans le contexte de l’Ukraine, représenter sa position de façon plus prononcée?

Non, je ne pense pas. Dans le domaine de la politique extérieure la Suisse joue déjà un rôle extraordinaire. Il n’existe certainement pas d’autre pays qui s’occupe dans une telle mesure de cette thématique. Mais il est bon d’envisager toujours d’autres initiatives.

La neutralité et la tradition humanitaire sont d’une certaine manière déterminantes pour la politique extérieure de la Suisse. Comment pourrait-on davantage éveiller l’intérêt des jeunes pour cette thématique? Les jeunes sont-ils moins sensibilisés pour ces questions à cause des flots d’informations qui s’abattent sur eux tous les jours, ou bien avez-vous fait d’autres expériences? Quelles possibilités voyez-vous d’engager davantage la jeune génération à cette pensée humanitaire?

Je suis persuadé que les jeunes gens d’aujourd’hui s’intéressent à ces thèmes. Des jeunes écrivent très souvent qu’ils seraient intéressés de travailler dans ce domaine. Il n’est pas non plus difficile de trouver des jeunes pour des engagements personnels. Ma génération a mené des débats politiques très larges. A ce que j’ai observé, les jeunes d’aujourd’hui ont un autre accès à ces thèmes et il serait faux d’en tirer la conclusion qu’ils ne s’intéressent plus à la politique ni aux questions humanitaires ni aux thèmes du développement. Ils s’articulent d’une autre manière. Nous vivons aujourd’hui dans un autre monde.

Pour finir encore une question qui nous ramène au début. Vous avez mentionné que vous étiez confronté à la politique des Etats-Unis pendant votre travail à la DDC. Les organisations humanitaires, telle la DDC, doivent par leur engagement apporter un soulagement à ce que les Etats-Unis provoque dans la géopolitique. N’est-ce pas une difficulté?

J’irai à Washington pour représenter la politique extérieure de la Suisse. Ce n’est pas mon devoir de représenter une autre politique extérieure. J’approuve la politique extérieure suisse. Je n’ai aucune peine de la suivre.

Monsieur l’ambassadeur, je vous remercie pour cet entretien.     •

(Interview réalisée par Thomas Kaiser)

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