Les hypothèses pédagogiques erronées du «Lehrplan 21»

Les hypothèses pédagogiques erronées du «Lehrplan 21» Une analyse critique

par Margret Brückner

Dans quelle direction pédagogique le «Lehrplan 21» (Projet de plan d’études pour les 21 cantons suisse-alémaniques, équivalent du Plan d’études romand «PER») est-il orienté, quant aux objectifs et à la conception de l’enseignement? Dans son introduction et dans le chapitre intitulé «Compétences transversales» les idées conductrices, les objectifs supérieurs y sont présentées et l’on perçoit immédiatement l’état d’esprit véhiculé. Ces compétences devraient être acquises à travers toutes les matières scolaires pendant toute la durée de l’école obligatoire. Nous avons donc assez de raisons pour examiner ce chapitre de manière critique.

«Occasions d’apprentissage»

Dans l’introduction, sous le titre «Objectifs de formation» est affirmé: «On offre des occasions d’apprentissage qui tiennent compte des différents niveaux d’apprentissage et de l’hétérogénéité d’une classe».1 C’est déjà là qu’apparaît une compréhension problématique de l’école et de l’enseignement: l’enseignant n’instruit plus, il n’exige ni encourage, il ne structure plus les cours, il n’impose ni les objectifs ni le déroulement des cours, mais il offre des occasions d’apprentissage. Une occasion, on peut la saisir ou non. Cela n’implique pas un engagement. L’enseignant ne porte plus la responsabilité de favoriser l’apprentissage des enfants. Il est devenu «fournisseur» et animateur et cette réalité s’exerce, déjà, malheureusement dans beaucoup d’écoles.

Chacun travaille pour soi-même – et chacun s’occupe d’autre chose

Dans la citation ci-dessus, l’hétérogénéité de la classe sert de point de départ. Chaque élève travaille individuellement sur sa matière, son programme. Ainsi l’enseignement en classe, où tous les élèves travaillent en commun sur la même matière, n’est guère possible. Cela devient clair lorsqu’on lit: «Des tâches bien axés sur les compétences […] favorisent les voies individuelles d’apprentissage et de travail à des niveaux de capacité différents et selon des intérêts divers.»2 De toute évidence l’individualisation doit être prioritaire à l’enseignement dispensé en classe. Cependant, John Hattie, dans sa large étude sur les résultats des méthodes d’enseignement, fait le constat suivant: «Quant à l’importance attribuée à l’individualisation, on ne trouve que des résultats très maigres.»3 Malgré tout, le Lehrplan 21 prescrit cette méthode aux enseignants en dépit de la liberté de méthodes, garantie jusqu’à présent. Par conséquent, l’Association faîtière des enseignants suisses (LCH) constate: «La liberté du choix des méthodes est fortement relativisée [dans le LP 21]».4 Jusqu’à présent la plupart des enseignants organisent les cours de telle sorte qu’à l’exception des travaux individuels, à deux ou en groupe, l’apprentissage se fasse également en classe. La classe comme communauté d’apprentissage travaille, fait des recherches, étudie un sujet en commun, en débat et approfondit la matière. La contribution de chaque élève incite les autres à de nouvelles réflexions, tous se sentent encouragés, soulagés et stimulés par le travail en commun. Souvent, une atmosphère merveilleuse de travail en commun se crée, grâce à l’encouragement mutuel, chaque élève peut sentir l’effet de ses contributions en classe et il est rassuré en sachant que sa contribution a de la valeur pour toute la classe. Dans Horizons et débats, Jean Romain a démontré certains aspects importants de l’enseignement en classe: «Le fait d’apprendre ensemble a, justement beaucoup d’avantages pour former la volonté. Il importe, souvent d’affronter ensemble les difficultés car le groupe permet de mettre à la juste distance l’ampleur de leur impact. Ne pas comprendre ensemble atténue le choc de découvrir ses propres limites, l’aide d’un camarade, qui trouve les mots justes pour ré-expliquer une démonstration, est essentielle.» Et plus loin: «De plus la classe forge sur l’enclume des expériences communes l’idée qu’ensemble on est plus fort. En effet il existe un climat de la classe. Les meilleurs professeurs savent comment faire en sorte que le climat soit porteur et non pas destructeur.»5 Et maintenant avec le Lehrplan 21 on veut mettre fin au travail de ces meilleurs professeurs? Même si en rhétorique le Lehrplan 21 promet de laisser la liberté du choix des méthodes aux enseignants et cite l’enseignement en classe comme une méthode parmi d’autres – lorsqu’on réalise dans les cours l’individualisation et l’apprentissage autodéterminé tels que le Lehrplan 21 les prévoit, l’enseignement de classe est abandonné.

La misère de la formation américaine comme ligne directrice pour la formation suisse

La «compréhension de l’apprentissage et de l’enseignement» du Lehrplan 21 est empreinte de notions telles qu’«Orientation vers les compétences», et «standards de formation comme ligne directrice».6 On se réfère explicitement à Pisa en tant que normes de référence pour les standards de formation à atteindre.7 C’est pour cette raison qu’il faut poser la question de son contenu, à qui cela sert-il et qui a lancé Pisa. Pisa n’a pas du tout été créé par une organisation s’occupant de la formation, mais par l’OCDE, donc l’Organisation de coopération et de développement économiques. Pisa a été mis en avant par l’OCDE dans les années 1990 sur pression des Etats-Unis. Pisa prétexte tester objectivement un savoir important. La «Frankfurter Allgemeine Zeitung» reproche à Pisa de poursuivre l’objectif «de transformer l’école de fond en comble.» […] L’école se fera à l’avenir en lien étroit avec l’économie.»8 Et là, il ne s’agit pas de l’économie des petits espaces, des PME, mais de l’économie mondialisée sur laquelle notre formation devra être aiguillée. On n’aura plus besoin de personnalités avec une formation générale, aptes à la réflexion et capables de prendre leurs responsabilités en vue de l’ensemble, mais de gens qui ne connaissent que leur petit champ d’action et ne se soucient pas de ce qui se passe à gauche et à droite. On peut les engager par contre, à n’importe quel endroit du monde. On pourrait aussi parler de déracinement. La compréhension humaniste de la formation qui met au centre le citoyen responsable disposant d’une culture générale, se perd. La «Frankfurter Allgemeine Zeitung» relève à juste titre qu’avec l’OCDE une «organisation mondiale pour la coopération et le développement économiques, sans mandat correspondant, sans aucune légitimation sociale puisse entreprendre une évaluation internationale». Car lorsque l’OCDE fixe avec Pisa des objectifs de formation, elle décide de l’agenda de formation. Il faudra apprendre ce que le test demandera et non plus ce que les pays, les cantons etc. estiment être des objectifs importants de la formation. Dans ce sens-là, Pisa est critiqué par beaucoup de gens.9 Pourquoi devrions-nous donc nous orienter d’après Pisa? Pisa n’est ni un produit suisse, ni européen. C’est plutôt l’Amérique, en cherchant une issue de son échec honteux et de sa misère de la formation faite maison, qui a inventé Pisa. «Le ministère de l’éducation des Etats-Unis a poussé avec insistance l’OCDE à réaliser un projet pour le développement d’indicateurs comparables sur le plan international. Le gouvernement américain a jugé ‹nécessaire pour des raisons entièrement interaméricaines, de trouver du soutien externe et d’exporter ainsi le débat américain sur la formation pour montrer que cette crise de formation n’était pas un problème uniquement américain›.»10 Le fait que le Lehrplan 21 se réfère à Pisa lorsqu’il s’agit de fixer les standards de formation à atteindre, est extrêmement alarmant.

Des arrangements d’apprentissage devraient remplacer l’enseignant

Comment ces standards de formation devront-ils être atteints? Qu’est-ce qui amène les élèves, selon le plan d’études, à acquérir les compétences prescrites? «Entourages d’apprentissage organisés» est une notion centrale dans ce contexte. Selon le Lehrplan 21 les «entourages d’apprentissage et les unités de cours se constituent d’une offre structurée de thèmes importants pour la matière, de tâches, d’objets, de matériels, de méthodes et de techniques de travail». Cela veut dire: ce n’est plus l’enseignant avec son savoir et sa personnalité qui motive et conduit les élèves sur la base d’une relation personnelle, ce sont les élèves qui doivent être dirigés par un arrangement d’objets et de techniques. Ceci est basé sur la théorie qu’un entourage stimulant et structuré de façon didactique amène les élèves à travailler de façon autonome et à diriger leur processus d’apprentissage par eux-mêmes. Il existe déjà des écoles qui travaillent d’après cette théorie. Cela veut dire que ce n’est plus l’enseignant qui est le facteur décisif dans le déroulent de l’apprentissage mais «l’entourage d’apprentissage»: A l’aménagement architectural des salles d’apprentissage et du mobilier s’ajoutent le matériel, soit des ordinateurs, des logiciels, des tâches, des livres etc. Ces arrangements devront agir sur les élèves afin qu’ils apprennent quasiment tout seul. Il n’y a plus d’enseignant qui explique, encourage, invite, exige, bref qui entre en relation avec l’élève; dans le meilleur des cas l’enseignant arrange et facilite. Lorsqu’il est écrit dans le Lehrplan 21: «Idéalement des entourages d’apprentissage organisés offrent de multiples occasions d’apprentissage, soutenus par le personnel enseignant et le matériel pédagogique, pour acquérir les diverses facettes d’une compétence», cela correspond tout à fait à la théorie constructiviste d’après laquelle chacun construirait soi-même sa réalité, même les élèves. Des connaissances objectives n’existent pas selon cette théorie, il n’est donc pas nécessaire que l’enseignant transmette du savoir aux élèves et les guide dans l’apprentissage.
Lorsqu’on vante, dans le Lehrplan 21, «des tâches d’apprentissage et des devoirs attractifs et bien réfléchis en ce qui concerne le contenu et la méthode» en tant qu’«éléments didactiques centraux des entourages d’apprentissage» qui «formeraient la colonne vertébrale de l’enseignement» alors l’enseignant est pratiquement supprimé. Ce n’est plus lui qui encourage les élèves mais «l’entourage d’apprentissage». Dans le Lehrplan 21 l’«entourage d’apprentissage» est considéré comme «la source de motivation et le point de départ permettant aux élèves de se familiariser avec les sujets.11 Celui qui connaît la pratique sait que cela ne fonctionne pas.
Le devoir peut être présenté de façon attractive et réfléchie sur le plan méthodique et didactique: très peu d’élèves y jetteront un regard s’il n’y a pas d’enseignant, pas d’adulte qui leur donne de l’enthousiasme pour les stimuler, accorde de l’importance à la discipline enseignée, pose des exigences et formule des encouragements. L’absence de la figure centrale de l’enseignant dans ce qui se passe dans l’apprentissage est un élément clé du Lehrplan 21. A l’enseignant ne revient plus qu’une tâche: «Dans l’enseignement orienté vers les compétences, les enseignants organisent des entourages d’apprentissage et des unités d’enseignement riches en matière et méthodiquement multiples.» Ils organisent donc les arrangements. Et plus loin: «D’autre part ils dirigent la classe et soutiennent les élèves dans leur processus d’apprentissage.» En réalité les enseignants ne peuvent plus diriger les élèves car chaque élève travaille individuellement avec plus ou moins de succès tout seul à ses «tâches d’apprentissage». L’enseignant n’est plus qu’un accompagnateur, un facilitateur, même si dans le Lehrplan 21 on ne l’appelle pas ainsi par peur de critiques. La tâche qui lui est attribué par le Lehrplan 21 est cependant exactement celui d’un facilitateur d’apprentissage, et plus celui d’un enseignant. Cependant toutes les études le confirment: ce qui compte c’est l’enseignant. Dans une méga-analyse, John Hattie a évalué 50 000 études concernant la question de savoir ce qui donne des résultats dans les cours et ce qui n’en donne pas. Die Zeit déclare: «Selon Hattie, un enseignant ne doit être ni simple accompagnateur, ni architecte d’entourage d’apprentissage (‹faciliator›). S’il veut arriver à un but, l’enseignant doit se comprendre plutôt comme metteur en scène donc comme ‹activator›, qui gère toute la classe et qui a chacun à l’œil.»12 Si, cependant, l’enseignant se base sur le Lehrplan 21 il évitera d’entrer en relation avec l’enfant, il ne sera guère authentique, il ne conduira ni exigera beaucoup de l’élève mais se fiera à l’action séduisante des «entourages d’apprentissage» et des «arrangements d’apprentissage» plus ou moins soigneusement élaborés. Les jeunes enseignants seront formés de cette manière et ne sauront plus comment enseigner avec succès et comment réunir la classe en une communauté.

Gestion de classe au lieu de former une communauté

Le Lehrplan 21 exige «une gestion effective de la classe pour créer un entourage d’apprentissage pauvre en dérangements où le temps d’apprentissage peut être utilisé de manière efficace.» (p. 7)
Certes, personne n’objecte quelque chose à un enseignement sans dérangements, mais cette façon de s’exprimer rappelle plutôt la gestion d’une installation de production où la production doit se dérouler sans dérangements qu’une classe de jeunes qui devraient apprendre à se débrouiller dans la vie. Il ne s’agit plus de jeunes êtres humains considérés comme des personnes, des personnalités en train de se développer, il s’agit de la gestion de processus sans dérangements. Est-ce que ces jeunes gens, étouffés, dans leurs âmes, par ces écoles, pourront un jour accomplir leur vie au sein de notre démocratie – et si nécessaire la défendre de tout leur cœur?
Soit dit en passant: des élèves fréquentant des écoles où ces méthodes, appelées «paysages d’apprentissage», sont déjà appliquées, se plaignent de devoir travailler seul et sans cesse avec l’ordinateur. Lorsqu’on entre en tant que visiteur dans une de ces salles de classe et en observant comment ces élèves travaillent chacun pour soi sur quelque matière, la communication entre les enseignants et les élèves et au sein de la classe étant réduite à un minimum, on se sent déconcerté et consterné de ce manque d’âme dans lequel ces élèves grandissent. Il n’est pas rare que ces écoles-là aient de graves problèmes de discipline dans les classes secondaires parce que les élèves ne supportent plus ce manque de relation. Lorsque le Lehrplan 21 exige «une atmosphère positive dans les classes et dans l’école […]» (p. 7), en tenant compte de ce qui a été décrit ci-dessus, on comprend que pour endormir tout sens critique des pédagogues, on leur présente ces notions positives comme une petite récompense.
Les élèves devraient développer dans l’activité avec les contenus d’apprentissage «l’autodétermination» et «le sens des responsabilités» et faire l’expérience qu’ils sont «compétents et de plus en plus autodéterminés et orientés vers l’action».13 Certes, il est utile que le but d’une école soit d’apprendre aux élèves, durant toute leur scolarité, à développer leurs compétences et leurs prises de responsabilité. Mais cet apprentissage ne peut se faire que dans l’aptitude à entrer en relation avec l’enseignant, en le prenant au sérieux, en l’estimant, en trouvant soutien et orientation auprès de lui. Avec les instructions du Lehrplan 21 cela n’est guère possible.    •

1    Lehrplan 21, Introduction p. 2
2    Lehrplan 21, Introduction p. 7
3    Hattie, John. Lernen sichtbar machen. Baltermannsweiler 2013, p. 236
4    LCH Dachverband Schweizerischer Lehrerinnen und Lehrer. Antwort des LCH zur Konsultation Lehrplan 21 der D-EDK 2013, du 15/16 novembre 2013; cf. Lehrplan 21, Introduction p. 7
5    Jean Romain, co-fondateur et premier président de l’«Association Refaire l’école», Genève, dans Horizons et débats N°31/32 du 28/10/13
6    Lehrplan 21, Introduction, p. 4
7    Lehrplan 21, Introduction, p. 4
8    Bengel, Michael: Die Schulhoheit gehört den Bundesländer (en Suisse aux cantons). In: Frankfurter Allgemeine Zeitung du 20/8/11, cité d’après Horizons et débats n° 35 du 5/9/11
9    cf. par exemple Langer Roman: Warum haben wir Pisa gemacht? – in: Langer Roman (ed.): Warum tun die das? Wiesbaden 2008 p. 49ss.
 Krautz, Joch: Ware Bildung. Kreuzlingen, München 2007, p. 45ss.
10    Martens, Kerstin/Klaus-Dieter Wolf: Paradoxien der neuen Staatsräson. In: Zeitschrift für internationale Beziehungen, 13. Jg. 2006 Heft 2, p. 145–176
11    Lehrplan 21, Introduction, p. 6
12    Martin Spiewak: Der Lehrer ist superwichtig, In: «Die Zeit» du 3/1/13, cf. Hattie, John. Lernen sichtbar machen. Baltmannsweiler 2013, p. 143
13    Lehrplan 21, Introduction p. 7

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