Repenser la politique du développement: une voie praticable pour vaincre la faim et la malnutrition

Repenser la politique du développement: une voie praticable pour vaincre la faim et la malnutrition

par Henriette Hanke Güttinger

Le livre «La faim tue» de Jean Feyder* bouleverse et impressionne profondément le lecteur. Dans un langage facile à comprendre l’auteur présente les causes de la souffrance de plus d’un milliard d’êtres humains dans le monde actuel de la faim, de la malnutrition et de la sous-alimentation avec toutes les conséquences cruelles qui en résultent. Feyder justifie son exposé en présentant, en connaissance de cause, de nombreux faits. La faim – écrit Feyder d’une clarté sans équivoque – est la conséquence de la politique de puissance occidentale et d’intérêts économiques. Il ne s’arrête cependant pas à l’analyse. De façon tout aussi réaliste, claire et différenciée Feyder montre comment la faim, la malnutrition et la sous-alimentation peuvent être vaincues. Des exemples actuels du monde entier qu’il a rassemblés, sont convaincants et donnent une perspective qui nous rendent optimistes. Comme un grand nombre d’autres personnes, Feyder s’engage avec honnêteté, droiture et courage en faveur de davantage de liens sociaux et pour que chacun puisse vivre en dignité dans le monde entier.

En regardant la mappemonde à propos de la faim, la malnutrition et la sous-alimentation on constate que c’est avant tout la population rurale en Asie, en Océanie et en Afrique subsaharienne qui est massivement concernée. Mais également en Amérique latine, dans les Caraïbes, au Proche Orient et en Afrique du Nord la sous-alimentation est une réalité déprimante.1
En l’an 2000, à New York, 189 Etats membres de l’ONU se sont mis d’accord sur huit objectifs du millénaire pour le développement (Millenium Developement Goals – MDGs). Le premier objectif vise à réduire de moitié le nombre de personnes souffrant de la faim, de malnutrition et de sous-alimentation d’ici 2015. Cet objectif ne sera pas atteint. Tout au contraire: la crise alimentaire (2007), la crise financière (2008) ont conduit mondialement à une aggravation de la pauvreté.

A partir d’un haut degré d’autosuffisance …

La plupart des pays souffrant actuellement de graves problèmes d’alimentation sont d’anciennes colonies. Pendant de longues périodes leurs structures économiques ont été au service des colonisateurs aux dépens de la population indigène.
Avec l’indépendance politique après la Seconde Guerre mondiale bon nombre de ces pays ont accordé beaucoup d’importance au développement de leur agriculture donc à la sécurité alimentaire. Bien que les efforts soient menés «avec des méthodes de gestion souvent centralisées, coûteuses et inefficaces, beaucoup de pays sont parvenus portant à un large degré d’autosuffisance», déclare Feyder.2

… vers la dépendance néolibérale et la sous-nutrition

Dans beaucoup de cas, l’indépendance des anciennes colonies ne fut que de courte durée. Les gouvernements ont planifié le développement de leurs pays sous l’influence de consultants occidentaux et ont pris des crédits auprès du Fond monétaire international (FMI), de la Banque mondiale et d’autres bailleurs de fonds. Beaucoup de projets étaient cependant hautement surdimensionnés et ont causé des coûts vertigineux, accompagnés d’un endettement massif. Comme le décrit John Perkins, un de ces consultants occidentaux, ce piège du surendettement a été tendu sciemment pour ramener ces pays dans la dépendance de l’Occident et pour les piller.3 Endettés à un tel point, les gouvernements ont demandé des crédits auprès du FMI et de la Banque mondiale qui leur ont imposé des adaptations structurelles rigoureuses: dérégulation, libéralisation, privatisation, ouverture des marchés, des mesures d’économie massives dans le domaine de la formation, de la santé et de l’agriculture. Les conséquences de cette politique dans ces pays4 ont été et sont toujours désastreuses et ont conduit à ce que Jean Ziegler a dénoncé comme «destruction massive du Tiers monde».5
Feyder traite aussi à fond d’autres facteurs responsables de la faim et de la sous-alimentation: des trusts agro-alimentaires internationaux, le génie génétique, la culture de biocarburants au lieu de la culture de denrées alimentaires, la  spéculation sur les denrées alimentaires ainsi que l’«accaparement de la terre» lié souvent à l’expulsion forcée des producteurs à petite échelle.
Etant donné que la faim et la sous-alimentation sont occasionnées par l’homme, nous serions aussi en mesure d’assurer alimentation de tout un chacun. Le savoir, les possibilités et les capacités nécessaires existent aujourd’hui à une très grande échelle. Feyder démontre de façon réaliste et compréhensible pour toute personne de bonne volonté ce qui peut être fait, ce qui doit être fait. Nous exposerons par la suite des aspects importants de ses réflexions détaillées.

Que faire?

Chaque pays a sa propre culture avec ses valeurs fondamentales. Une politique de développement durable doit se fonder là-dessus. Dans neuf «leçons» Feyder donne des recommandations montrant la voie pour une politique sensée du développement renforçant la souveraineté des pays pour résoudre le problème mondial de l’alimentation.

Appliquer le droit à l’alimentation

En 1966 les pays membres de l’ONU se sont engagés au droit fondamental «de tout un chacun d’être protégé de la faim».6 Le droit fondamental à la nourriture comprend que chaque pays doit veiller à ce que des denrées alimentaires soient produites en quantités suffisantes et qu’elles soient accessibles à toute la population. Ainsi un pays dispose de la souveraineté alimentaire ce qui est une condition essentielle de la souveraineté politique. Et cela n’est pas seulement valable pour le Tiers monde. Les pays développés feraient bien de se rappeler ce truisme. L’Argentine, l’Inde, la Colombie, le Nigeria, le Paraguay, la Suisse et l’Afrique du Sud connaissent déjà des procédures juridiques qui se sont attachés à la violation du droit à l’alimentation.

Des réformes agraires

Des réformes agraires en Asie (la Chine, le Vietnam, la Corée du Sud, le Taiwan et le Japon) se sont avérées extrêmement efficaces dans la lutte contre la pauvreté et ont apporté en plus un essor considérable de l’économie. La Chine et le Vietnam ont eu du succès en donnant aux paysans d’un village le même accès aux terres sans toutefois faire passer la terre en propriété privée.

Relancer l’agriculture pour alimenter la population indigène

La souveraineté alimentaire nécessite que l’agriculture soit particulièrement encouragée. Toutes les innovations dans ce domaine doivent avant tout servir la production de denrées alimentaires pour la population indigène. Ce sont surtout les exploitations agricoles familiales, donc les petits paysans, qui ont une grande importance. La construction de systèmes d’irrigation ainsi que la construction de routes d’accès aux marchés locaux servent ce but. L’agriculture suisse se trouvait à l’origine également dans cette tradition-là – avec beaucoup de succès – on devrait y revenir à Berne.

De la rentabilité à la durabilité

Le sens et le but de l’agriculture ne sont pas les bénéfices élevés et la rentabilité. Avec une exploitation soigneuse, l’agriculture doit prendre soin des terres et de l’eau, pour que les générations futures puissent trouver une base alimentaire sûre.

Réguler les marchés agricoles

Libérer les paysans du Tiers monde de la faim et de la malnutrition et les préserver de celles-ci, implique qu’ils puissent toucher pour leurs produits des prix qui, au moins, couvrent leur coûts de production et leur permettent de vivre avec leurs familles. La condition sine qua non est que l’Etat protège le marché agricole indigène en percevant des taxes à l’importation. En outre Feyder recommande «la création d’Offices de commercialisation» ainsi que «la création d’un réseau de stocks» pour être armés contre des crises alimentaires comme en 2007.7 Feyder cite de nombreux exemples démontrant le succès d’une telle politique opérationnelle en plus contre l’exode rural et contre la bidonvilisation des villes.

Changement de cap en politique commerciale

Feyder exige un changement de cap en politique commerciale «pour relancer l’agriculture, réduire la dépendance des importations, créer davantage d’emplois et pour lutter contre la faim et la malnutrition.»8 Les raisons en sont les suivants: le FMI, la Banque mondiale ainsi que l’OMC fondée en 1994 basent leur politique sur la libéralisation du commerce mondial. (Washington consensus) avec des conséquences mortelles pour le Tiers monde. Beaucoup de pays ont axé leur agriculture sur des produits d’exportation pour les pays industrialisés tout en négligeant la production alimentaire pour leur propre population. En même temps on a importé depuis les USA et l’UE des denrées alimentaires fortement subventionnées qui sont meilleur marché que les produits des petits paysans indigènes. Feyder démontre avec des exemples impressionnants comment l’agriculture indigène et les petits commerces se sont effondrés. La faim, la malnutrition et la sous-alimentation ainsi que l’exode rural en furent les conséquences. Face à cette misère, Feyder exige un changement de cap en politique commerciale «pour la relance de l’agriculture et pour la diminution de la dépendance d’importations, pour l’élargissement de l’emploi et pour la lutte contre la faim et la sous-alimentation.»9

Les conséquences pour les pays développés

Quels sont les conclusions pour la politique agricole dans les pays développés? Ce qui vaut pour les gens dans le Tiers monde vaut également pour les pays développés. Des denrées alimentaires saines sont la base indispensable de l’existence humaine. Cela nécessite que la production alimentaire et donc l’agriculture et surtout les exploitations familiales soient particulièrement protégées par l’Etat pour atteindre le plus haut degré d’autosuffisance. La souveraineté alimentaire fait partie intégrale de la souveraineté politique. Cela vaut également pour la Suisse. Il faut donc adapter la politique agricole et l’aménagement du territoire en conséquence.    •

1    En 2009 l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime le nombre de personnes sous-alimentées à 1,02 milliards. Chaque sixième personne sur notre planète souffre de la sous-alimentation aiguë ou de la faim.
2    Feyder, Jean. La faim tue. Paris 2011, L’Harmattan, ISBN 978-2-296-55350-7, p. 18
3    Perkins, John. Confessions d’un assassin financier. Révélation sur la manipulation des économies du monde par les Etats-Unis. Editions Alterre 2005
Perkins décrit comment en 1965 il a été recruté par la NSA (National Security Agency) et comment il a été formé comme Economic Hit Man (EHM). Les tâches des EHM sont les suivantes: «Nous sommes payés, et fort bien, pour escroquer des milliards de dollars à divers pays du globe. Une bonne partie de votre travail consiste à encourager les dirigeants de divers pays à s’intégrer à un vaste réseau promouvant les intérêts commerciaux des Etats-Unis. Au bout du compte, ces dirigeants se retrouvent criblés de dettes, ce qui assure leur loyauté.» (p. 19)
Au moyen d’exemples concrets Perkins
documente ses activités criminelles. Ainsi son
activité d’EHM a servi en Indonésie d’ériger la dominance américaine en Asie du Sud-Est. En
faisait partie le contrôle des voix des pays concernés auprès de l’ONU, des bases militaires,
l’accès aux matières brutes ou le contrôle du
Canal de Panama. (p. 23)
4    A l’exemple du Ghana et d’Haïti, Feyder montre minutieusement les conséquences des adaptations structurelles sous la dictature de Washington Consensus, bouleversant pour le lecteur.
Cf. Feyder p. 77–101
5    Jean Ziegler. Destruction massive – Géopolitique de la faim. Paris 2011. Cf. aussi Michel
Chossudovsky. La famine mondiale et
Michel Collon Investigation 26/5/08.
6    Pacte international des droits économiques,
sociaux et culturels, article 11
7    Feyder, p. 169–176
8    Feyder, p. 177
9    Feyder, p. 177

*    Jean Feyder est depuis 2005 le Représentant permanent du Luxembourg auprès de l’OMC (Organisation modiale du commerce). Depuis 2007 il préside le Comité pour les pays les moins avancés auprès de l’OMC et depuis 2009 le Conseil pour le Commerce et le Développement de la CNUCED (Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement).

«Repenser la politique de développement»

«Leçon no 1: Un rôle actif de l’Etat dans le développement
La crise financière et économique met en question des principes de base du modèle économique néolibéral. Elle a montré que le marché n’est pas en mesure de s’autoréguler et qu’il faut l’intervention et la régulation de l’Etat. Elle a mis en évidence le fait que le fondamentalisme du marché mène à l’impasse. […]
Leçon no 2: Une question centrale: développer des capacités de production.
Pour vivre et progresser toute société a besoin d’un système de production de biens et de prestation de services à même de satisfaire les besoins essentiels de la population. […]
Leçon no 3: Une nouvelle priorité pour l’agriculture
La lutte contre la faim et la malnutrition exige qu’une priorité soit réservée à l’agriculture dans toute nouvelle stratégie de développement des pays en développement en particulier des plus pauvres. […]
Leçon no 5: Permettre aux pays pauvres de protéger leurs marchés […]
Leçon no 7: Réguler le secteur financier […].» (Feyder, p. 106–114)

Le libre marché garant de prospérité – un mythe avec de conséquences mortelles

Le 10 mars 2010, l’ancien Président Bill Clinton, Représentant spécial de l’ONU pour Haïti s’est présenté devant la Commission des Relations Etrangères du Sénat pour expliquer ceci: «Depuis 1981, […] nous avons pensé que des pays riches qui produisent beaucoup de produits alimentaires devraient les vendre à des pays pauvres et les soulager du fardeau de les produire eux-mêmes. […] Mais cela a été une erreur. Une erreur à laquelle j’ai participé. […] Je dois vivre chaque jour avec à l’esprit les conséquences de la perte de capacité de produire du riz à Haïti pour nourrir ces gens; à cause de ce que j’ai fait et de personne d’autre.» (Feyder, p. 97) L’agriculture africaine fut ruinée de la même manière. En 2008, Clinton constate de façon lapidaire: «We blew it up.» (Feyder, p. 98)
Feyder confirme que «les Etats-Unis ont une lourde responsabilité à assumer au niveau mondial. Le système économique et commercial mondial qu’ils ont mis en place, avec le concours de la Banque Mondiale et du FMI, – où ils disposent d’un droit de veto, comme au Conseil de sécurité-, a servi leurs intérêts aux dépens de ceux de centaines de millions d’habitants des pays en développement.» (Feyder, p. 287)

«Le problème n’est pas tant de nourrir la planète ou l’humanité que de permettre aux hommes de se nourrir par leur production directe ou par leur travail; ou mieux encore, de ne pas les empêcher de se nourrir.» (Feyder, p. 152)

Des prix assurant l’existence des paysans grâce à la régu­lation des marchés agricoles

«Timothy Wise de la Taft University écrit que les bas prix pour les produits alimentaires sont cause de faim et maintiennent dans la pauvreté les quelque 70% des pauvres du monde habitant les zones rurales et vivant directement ou indirectement de l’agriculture. La situation est pareille pour les producteurs de lait du Vermont (Etats-Unis) et les producteurs de riz des Philippines. Assurer des prix rémunérateurs et stables est une question cruciale, car elle concerne directement le revenu des agriculteurs et donc aussi la sécurité alimentaire et la jouissance du droit à l’alimentation. De tels prix permettent aux producteurs de renouveler leur capital et d’augmenter ainsi la productivité, afin de subvenir aux besoins essentiels de la famille.» (Feyder, p. 168)

Des exploitations familiales comme base de la souveraineté nationale

L’ONU a déclaré l’année 2014 «Année internationale de l’agriculture familiale» car celle-ci est tout particulièrement apte à garantir la souveraineté alimentaire. «Tirant des leçons de la crise alimentaire, et assumant pleinement leurs responsabilités, les gouvernements des pays en développement devraient réserver une nouvelle priorité à l’agriculture vivrière et familiale. Ils ont un intérêt politique fondamental, de souveraineté nationale même, à ne pas dépendre des importations de ces produits alimentaires mais à les produire eux-mêmes.» (Jean Feyder: La faim tue, p. 21)

L’économie doit servir l’humanité

«Durant des années, nos sociétés ont été marquées par une domination croissante de la sphère économique et financière et par la marchandisation de l’espace publique. Les crises que nous vivons remettent en question cette emprise du marché qui a montré son incapacité à s’autoréguler et sa capacité à déclencher des crises graves affectant les économies du monde entier.
La situation de crise actuelle offre l’occasion de renverser la tendance, de permettre à la politique de reprendre tous ses droits et de jouer pleinement son rôle dans la défense des biens publics
et des droits de l’Homme. (Feyder, p. 290)
L’autosuffisance alimentaire: Issue
à la faim, à la mal- et à la sous-nutrition
Selon l’ancien Président français, Jacques Chirac, «l’autosuffisance alimentaire est le premier des défis à relever pour les pays en développement. L’agriculture vivrière est à réhabiliter. Elle doit être encouragée. Elle doit être protégée, n’ayons pas peur des mots, contre une concurrence débridée des produits d’importation qui déstabilisent l’économie de ces pays.» (Jacques Chirac cité d’après Feyder, p. 172)

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