Réflexions fondamentales sur la situation culturelle de la Suisse

Réflexions fondamentales sur la situation culturelle de la Suisse

par Jean-Rodolphe de Salis, conférence tenue à la réunion des délégués de l’Association suisse des enseignants le 25 septembre 1955 à Lucerne

Il y a neuf mois, j’ai retrouvé la Suisse en tant que rapatrié d’une lointaine région du monde, après avoir eu la possibilité de la représenter au sein d’une délégation à la conférence générale de l’Unesco.
J’avais passé une journée d’été rayonnante et chaude sur la côte pacifique au Chili. Le lendemain, j’ai décollé de Santiago. L’avion a dû monter rapidement 6000 mètres en vrille pour pouvoir survoler l’étendue déserte de rochers et de glace des Andes et puis la pampa. Dans le soleil couchant ardent nous avons atterri à Buenos Aires et déjà le lendemain à midi, avec environ 40 degrés à l’ombre, à Rio de Janeiro. Après une fête de Noël, où nous étions en bras de chemise et fenêtre ouverte jusque tard dans la nuit devant l’arbre de Noël, je suis monté le lendemain matin dans l’avion de la Swissair pour traverser l’océan Atlantique méridional, d’abord jusqu’au Sénégal, puis le lendemain jusqu’à Lisbonne. C’était un dimanche et j’avais l’impression que nous étions déjà presque à la maison. Après tout, nous étions sur la péninsule ibérique. Encore un déjeuner au-dessus des Pyrénées et puis un après-midi hivernal au-dessus de la France. Ensuite sont apparus au-dessus de la nappe de brouillard et de nuages la chaîne des Alpes françaises et le sommet du Mont Blanc.
Le fait de voler au crépuscule de Genève au-dessus des Préalpes, d’apercevoir dans la nuit tombante les Alpes bernoises et le lac de Thoune, puis le Plateau central à peine reconnaissable avant de poser le pied sur le sol suisse dans les premières heures de la soirée à l’aéroport de Kloten – était une découverte. En quatre jours, du haut plateau chilien à la Limmat, de l’été de l’hémisphère sud à l’hiver de l’hémisphère nord, cela m’a donné l’occasion de me recueillir; d’abord en remerciement pour la belle et incomparable patrie, ensuite pour réfléchir.
Qu’avais-je quitté? Un continent vide, des plaines extrêmement étendues, d’énormes montagnes mais presque sans forme ni profil, au Brésil de la forêt vierge et un climat tropique, un mélange coloré de peuples, de races et de teints de peaux, des océans inépuisables, un monde en devenir, très éloigné de l’Europe. Une volonté de futur optimiste et en même temps une grande nonchalance y remplissent peu à peu l’espace. C’est un nouveau monde où l’on a encore beaucoup de temps devant soi.
Et ici? Notre petit pays, étroitement peuplé, où chaque mètre carré est exploité, choyé et soigné, une civilisation hautement développée, des mœurs consolidées et une éducation, un peuple bien instruit par ses bonnes écoles, un petit monde acquis dans une magnifique nature, un Etat démocratique qui tient à ses droits et à ses habitudes, mais bloqué entre des Etats-nations plus grands, sans accès à la mer, condamné au labeur continuel et au travail appliqué, mais également capable de jouir de la vie et de se réjouir: c’est ainsi que cela se présentait. Et ce qui paraissait naturel auparavant, ce qu’était la vie quotidienne et sa propre existence devait être à nouveau touché, compris et approuvé, avec son travail quotidien, avec la reprise des cours, avec toutes les activités inéluctables qu’on attend de nous tous. Oui, c’était de nouveau un effort pour retrouver son identité, pas seulement celle du rapatrié, mais celle du lieu de vie, de la communauté dont fait partie le rapatrié; des efforts pour l’identification du pays qui nous est, d’une certaine manière, confiée à tous.
Quels sont en réalité nos devoirs? Je ne parle pas des savoirs et des matières scolaires, allant des simples éléments à la recherche scientifique fondamentale, mais de nos tâches face à notre propre jeunesse, face à notre peuple; de cette contribution que chacun de nous doit offrir pour donner à l’adolescent, au jeune homme et à la jeune fille, le sentiment de savoir ce qu’est la Suisse et quelle est la valeur de notre communauté et dans ce contexte en particulier ce qu’est la nature de la vie culturelle en Suisse.
Excusez-moi si je commence par une observation peut-être triviale: «Chacun de nous enseigne dans sa propre langue.» C’est quelque chose de très significatif pour un pays comme la Suisse. Avec ses quatre langues, notre pays est partagé en plusieurs communautés linguistiques. Ce fait donne à l’ensemble de notre système de formation mais aussi à la vie culturelle une base différente de celle possédée par les Etats fondés sur une culture nationale. En d’autres termes: notre communauté populaire n’est pas en même temps une communauté linguistique. Je désire souligner ici l’importance de la langue parce que l’enseignant – celui qui transmet la culture ou, s’il est écrivain, le créateur de la culture – doit utiliser la langue comme premier et plus important instrument, comme tissu pour ses pensées, comme matériel pour la conception soit de l’enseignement, soit d’une œuvre d’art littéraire. L’homme se révèle par la manière dont il utilise la langue.
Récemment le professeur de linguistique et de philologie Albert Debrunner a publié à Berne une étude très intéressante et importante intitulée «Communauté linguistique et communauté populaire» dans laquelle il affirme entre autre: «Un Suisse alémanique, ayant vécu un certain temps en Allemagne, entendra certainement un jour ou l’autre la réflexion que lui – le Suisse alémanique – fait partie du peuple allemand, qu’il est Allemand, puisqu’il parle l’allemand. S’il répond qu’il fait partie du peuple suisse, il rencontre le plus souvent une incompréhension totale ou même une remarque désobligeante: ‹Cela n’existe pas: un peuple plurilingue!› J’ai pu constater au cours de nombreuses conversations en Allemagne, à quel point cette vue des choses est ancrée dans l’esprit des Allemands.» C’est une réalité que pour toute personne vivant dans un Etat-nation, le phénomène de la Suisse en tant que peuple suisse avec plusieurs langues est difficile à saisir. «La communauté populaire suisse», continue Debrunner, «est dans son essence une communauté née de la volonté collective. Les crises les plus graves à l’intérieur de la Confédération ont été surmontées suite à la volonté de rester ensemble: 1476, 1847, 1914–1918.» Il y a d’ailleurs des définitions dans lesquelles la communauté populaire et la nation sont interprétées comme une communauté née de la volonté collective. Je pense avant tout à celle d’Ernest Renan, où l’élément de la communauté née de la volonté collective est également au premier plan, et c’est dans ce sens-là que nous devons concevoir notre peuple et notre Etat: comme étant une communauté de destin et de volonté collective. Nous devons partir du principe que celle-ci est plus importante et plus forte que la communauté linguistique. En cela repose une condition fondamentale pour l’ensemble du comportement politique et culturel du Suisse.
Je veux très brièvement éclairer l’aspect politique, là où il influe la vie culturelle. Prenez en compte que depuis la fin du Moyen-Age la culture européenne s’est développée de plus en plus sur une base nationale. La Renaissance et la Réforme ont relégué à l’arrière-plan la conception universelle de la culture pour mettre en avant le particulier, et donc également l’aspect national. Dès le XVIe siècle, la langue culturelle internationale du Moyen-Age, le latin, a également été remplacée par les langues populaires européennes. A la suite de la scission de l’église, la religion universelle du Moyen-Age, le catholicisme, s’est également disloquée. Au lieu de l’unité religieuse, l’Europe a été confrontée à la diversité.
La naissance de l’Etat-nation en Europe a transformé la réalisation de la culture nationale en une tâche publique, promue par l’Etat. Le «principe des nationalités», établissant le postulat de la communauté linguistique correspondant à la communauté culturelle et populaire comme fondement de la formation d’un Etat, s’est imposé au XIXe et au début du XXe siècle, d’ailleurs avant tout favorisé par les peuples germaniques et slaves. La Révolution française avait cependant déjà établi des postulats similaires, même si l’ajout d’idées traditionnelles romantiques chez les peuples d’Angleterre, d’Italie et de France étaient beaucoup moindre que chez les peuples germaniques et slaves.
Certes, malgré ce développement vers des cultures nationales et des Etats-nations, certains phénomènes culturels d’importance universelle et internationale sont toujours restés les mêmes, par exemple les sciences naturelles et la vision du monde créée par celles-ci. La vision du monde moderne et actuelle – peut-être partiellement encore en devenir – des philosophes, des psychologues et des scientifiques repose sur un travail international. Il ne faut donc pas non plus surestimer l’aspect national. Il y a une dualité: les cultures nationales basées sur les communautés linguistiques et la structure philosophique, scientifique et technique du monde moderne servant de référence au niveau international.
Pour revenir à la Suisse, notre pays offre, à première vue, les conditions les plus défavorables possibles à la création d’une culture nationale. Il n’y a pas de langue culturelle commune, ni de confession commune unissant le peuple tout entier. Nous n’avons pas un Etat-nation au sens propre, nous n’avons pas de capitale représentant un centre culturel rayonnant sur le pays tout entier. Il y a des contradictions entre l’existence de la Suisse, demeurant toujours un peu isolée au sein de l’Europe, et les règles générales de l’identification de la langue, de la culture et de l’Etat, habituelles en Europe. L’Etat fédéral de la Suisse (doit-on chaque fois le répéter?) est une création politique. Le patriotisme de ses citoyens est une forme d’expression coopérative, démocratique et fédéraliste du terme «national», c’est-à-dire que ce terme «national» – si on veut l’utiliser pour notre pays – est entièrement différent de celui utilisé dans les autres pays européens.
Cela a eu comme conséquence que l’église, l’instruction publique, la science et la culture relèvent de la compétence des cantons. Sans doute, cette forme d’organisation est judicieuse et dans la pratique elle a minimisé les sujets de discorde. Si la Suisse avait un ministère ou un département fédéral de l’Education, les sujets de discorde apparaîtraient en grand nombre. Ce n’est que depuis 80 ou 90 ans que la Confédération a commencé à développer une activité de soutien à la culture et à la science. Je ne vais pas la décrire, mais quand même la mentionner brièvement. Du moment où la Confédération promeut des activités culturelles d’importance nationale, elle s’est appropriée certaines compétences – peut-être même en dépassant ses obligations constitutionnelles. Elles ne concernent pas seulement l’instruction publique, mais la promotion de l’art et de la littérature, de la protection de la nature, des monuments et du patrimoine, de la recherche scientifique et d’autres branches de la vie culturelle, dans la mesure où ces domaines ne peuvent pas être assumés par les cantons pour le pays tout entier, mais doivent être soutenus au niveau national, c’est-à-dire au niveau de la Confédération. Mais fondamentalement la Confédération ne peut – en ce qui concerne notre vie culturelle – que veiller sur les libertés nécessaires pour la vie culturelle: la liberté de l’exercice des pratiques religieuses, la liberté de l’opinion politique et de la vision du monde, la liberté d’expression et d’information, la liberté de l’emploi de la langue et la vigilance d’empêcher la suprématie d’une langue sur une autre afin d’éviter la création de problèmes des minorités. La Confédération peut établir certaines directives touchant à l’enseignement, à la médecine; elle entretient une seule Haute Ecole polytechnique fédérale; elle garantit la liberté de la recherche scientifique et de l’enseignement; elle veille à la paix entre les diverses parties du peuple et la paix entre celles-ci est la pierre angulaire de la vie culturelle en Suisse.
Si l’on regarde de près, cette approbation de la diversité culturelle de la Suisse est au début un pis-aller. La Suisse n’a pas été fondée pour donner au monde un exemple de diversité culturelle, linguistique et confessionnelle, puisque celle ci découle du résultat de cette alliance confédérale, dans la spécificité de sa constitution et de son existence. L’attention à donner à cette Suisse multiforme devaient être acceptée et reconnue comme une action positive. Face à une Europe organisée entièrement de manière nationale, la Suisse a dû justifier son existence de peuple plurilinguistique avec des formes culturelles multiples.
Ce côtoiement de diverses sphères culturelles en Suisse – catholique romaine, réformée, germanophone, francophone, italophone et romanophone – est à la fois un désavantage et un avantage. C’est un désavantage à cause de la dépendance indirecte de cultures et de centres culturels étrangers; c’est un avantage parce que le Suisse participe à toutes les langues et confessions, à la vie culturelle et religieuse des grandes nations européennes. Nous avons les fenêtres grandes ouvertes vers les vastes espaces au Nord, à l’Ouest, au Sud et à l’Est de notre pays. La Suisse est pour ainsi dire composée de différentes provinces culturelles qui ont leurs centres dans d’autres pays; ces différentes provinces culturelles de la Suisse forment cependant elles-mêmes une unité avec leurs propres centres.
C’est une grande différence, pas seulement avec les grands Etats-nations à nos frontières, mais aussi envers d’autres petits Etats tels que la Hollande, le Danemark, la Pologne, le Portugal etc. Car ces Etats possèdent une langue nationale. Ils ont, à l’encontre de la Suisse, l’avantage d’avoir leur propres centres culturels, leur propre littérature nationale, mais ces petits Etats sont tout de même défavorisés parce qu’il sera plus difficile pour un Français, un Anglais, un Allemand ou un Italien de se familiariser avec cette production culturelle, avant tout littéraire de la Pologne, de la Hollande, du Danemark ou du Portugal qu’avec ceux de la Suisse qui, grâce à ses langues largement répandues appartient au vaste espace européen, à la grande communauté européenne. Il va de soi, que chez nous on n’est pas un grand écrivain suisse si l’on n’est pas aussi un grand écrivain allemand, français ou italien. On peut bien sûr être un bon écrivain en dialecte ou en rhéto-roman, mais dans ce cas on est fortement limité dans son universalité. Nous honorons ici un Rudolf von Tavel, ou un Peider Lansel, qui ont été des maîtres des dialectes de leur terre d’origine. Si nous pensons cependant aux grandes langues, alors le plus grand écrivain de la Suisse romande est sans doute Jean-Jacques Rousseau parce qu’il est aussi un des plus grands écrivains français. On peut dire la même chose de Jeremias Gotthelf, Gottfried Keller et d’autres. Il est cependant remarquable que chacun de ces auteurs se sente profondément reconnaissant envers la Suisse pour la formation reçue personnellement et les thèmes littéraires trouvés. Restera dans nos mémoires l’écrivain Carl Spitteler, apparemment plutôt apolitique. Lorsqu’une misère intérieure et un déchirement profond menaçaient notre pays en cet hiver sombre de 1914, il s’est avéré être un véritable citoyen en présentant son courageux et magistral discours intitulé «Notre point de vue suisse». Ce texte devrait, me semble-t-il, se trouver dans chaque livre de lecture suisse.
Malgré tout, il faut avouer qu’un effet littéraire important n’est possible que dans une plus grande nation culturelle. Ici apparaît un paradoxe, auquel nous ne pouvons nous soustraire. Nous ne pouvons l’ignorer et celui-ci ne pourra être surmonté que si les racines sont solidement ancrées dans le pays natal. Cela n’a pas été le cas pour tous. Prenons un exemple: plus les évènements s’éloignent, plus apparaît clairement le côté tragique du destin de Jakob Schaffner. Je n’hésite pas à mentionner ce nom. Cet homme a expié pour ses erreurs politiques, pour sa grave infidélité envers la patrie dans une cave de Strasbourg, où il a été tué par une bombe. Mais ne serait-ce pas dommage de devoir toujours déplorer l’absence du chef-d’œuvre de sa jeunesse dans le catalogue suisse des romans d’apprentissage? Je pose cette question juste en passant. Peut-être que les critiques discuteront un jour de cela.
L’historien littéraire zurichois Fritz Ernst qui, en utilisant le terme «helvétisme», a maintes fois revendiqué les traits communs de la littérature suisse, a attiré dans un discours intitulé «Existe-t-il une littérature nationale suisse?» («Neue Zürcher Zeitung» du 10/10/1954) l’attention sur le fait que Gottfried Keller a rejeté avec virulence l’idée d’une «prétendue littérature nationale». Selon Ernst, «il ne veut absolument rien avoir à faire avec les ‹fondateurs éternels d’une industrie domestique littéraire.›» Gottfried Keller écrivit en 1880 dans une lettre que si quelqu’un voulait écrire une œuvre littéraire en Suisse, «il devait s’orienter vers la grande région linguistique à laquelle il appartenait.» Fritz Ernst se rappelle aussi de la lettre de Ramuz de l’année 1937, dans laquelle celui-ci contesta l’idée que les Suisses pouvaient former un seul peuple. Ramuz n’acceptait que les boîtes aux lettres et l’uniforme militaire comme points communs, donc apparemment l’administration fédérale et l’armée de milice. Mais la tentative de vouloir expliquer ce qu’est un peuple qui n’existe pas est «une accablante entreprise», déclara Ramuz.
Je pense que suite à de telles paroles, il ne faut pas dénigrer ceux qui représentent le nectar de la littérature suisse. On ne doit pas voir ces choses autrement que ce qu’elles sont, sinon il en ressort quelque chose d’artificiel, sinon nous serions simplement ceux qui se mettent en travers des réalités culturelles de la plus grande famille des peuples européens et nous serions également injustes. Car ceux qui se sont distancés un peu brusquement d’un art quelque fois par trop patriotique sont les mêmes qui ont permis à notre pays de développer son droit d’existence culturel face au monde. Leur donner des leçons en matière de pensée civique juste est dans la plupart des cas une entreprise vouée à l’échec, qui honore rarement celui qui montre du doigt autrui avec un air sévère et en donneur de leçons.
On ne peut pas discuter des bases d’une culture s’il n’existe pas d’abord sur une production culturelle créative. Nous ne voulons pas que la production culturelle créative et spontanée soit remplacée par une politique culturelle organisée. Car même si celle-ci peut se justifier et a le droit d’exister, elle ne pourrait fournir qu’une aide discrète et prudente à l’égard du créateur culturel disposant éventuellement de moyens insuffisants, pour le soutenir matériellement.
Selon la région, ce n’est pas seulement la langue qui est différente chez nous mais également l’expression de la forme, de la mentalité, de la sensibilité. C’est pourquoi il ne faut pas tenter de les effacer et de les mélanger, car ils ne font pas partie d’une culture uniforme. Ils nous appartiennent, à nous Suisses, et en même temps à nos parents d’au-delà des frontières. Sur le sol helvétique, on doit laisser à chacun sa manière de faire. Le toit fédéral helvétique s’étend en protecteur au-dessus de nous tous.
Nous sommes un peuple où l’un se sent parfois un peu étranger à l’autre. Je ne peux pas voir les choses autrement. Récemment, un de mes collègues genevois m’a dit: «Nous avons l’étranger chez nous», une remarque tout à fait compréhensible, si l’on pense qu’en raison des barrières linguistiques certaines choses nous semblent étrangères dans notre propre pays, à l’un comme à l’autre. Ce n’est qu’à partir de cette situation que je peux considérer ce qui nous relie et quelles sont les tâches communes du peuple suisse et de l’Etat fédéral. Je ne crois pas que l’on doit passer outre les éléments séparateurs. Au contraire, on doit en être conscient pour se les approprier jusqu’à un certain degré. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut reconnaître et favoriser ce qui nous unit.
Nous devons accepter d’autres manières, d’autres langues, d’autres croyances, d’autres sentiments. C’est un cadeau divin, de quand même trouver dans les œuvres littéraires, artistiques et spirituelles, au plus large sens du terme, quelque chose de commun, de véritablement suisse. C’est difficile à dire en quoi consiste cette chose commune, mais elle existe, et moins un Hodler l’a peinte consciemment et volontairement, un Honegger l’a mise en musique, un Gottfried Keller ou un Ramuz l’ont décrite, plus elle est vraie et convaincante. Alors il va de soi que tout homme de culture d’un pays étranger puisse dire: votre Ramuz, votre Keller, votre Hodler, votre Honegger.
Moi aussi, je trouve que c’est un peu «accablant» de vouloir expliquer ce qu’est la culture suisse en partant du caractère national. Si l’on tente de le faire avec l’idée platonique en disant qu’il existe une sorte de culture helvétique préformée, alors je dois secouer la tête et dire: «Celui qui affirme cela est toujours un peu au-dessus, en-dessous ou à côté.»
Il est justifié de se demander s’il est préférable de dire la «culture suisse» ou la «culture en Suisse». Selon les différents domaines de la vie culturelle, les deux expressions sont pertinentes. Il me semble que la profonde communauté populaire, ancrée dans l’histoire et importante pour la formation de la volonté civique et politique en est décisive. Lors de temps difficiles, elle exige parfois certains renoncements dans le domaine culturel. Il se pourrait et il se peut que pour sauvegarder notre système politique et notre communauté populaire, nous devrions placer les aspects patriotiques, la défense du pays et le rejet d’influences étrangères au-dessus de la largeur d’esprit illimitée face à notre voisin que chacun de nous préférerait. Hélas, les temps de l’univers des citoyens du monde auxquels aspirait Goethe ne sont pas encore arrivés. Les relations de la Suisse alémanique face à l’Allemagne ne pouvaient être, du temps de Hitler et du Troisième Reich, aussi franches et directes qu’auparavant. La profonde perturbation de ces rapports provoqua une position de rejet lorsque, de ce côté-là, on nous rétorqua qu’il n’existe pas de peuples plurilinguistiques. Toute communauté linguistique est aussi communauté nationale et donc une communauté de l’Empire! Nous dûmes nous y opposer ce qui provoqua une aliénation durant au moins pendant l’existence du Troisième Reich, une aliénation émanant d’un reflexe de défense.
Vous vous rappelez certainement que précisément au temps de la défense contre l’impérialisme national-socialiste sont nés chez nous l’idée et les faits qu’on appela «défense spirituelle» du pays. C’est de cette défense spirituelle qu’émana l’Exposition nationale suisse de 1939, la «Landi» avec son «Höhenweg».1 De cette même source émana l’estime, la promotion renforcée des particularités suisses, les valeurs culturelles typiquement suisses. A cette époque, le conseiller fédéral Philipp Etter proposa dans son message mémorable adressé aux Chambres fédérales la création de l’association Pro Helvetia pour la préservation et la promotion de la culture suisse.
Vous objecteriez peut-être que dans la partie romande cette position de défense était un peu moins forte et que l’on s’emportait moins contre le national-socialisme allemand et l’hitlérisme qu’en Suisse alémanique. En outre, les liens de la Suisse romande avec le centre culturel que représente Paris sont plus forts que ceux des Suisses alémaniques avec les centres culturels correspondants en Allemagne. C’est vrai. Pourtant, il y avait en Suisse romande une position de défense similaire du temps de Napoléon I et Napoléon III. A cette époque, une partie des créateurs culturels suisses vivaient dans un état d’émigration face à la France. Rappelez-vous du rôle mémorable que jouait Mme de Staël et son entourage au château de Coppet dans le canton de Vaud. Mme de Staël et les meilleurs esprits de la Suisse romande affichaient face à Napoléon une attitude de défense politico-idéologique. Aussi étaient-ils en permanence surveillés et incommodés par la police napoléonienne. On les empêcha d’entrer en France et on les obligea des années durant à ne plus retourner à Paris. Cela ne resta pas sans effets puisque les critiques français reprochèrent à ces auteurs leur «style émigré». Sous Napoléon III aussi, de nombreux Suisses romands sont restés chez eux en refusant de revoir Paris pour afficher leurs protestations contre la dictature de l’Empereur. Le plus fameux d’entre eux était Frédéric Amiel.
Il faut avouer, et là nous revenons à la question du rôle de la langue pour la culture, que de telles époques caractérisées par l’isolement culturel peuvent avoir des effets défavorables sur la compétence linguistique et l’expression littéraire des Suisses. Amiel, n’ayant jamais été à Paris, s’exprimait dans un style portant clairement les marques de son isolement provincial.
En Suisse alémanique, nous avons une voie d’issue dont nos confédérés romands et tessinois ne profitent pas au même degré. Nous nous sommes réservés l’utilisation du dialecte en tant qu’arme de défense dans la lutte contre le nationalisme sans bornes de nos voisins du Nord. Certes, il faut promouvoir la culture populaire du pays mais tout en veillant à ce que ces efforts et l’amour du dialecte ne nous amènent pas à sous-estimer le danger d’une distanciation provinciale face au grand monde de la culture. La Suisse étant un pays faisant des affaires avec le monde entier et se situant avec d’autres pays au premier rang dans les domaines de la technique et de la science, soit elle se retrouve à un niveau de pointe et dans les grandes orientations de l’évolution du siècle par son ouverture extérieure, soit elle s’en retire en se refermant de manière craintive et confuse, dans son dialecte et son terroir, en les utilisant comme refuge. Ce refuge est légitime mais il ne doit pas empêcher qu’on prenne également la voie menant vers l’extérieur, en cultivant également l’allemand standard. Je suis persuadé que c’est la tâche de la pédagogie populaire de faire clairement et soigneusement la distinction entre le dialecte et l’allemand standard, sans que l’un ou l’autre soit négligé. Voilà une des difficultés pédagogiques se posant aux Suisses alémaniques que les Suisses romands ne connaissent pas. Toute négligence envers l’allemand standard doit être évitée. Il faut qu’à l’école tous les élèves l’apprennent bien et qu’ils soient capables de l’utiliser correctement dans la vie de tous les jours. Je pense moins à la prononciation, à laquelle on reconnaît facilement, dans l’espace germanophone, l’Autrichien, le Rhénanien et le Suisse. Mais je pense que l’emploi correcte, propre et appliqué de l’allemand standard, dans sa forme orale et écrite, devrait être un devoir culturel important. Gottfried Keller serait le premier à nous en vouloir sérieusement si nous négligions la langue standard ou même si nous manquions de la soigner. Nous nous priverions d’une importante partie de la renommée culturelle de notre pays, si nous laissions s’effriter l’allemand et les connaissances de l’allemand suite à un patriotisme mal compris.
Il est naturel qu’en temps de paix notre rôle dans la vie culturelle de l’Europe et peut-être même au-delà soit différent de celui des temps de guerre. Pendant la Seconde Guerre mondiale, cette tâche était dans un certain sens plus simple mais pas plus facile. Nous défendions notre liberté devant un arrière-fond de tyrannie. Placé entre le fascisme italien et le national-socialisme allemand, nous profitions d’une sorte de monopole quant à la liberté politique et de pensée en Europe centrale. Nous étions les défenseurs de Schiller et de tout ce qu’il avait proclamé. Aussi attribuait-on, dans le domaine culturel, une grande importance, par exemple, au théâtre «Schauspielhaus» à Zurich, à la presse suisse et à la radio, aux films suisses et au cabaret, aux universités et aux maisons d’édition suisses puisque précisément ce «Schauspielhaus», cette presse, cette radio etc. pouvaient aborder des «produits» philosophiques et littéraires, si l’expression m’est permise, qui étaient diffamés en Italie et avant tout en Allemagne. Nous pouvions présenter, admirer ou critiquer sans complexe des productions culturelles européennes en Suisse alémanique. Nous étions fiers de pouvoir mener, avec franchise et en liberté, une existence culturelle au cœur de l’Europe qui contrastait fortement avec les slogans et la musique militaire du temps de l’«empire millénaire» allemand. Nous pouvions aussi remplir des tâches humanitaires et nous rendre utiles de diverses manières par des aides de main et des services.
Ce monopole n’existe plus. Fini le temps où n’importe qui et n’importe quoi suscitaient de l’envie à l’étranger uniquement parce que la personne ou la chose était d’origine suisse.
Parfois, on réalise que c’est plutôt le contraire. L’attitude envers la Suisse n’est pas toujours favorable partout – pas non plus dans les petits Etats tels la Hollande et la Belgique qui, à la différence de nous, avaient souffert de l’ennemi pendant la guerre chez eux. Ils nous reprochent aujourd’hui le fait d’avoir été épargnés et d’avoir su en tirer des profits matériels. Il en va de même avec nos services de médiation qui ne sont plus si importants, plus guère demandés: aujourd’hui, les ennemis d’antan se mettent d’accord entre eux. Par conséquent, nous ne nous ferons respecter par les autres peuples que si dans le domaine de la culture nous nous concentrons sur l’authenticité, l’excellence et la qualité et si, dans les différents domaines, nous entrons en contact direct, par le biais de nos créateurs culturels, avec l’esprit et les courants de notre siècle. Il se peut qu’une telle attitude aille à contre-courant d’une certaine méfiance face à ce qui est excellent. Il n’est pourtant pas inscrit dans nos anciennes alliances ni dans notre Constitution fédérale que nous devons sacrifier les prestations de pointe sur l’autel de la médiocrité. C’est comme dans le sport: ce ne sont que les prestations de pointe qui comptent, mais elles doivent être portées pour tous les échelons de la pyramide allant de la base au sommet.
L’unique issue légitime et possible me semble être l’authentique compétition avec l’étranger, garantissant que notre propre prestation culturelle ne soit pas plus mauvaise que celle du reste du monde. Car ce sont les prestigieux ouvrages de l’esprit qui distinguent une nation. Notre pays doit sa renommée culturelle à des hommes tels Henri Pestalozzi et Jean-Jacques Rousseau. Il la doit également à ses prestations dans les domaines de la médecine et de la technique. Il la doit également aux excellents musiciens tels Honegger, Schoeck, Ansermet et autres. Tout cela n’est pas toujours connu et reconnu au sein du pays. Il faudra pourtant se rendre compte des valeurs réellement présentes dans notre pays et étant seules capables de lui donner son rayonnement.
Dans la collection appelée «His Masters Voice», il y a un disque avec un poème dramatique de Denis de Rougemont, mis en musique par Arthur Honegger. Le contenu est l’histoire de l’ermite du Ranft, Nicolas de Flue, personnage dont s’étaient émus les deux artistes tellement épris de la langue et de l’esprit français dans les années 1930. Voilà donc un des rares exemples de grande valeur pour le pays tout entier, illustrant qu’une matière nationale provenant d’une région linguistique peut donné naissance dans l’autre région linguistique à une œuvre d’art importante. Elle date de 1939. Le disque fut réalisé par l’«Orchestre du Conservatoire» de Paris sous la direction d’un chef d’orchestre français. En Suisse alémanique, cette œuvre est restée presque inconnue. Même au cours de festivals musicaux internationaux réalisés en Suisse, nous ne mettons pas nos capacités en lumière; à de telles occasions, les excellents ouvrages de nos propres compositeurs sont rarement joués. Il ne faut pourtant pas oublier que nous risquons, par notre indifférence, de troubler le courage de nos créateurs culturels. Spitteler et Ramuz n’ont pas trouvé de grand soutien dans le pays, et ont partagé ainsi le sort de nombreux grands esprits qui ont été appréciés et reconnus chez nous qu’après leur mort.
Si un écrivain de la nouvelle génération, tel Max Frisch, critique sa ville et son pays il doit s’attendre à des protestations et à de la contre-critique. Mais si par la suite un quotidien suisse ose écrire que cet homme-là ferait mieux d’émigrer car il ne fait plus partie de la Suisse, c’est un comportement misérable et perfide. Comme si, à l’époque, Gotthelf n’avait pas également vitupéré sans merci les contre les maux existants au pays et comme si Gottfried Keller n’avait pas rédigé son roman «Martin Salander»! Leur a-t-on proposé d’émigrer pour cela? Les grands, épris de leur vocation, ont souvent vécu des temps difficiles chez nous. Pestalozzi, par exemple, n’a jamais pu œuvrer dans sa patrie zurichoise. On le prit pour un incapable ou même un demeuré. Il dut partir dans l’Argovie bernoise et au pays de Vaud. Ce furent donc des Bâlois, des Bernois et des étrangers qui s’occupèrent de lui. Après la mort de tels hommes, quand leurs os blanchissent au cimetière, on se montre régulièrement empressé de revendiquer leur renommée post-mortem pour sa propre ville ou sa patrie. Il me semble que nous autres Suisses ferions mieux nous mettre en garde face à l’envie et à la jalousie. Malheureusement, elles trouvent souvent un terrain assez fertile dans nos contrées.
C’est toujours la bonne volonté de tous qui est nécessaire, de l’assentiment pour ce qu’est la Suisse, si l’on veut la maintenir et sauvegarder son sens et son droit à l’existence. Dans le domaine culturel, c’est plus difficile que dans tous les autres domaines parce qu’on a toujours besoin de tolérance, c’est-à-dire d’admettre non seulement ce qui est différent mais souvent aussi ce qui dérange et qui nous arrache à notre inertie de l’esprit. Un certain conformisme nous est propre et cela nous dérange quand quelqu’un voit les choses autrement ou les présente autrement que cela nous plait. Je vous demande: est-ce que par exemple un C. G. Jung a trouvé chez nous la reconnaissance qu’il avait rencontrée dans le grand monde? Je ne le sais pas. Il est toutefois réjouissant de constater que ce Suisse très honoré à l’étranger a été promu pour son 80e anniversaire docteur honoris causa pour la première fois par une université de notre pays. Auto-isolement, rayonnement à l’étranger et finalement la reconnaissance lorsque ces hommes sont vieux ou déjà décédés et lorsqu’on a dûment pris connaissance qu’ils ont créé quelque chose d’important: c’est ainsi chez nous le destin d’un grand nombre de grands esprits.
Je ne veux pas inclure une basse ironie dans ces réflexions. Mais je pense que nous pourrions rendre un meilleur service à notre pays en appelant les choses par leur nom de façon franche et aussi avec humour pour ne pas les rendre trop amères. Et n’oublions pas, nous ne sommes plus en situation de guerre ni en situation d’après-guerre immédiate où nous pouvions encore aider, maintenant nous nous retrouvons en quelque sorte à notre place, puisque les autres ont aussi repris la leur.
Pour terminer, je voudrais dire que nous ne devrions pas faire sentir leurs faiblesses ni à des groupes populaires entiers ni aux excellents créateurs culturels au sein de notre vie quotidienne se déroulant dans des voies bien réglées. Il existe chez nous des minorités, tout comme il existe des personnes isolées. (Il faudrait une fois déceler les causes de cet isolement ou de ce manque de relations envers l’ensemble de la vie suisse.) Dans notre Constitution fédérale cependant, il n’y a en Suisse pas de minorités, pas de citoyens avec moins de droits, mais seulement des égaux en droit, ce qui ne veut pas dire nivellement vers la moyenne, mais le droit à sa propre personnalité et sa propre expression. Faisons attention de ne pas laisser dépérir par les habitudes ce que la loi et le droit nous donne, c’est-à-dire une immense liberté.
En tant qu’enseignants et éducateurs, nous voulons contribuer à ce que chacun puisse être fier d’être Suisse et à ce que cet assentiment généreux que jadis Gottfried Keller a pu donner à la nouvelle Confédération hélvètique, soit rendue facile aussi aux créateurs culturels de nos jours. Nous n’avons pas seulement une merveilleuse patrie mais aussi un héritage spirituel suisse et nous devrions défendre les deux et en prendre soin. Nous pouvons également dans notre profession d’enseignant préparer le sol pour la réceptivité des jeunes. Il n’est pas donné à tout le monde d’être un créateur culturel, il n’y en a que très peu, mais en tant qu’enseignants, nous pouvons être les médiateurs de la culture et cela dépend beaucoup de la manière dont nous transmettons les biens culturels, de l’esprit dans lequel nous le faisons. Ainsi nous pouvons participer à développer un nombre important de récepteurs culturels au sein de notre pays.     •

Source: Schriften des S.L.V. no 30, Zurich 1955
in: J. R. von Salis: Schwierige Schweiz, Beiträge zu einigen Gegenwartsfragen, Zurich 1968, p. 107–122

(Traduction Horizons et débats)

1    Partie particulièrement impressionnante de l’Exposition nationale suisse de 1939 à Zurich, qui rassemblait, sous forme de ciel, les drapeaux des 1600 communes suisses, ndt.

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