La manière dont on parle et écrit en Allemagne (et malheureusement pas seulement là) du développement des dettes étatiques et de la politique grecques ainsi que de la relation de la Grèce avec les autres Etats de l’Union européenne, notamment l’Allemagne, a diverses raisons. L’une est la lutte pour la répartition future du pouvoir au sein de l’UE et de l’Europe. Ce n’est pas un hasard que la relation germano-grecque se trouve au centre, car il s’agit de la position de l’Allemagne au sein de l’UE et de l’Europe et comment cette Allemagne entend interagir avec les autres Etats souverains européens. La Grèce est un précédent.
L’interprétation que les Grecs se sont appropriés l’accès à l’euro à l’aide de statistiques falsifiées est largement répandue, notamment en Allemagne. Ils auraient abusés des taux d’intérêts bas dans la zone euro pour vivre au-dessus de leurs propres moyens. Ils se seraient enfoncés dans un marais de corruption, de mauvaise gestion et d’un endettement énorme. Maintenant qu’il n’y a plus de secret, ils auraient besoin d’une main forte de l’extérieur, surtout une main forte allemande, pour les mater. L’opposition des Grecs est condamnable; car personne, surtout pas l’Allemagne, n’est prêt à continuer à balancer de l’argent dans un pays et pour un peuple qui vit la belle vie au détriment d’autrui, notamment des Allemands, et veut de surcroît suivre son propre chemin.
Ici n’est pas le lieu de réfuter ou d’analyser en détail toutes ces insinuations. Beaucoup plus intéressant est la question du but et de la mentalité qui se cachent derrière ses insinuations.
Volker Kauder, président de groupe parlementaire de la CDU/CSU au Bundestag allemand, s’est exprimé sans ambages en novembre 2011 lors du congrès du parti à Leipzig: «Maintenant, on parle allemand en Europe.»
Cette déclaration fut suivie des revendications du Président fédéral Gauck, de la ministre de la Défense von der Leyen et du ministre des Affaires étrangères Steinmeier, exigeant que l’Allemagne assume davantage de «responsabilité» dans le monde. Cela ne se rapportait pas seulement à des interventions armées à travers le monde, mais aussi à des «missions» allemandes prévues par ces politiciens au sein de l’UE et de l’Europe.
Le dernier livre de Herfried Münkler intitulé «Macht der Mitte. Die neuen Aufgaben Deutschlands in Europa» [Puissance du milieu. Les nouvelles missions de l’Allemagne en Europe] est le plus récent et le plus complet des présages concernant le rôle prévu pour l’Allemagne. Herfried Münkler est professeur de sciences politiques à l’Université Humboldt de Berlin et se trouve au beau milieu des réseaux allemands du pouvoir. Tout comme Gauck, von der Leyen et Steinmeier, Münkler parle avant tout de «responsabilité» et de «devoirs». Malgré sa rhétorique enjolivant et de nombreux «spins», Münkler est cependant plus «ouvert» que les politiciens allemands et exige d’user, dans le cadre de cette «responsabilité», de tous les instruments de pouvoir dont dispose l’Allemagne. Le pouvoir est, comme chacun le sait, la capacité d’imposer sa volonté à autrui.
La thèse de Münkler est, en résumé, la suivante: le projet d’une Europe politiquement unie a échoué. Au plus tard depuis la crise de l’euro, les forces centrifuges au sein de l’UE ont fortement augmenté et nous risquons d’être bientôt confrontés à un chaos européen: au sein de l’UE, mais aussi aux régions limitrophes à l’UE (Afrique du Nord, pays du Levant, Europe de l’Est/Ukraine). C’est pourquoi l’Europe de l’UE a besoin d’un pouvoir dominant pouvant engager tous ses moyens de force pour agir contre ces forces centrifuges: un nouveau hégémon.
Cet hégémon ne peut être que l’Allemagne. Et que l’Allemagne, notamment à cause de son histoire, ne peut être qu’un «hégémon vulnérable», est un avantage; car alors les moyens de force allemands utilisés uniquement avec mesure et raison seront plus facilement acceptés par les autres pays de l’UE. Néanmoins, pour le «contributeur net» de l’UE qu’est l’Allemagne, il convient de dire: «A long terme, le ‹bailleur de fonds› doit également être prêt à jouer le rôle difficile du ‹maître de discipline›». Dans le dernier chapitre de son livre, Münkler dresse la liste du «portfolio des sortes de pouvoir», parle du pouvoir économique, idéologique et culturel et du pouvoir militaire, très important mais «malheureusement» fortement contesté en Allemagne, puis Münkler termine avec un dernier spin: «Le pouvoir du milieu est d’autant plus influent, moins l’espace, dont il est au centre, est impliqué dans des conflits militaires ou doit s’opposer à des menaces. Le pouvoir du milieu poursuit le mieux ses intérêts, s’il agit en pouvoir de paix. Si les circonstances le lui permettent, c’est cependant une autre histoire.»
La Grèce, sera-t-elle un précédent? Et s’agit-il vraiment d’intérêts allemands? Dans les décennies ayant suivis la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis étaient de toute évidence le «pouvoir dominant» dans la partie de l’Europe n’appartenant pas au pacte de Varsovie – à l’exception de la Yougoslavie. Avec la fin de la guerre froide, il y eut brièvement la possibilité de faire de l’Europe un continent de nations souveraines, dans lesquelles les peuples et les Etats auraient pu vivre ensemble en paix et égaux en droits et résoudre les conflits à la table de négotiation. La Charte de Paris, élaborée en 1990 par les Etats de la CSCE, exprimait ce désir.
Les Etats-Unis ont très vite passé outre ce désir. Mais les moyens de force directs des Etats-Unis ont été exagérés. Aujourd’hui, les Etats-Unis sont certes encore une forte puissance militaire, dont les dépenses d’armements sont aussi élevées que celles de la totalité des autres Etats, mais leurs forces sont épuisées et le pays lui-même est appauvri. Le plan initial de l’«unique grande puissance» n’a pas abouti. Mais le but, de dominer le monde, n’a pas été abandonné. Zbigniev Brzezinski prévoyait dans les années 1990, de garantir la dominance américaine sur l’Eurasie à l’aide du couple dirigeant franco-allemand en Europe. La France semble ne pas en être capable. Les explications concernant le «pouvoir du milieu» sont-elles du vieux vin avec de nouvelles étiquettes?
Ou existe-t-il une prétention originale au pouvoir des élites allemandes, même à l’encontre des Etats-Unis, ne correspondant nullement à la volonté des Allemands – ce qui est démontré par tous les sondages d’opinion, les citoyens allemands n’ayant pas la possibilité d’en décider eux-mêmes – , poussant néanmoins fortement à sa réalisation? Ou ce «jeu» est-il encore plus perfide, comme c’était déjà une fois le cas dans l’histoire allemande: le but est-il de produire une démesure, afin que la guerre puisse sévir à nouveau en Europe … et qu’il y ait un gagnant?
Quoi qu’il en soit, de tels plans sont un coup dur contre les expériences historiques et la volonté des peuples européens. Que ce soit sur ordre et pour les intérêts des Etats-Unis ou suite à sa propre concupiscence de pouvoir: l’Europe et ses peuples en seraient les victimes, également le peuple allemand. L’Europe ne veut et ne peut plus supporter qu’un Etat veuille donner le ton, notamment si cela se passe d’une manière aussi subtile que le décrit Herfried Münkler. Les autres peuples européens ressentent très bien qu’une aspiration à la prédominance émane de l’Allemagne, même si elle est cachée derrière des embellissements. Il y a donc de nombreuses raisons pour la bienveillance face à la Grèce et les Grecs et de nombreuses raisons pour un grand scepticisme envers les «nouvelles tâches de l’Allemagne en Europe». •
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