«Au Yémen se déroule vraiment une sale guerre – mais le monde n’y prête guère attention»

«Au Yémen se déroule vraiment une sale guerre – mais le monde n’y prête guère attention»

Interview de Fritz Edlinger, secrétaire général de la Société pour les relations austro-arabes

Le Yémen ne trouve pas de répit. Après l’échec des premières tentatives de négociations de paix en Suisse le 20 décembre et avant leur poursuite mi-janvier, la coalition de guerre menée par l’Arabie saoudite a dénoncé la trêve début janvier. Dans l’interview ci-dessous, Fritz Edlinger, secrétaire général de la «Gesellschaft für Österreichisch-Arabische Beziehungen (GÖAB)» [Société pour les relations austro-arabes] explique les dessous de cette guerre meurtrière et le rôle des pays impliqués.

Horizons et débats: Monsieur Edlinger, au Yémen se déroule depuis quelque temps une guerre dévastatrice ignorant totalement le droit international. L’aide humanitaire n’est plus guère possible et les Conventions de Genève sont largement bafouées. Comment voyez-vous la situation actuelle de ce pays en vous appuyant sur son histoire?

Fritz Edlinger: Le Yémen n’est pas un pays du tiers monde sans culture et sans histoire, mais bien un des berceaux de l’humanité et de la nation arabe, du moins le précurseur de la nation arabe. Au Yémen, il y eut une éminente culture déjà plusieurs millénaires avant Jésus Christ. Celle-ci fut transmise sous diverses formes étant le fondement même de la situation actuelle, dans l’esprit des populations locales.
Les Saidites, par exemple, le courant religieux dans lequel se sont développés les Houthis, sont essentiellement des dominateurs, des imams étatiques religieux, des dirigeants étatiques religieux dans le Nord du Yémen, qui ont assujetti de façon ininterrompue cette région pendant 1000 ans. L’Imamat saidite est apparu au Xe siècle et a duré jusqu’en 1962. Ainsi les Saidites et les Houthis – dans leur structure d’organisation de combat actuelle – se retrouvent dans une tradition vieille d’un millénaire d’un certain ordre étatique et ne sont pas à comparer à un quelconque groupe terroriste islamiste s’étant juste rassemblé par hasard.

Est-ce que l’Arabie saoudite, l’agresseur actuel au Yémen, bénéficie aussi d’une telle histoire?

L’Arabie saoudite existe en tant qu’Etat depuis tout juste un siècle et ne possède en réalité ni histoire ni réelle identité. Sans sa richesse pétrolière dans le désert, l’Arabie saoudite ne serait jamais devenue ce qu’elle est aujourd’hui. Je suis historien et je pense que toute personne active se doit de réfléchir à sa situation, de se demander d’où elle vient, qui elle est, qui est son ennemi et d’où il vient.
Ce qui se passe au Yémen est une histoire incroyable. En réalité, il s’agit d’un arriviste nouveau-riche, voulant mettre la main sur la région pour tout dominer et se présenter en maître, ignorant parfaitement qu’il est, du point de vue historique, un nouveau-venu dans ce contexte.
Ce fut le cas aussi en Irak, qui fut aussi une ancienne nation de culture et se trouve maintenant dans la position d’un «Etat en déliquescence», suite, entre autres, aux activités de l’Arabie saoudite. Depuis que l’Arabie saoudite moderne existe, elle a poursuivi de manière continue une politique de «diviser pour régner» avec le Yémen. Je ne suis pas psychologue et ne sais en tout cas pas comment pensent les princes et les rois saoudites, mais je puis facilement imaginer que ces potentats souffrent intuitivement d’un énorme complexe d’infériorité envers le Yémen.
Le Yémen est de loin le pays dont l’histoire est la plus riche mais aussi le plus grand pays en raison de la population yéménite élevée. Lorsqu’on se rend au Yémen on constate tout de suite qu’on séjourne dans un pays de culture ancienne. En revanche, quand on voyage en Arabie saoudite, on se rend bien compte qu’on se trouve dans une construction artificielle, copiée de je ne sais où.

Comment caractériser la relation existant jusqu’à présent entre l’Arabie saoudite et le Yémen?

D’emblée, la politique de l’Arabie saoudite fut hostile au Yémen. L’Arabie saoudite, avant d’acquérir son indépendance, a conquis par les armes dans les années 1930 la province frontière d’Asir qui appartenait à l’Empire ottoman. Ce conflit entre voisins trouva son épilogue seulement dans les années 1990, mais les tensions subsistèrent du fait essentiellement de la structure de la population. Cela joue aussi un rôle dans le conflit militaire actuel. L’Arabie saoudite n’a jamais soutenu le Yémen dans son ensemble. Lors des diverses époques historiques les Saoudiens ont souvent changés leurs alliés au Yémen.
Actuellement, par exemple, ils combattent les Houthis, les considérant comme leurs ennemis essentiels. Lors des guerres civiles des années 1960, ils soutinrent essentiellement les royalistes conservateurs, à l’encontre des socialistes du Yémen du Sud étant alors soutenus par l’Egypte. Aujourd’hui c’est exactement le contraire. Pendant de longues années, le président déchu Ali Abdullah Saleh fut leur principal allié au Yémen, adulé, choyé et corrompu. Saleh a mené pour le compte de l’Arabie saoudite, pendant des années, une guerre d’anéantissement impitoyable contre les Houthis du Yémen. L’Arabie saoudite a toujours eu un ennemi au Yémen.

Quelle va être, à votre avis, l’issue de l’agression actuelle de l’Arabie saoudite?

Une des conséquences sera à coup sûr que le sud va à nouveau se séparer du nord – et les Saoudiens y voient leur intérêt, car si le sud entame son propre chemin, tout le Yémen sera affaibli. Quelles que soient les conséquences de cette guerre, il est à craindre qu’on aura à nouveau affaire à un Etat décomposé. On ne peut envisager que les Houthis obtiennent une telle victoire, qu’ils puissent gouverner l’ensemble du Yémen. On ne peut pas non plus envisager que le président Abed Rabbo Mansur Hadi, déchu par les Houthis, actuellement en exil et entretenu par les Saoudiens, puisse revenir pour reprendre le pouvoir. Une vue réaliste permet d’envisager que nous aurons affaire à un Yémen du Sud plus ou moins indépendant, que les Houthis gouverneront au Nord leur propre territoire – et au centre, il restera une région de guerre constante où les terroristes du type Al-Qaïda mais aussi EI/Daesh se battront, à l’aide de milices locales, pour obtenir le pouvoir. Il faut donc malheureusement s’attendre à ce que le Yémen rejoigne la longue liste de «Etats décomposés» en Orient.

N’y a-t-il aucun indice qui laisserait entrevoir une solution en vue de la paix au Yémen?

Si le calme devait revenir, ce ne serait qu’en surface du fait que les parties en guerre sont fatiguées, vidées de leur sang et épuisées. A mon avis, il apparaît peu probable que les difficultés réelles actuelles puissent trouver une solution qui soit acceptée par les parties prenantes et les centres de décision du Yémen. Ce sont toujours les mêmes centres de pouvoir qui restent intactes et existent depuis des décennies.

Est-ce la raison pour laquelle les pays occidentaux exercent une grande retenue dans ce conflit? Mais aussi de la part de l’ONU? On se traîne avec des résolutions, des cessez-le-feu décrétés que pour l’un des côtés, on oscille à gauche à droite alors même que le Secrétaire général des Nations Unies parle de situation humanitaire catastrophique. Même si actuellement il y a des pourparlers de paix, on ne peut s’empêcher de considérer que les pays occidentaux sont à la traîne, mais aussi la communauté internationale.

Des conflits, il y en a assez de par le monde et on ne s’attendait pas au déclenchement d’un nouveau conflit qui, de surcroît, ne touche que les peuples directement impliqués, indépendamment du caractère de cette guerre menée de façon totalement inhumaine. C’est un peu comme dans «Faust»: Que m’importe les guerres au-delà de la Turquie!
Aucun Etat occidental n’a aujourd’hui encore des intérêts économiques importants, ni même des intérêts géostratégiques. Il n’est plus si important d’avoir une présence dans le détroit et une base à Aden, ce qui était le cas du temps du colonialisme quand Aden servait de base navale importante aux Anglais. La technique d’aujourd’hui est différente, on s’impose différemment.

Est-ce aussi valable pour les Etats-Unis?

Les Américains s’engagent au Yémen déjà depuis longtemps. Le Yémen n’est pas seulement le pays d’origine des dirigeants d’Al-Qaïda. Ben Laden était Yéménite de Hadramaout, beaucoup de ses partisans de la première génération étaient d’origine yéménite, et au cours des dernières années, certaines régions de désert du Yémen étaient une retraite d’Al-Qaïda. Il y eut l’attentat contre le navire de guerre USS Cole au sud. Cela prit déjà des proportions menaçantes. C’est pourquoi les Etats-Unis menèrent une lutte anti-terroriste permanente contre Al-Qaïda au Yémen, mais, en vérité, sans réel succès.
Les Américains ont construit, encore sous Saleh, un propre groupe d’anti-terroriste à l’aide d’immenses investissements financiers. Des milliers de soldats furent recrutés, instruits et armés. Le commandement se trouvait entre les mains du fils de Saleh. Mais maintenant, Saleh et son fils sont les ennemis des Saoudiens qui sont eux les alliés principaux des Américains dans la région. C’est-à-dire que toute cette politique d’anti-terroriste des Etats-Unis au Yémen était et est toujours – comme beaucoup de choses qu’ils entreprennent dans leur politique mondiale, en tout cas au Proche-Orient –absolument contradictoire et régulièrement sapée, partiellement par ses propres partenaires de coalition locaux, puisqu’il y eut de nombreuses indications que le groupe anti-terroriste ne luttait en réalité pas contre Al-Qaïda, mais qu’il se coordonnait et collaborait avec ce groupe terroriste. C’est un nouvel exemple pour la politique erronée des Etats-Unis dans la région.
Les autres Etats occidentaux n’ont cependant guère d’intérêt pour le Yémen. C’est pourquoi le conflit va continuer à durer et l’ONU ne jouera aucun rôle, car même si l’ONU prenait quelques décisions, celles-ci seraient, vu la situation actuelle, très certainement en faveur des Saoudiens. La résolution de l’ONU de l’été 2015 correspondait exactement à la position des Saoudiens: retrait total des Houthis, reconnaissance et rétablissement inconditionnel du pouvoir de Hadi avec son gouvernement. Ce sont en réalité les objectifs de guerre des Saoudiens et de Hadi et cela ne peut jamais être la position d’un médiateur. La médiation des Nations Unies s’est d’abord concentrée sur une reprise des pourparlers directs entre les diverses parties en guerre en gardant certes, les résolutions de l’ONU correspondantes, mais en partant de l’idée que celles-ci seraient de toute façon modifiées. Si ces négociations avaient réellement lieu, on verrait bien jusqu’où elles mènent. Personnellement, je pense qu’un succès n’est guère possible, puisque les intérêts des divers acteurs sont difficilement compatibles. Il importe de prendre en considération non seulement les différences à l’intérieur du Yémen, mais aussi celles aux niveaux international et régional. C’est pourquoi tout laisse à supposer que le conflit au Yémen laisse le monde assez indifférent, aussi en raison de la situation classée beaucoup plus menaçante en Syrie et en Libye, bien qu’au Yémen les événements sont terribles.

Par exemple?

Il est suffisamment documenté quels crimes terribles se produisent. L’armée de l’air saoudienne se comporte comme les anciennes armées coloniales qui ont simplement – à l’époque encore avec du napalm et d’autres armes similaires – éradiqué des villages entiers. Sa’da, par exemple, la capitale de la province des Houthis dans le nord du pays, fut entièrement anéantie, une ville pourtant avec environ 150?000 habitants. On n’y trouve plus aucune maison entière. Cela se sait et on en prend juste connaissance parce que l’on n’a aucun intérêt à intervenir dans ce conflit.

Est-ce aussi à cause des gros risques?

Les Saoudiens tentent depuis des mois de trouver des partenaires de coalition qui leur mettent à disposition des troupes terrestres, car eux-mêmes et les planificateurs de leur guerre savent très bien que cette guerre ne peut être gagnée uniquement par l’armée de l’air. Quiconque a déjà visité le Yémen ou a pris connaissance de la géologie du pays, sait que c’est un immense pays montagnard très escarpé où l’on lutte en outre contre un adversaire qui connaît les moindres recoins du pays. Si l’on y entre avec une armée d’occupation, il est très probable que cela devienne un autre Viêt-Nam pour les agresseurs. C’est pourquoi le Pakistan et l’Egypte ont strictement refusé la demande des Saoudiens d’y envoyer des troupes, car ils savent à quoi il faut s’attendre. Les Britanniques ou les Américains vont-ils y envoyer leurs troupes? Personne ne le veut, c’est pourquoi on laisse les affaires dans l’état actuel. C’est pour cette raison que les Saoudiens et les Emiratis y ont entretemps engagé des milliers de mercenaires du monde entier. C’est indiscutable, qu’entretemps d’affreux crimes de guerre aient été commis. Ils sont aujourd’hui déjà documentés. Contre ce pays, on mène une guerre réellement sale. Mais le monde ne bronche pas.

Il y a eu au Yémen une courte phase d’espoir vers davantage de démocratie, on avait initié un dialogue national …

… cela commença avec les manifestations contre Saleh. Elles furent amorties par la destitution de Saleh et le choix de Hadi, son ancien remplaçant, en tant que son successeur, ce qui était naturellement une pseudo-solution parce que celui-ci resta formellement dans le parti de Saleh. Mais parallèlement, il y eut véritablement des manifestations dans la rue, surtout de la jeunesse. C’était comparable avec la place Tahir. Là, les jeunes sont allés dans la rue, y compris aussi de nombreuses femmes, contre l’avis de leurs pères, de leurs familles, et ils ont déclaré: nous voulons qu’enfin la situation change dans ce pays parce que c’est notre avenir.

En faveur d’un système plus démocratique?

Pour plus de démocratie, aussi pour plus de développement économique, aussi pour une interprétation moins ringard de la religion. Le pays était partiellement très refermé sur lui-même, entouré de ses hautes montagnes. Jusqu’en 1962, à la fin de l’imamat [le royaume (Imamat) du Yémen exista jusqu’en 1962; depuis lors il se nomme République arabe yéménite], sa situation était comparable à celle de son voisin Oman, où les régnants avaient comme but principal d’empêcher tous contacts occidentaux. Car cela signifierait modernisation, et la modernisation détournerait les gens du chemin juste en tant que sujets sages. Ce n’est que depuis quelques décennies qu’il existe au Yémen quelque chose ressemblant à des possibilités pseudo-démocratiques, mais elles furent immédiatement détournées par certains centres de pouvoir, des familles riches et puissantes et par Saleh. Il y avait trois à quatre centres de pouvoir se partageant le pouvoir entre eux. Dans les années 2011 et 2012, il y a eu réellement un développement plus positif, mais ce développement fut d’abord stoppé par les conflits internes au pays puis totalement détruit par l’intervention des Saoudiens. Maintenant le pays est rejeté probablement encore plus loin en arrière qu’il l’était auparavant.

Je vous remercie pour cette interview.

(Propos recueillis par Eva-Maria Föllmer-Müller)

L’interview a été enregistrée en juillet 2015 et complétée début décembre 2015.

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