Qui décide dans notre pays? (2e partie)

Qui décide dans notre pays? (2e partie)

par Marianne Wüthrich, docteur en droit

«On assiste à une constante limitation des droits populaires, et donc à une restriction de la souveraineté et de l’indépendance du pays. C’est une voie dangereuse: on décide de moins en moins dans le pays et de plus en plus dans des institutions n’ayant aucune légitimité démocratique et prenant leurs décisions sans tenir compte de notre pays.»
(Conseiller national Lukas Reimann au sujet de l’initiative pour l’autodétermination, Horizons et débats no 14 du 28 juin 2016)

L’«Initiative populaire pour l’autodétermination», présentée récemment dans «Horizons et débats», se réfère surtout à deux domaines: les citoyens suisses veulent récupérer la souveraineté décisionnelle – qui leur est garantie par la Constitution fédérale – envers l’Union européenne et sa plus haute juridiction, la «Cour de justice de l’Union européenne» (CJUE) et envers la «Cour européenne des droits de l’homme» (CEDH). Les auteurs n’ont en aucun cas le but de restreindre ou de mépriser les droits fondamentaux, comme les adversaires de l’«Initiative pour l’autodétermination» le prétendent. Il s’agit d’exiger du Tribunal fédéral et de l’administration (y compris de sa direction, le Conseil fédéral, et de ses diplomates négociateurs) de se tenir à leurs devoirs constitutionnels et de faire prévaloir en Suisse, face aux institutions étrangères, l’application du droit suisse!
Afin de mieux comprendre ces questions de droit public, nous allons présenter deux exemples actuels.
L’un concerne les négociations de la Suisse avec l’UE sur un accord-cadre institutionnel voulant obliger la Suisse à reprendre le nouveau droit de l’UE ou les nouvelles décisions de la CJUE.
Puis, nous allons analyser la nouvelle juridiction du Tribunal fédéral concernant l’application de l’Accord sur la libre circulation des personnes. Jadis, considérée comme une ancre sûre dans le système de la Confédération, le Tribunal suprême de la Suisse se comporte aujourd'hui comme s’il était également la plus haute instance de l’Etat fédéral, ce qui n’est pas le cas. Dans le modèle de l’Etat suisse, c’est le peuple, le constituant, qui est l’instance suprême.

Depuis le séisme de moyenne amplitude engendré par le Brexit à Bruxelles, l’ancienne affirmation du conseiller fédéral Didier Burkhalter selon lauquelle la libre circulation des personnes ne pourrait pas être renégociée sans être liée à l’accord-cadre sur les questions institutionnelles avec l’UE est devenue maculature. Après un entretien de quelques parlementaires suisses avec le président du Parlement de l’UE Martin Schulz, la conseillère aux Etats Karin Keller-Sutter a raconté que l’UE parlait d’une solution transitoire, selon laquelle la Suisse devrait mettre en vigueur unilatéralement l’article 121a de la Constitution fédérale (gérer l’immigration des étrangers); plus tard on chercherait une solution commune (cf. «St. Galler Tagblatt» du 4 juillet). Bien – maintenant les deux Chambres parlementaires pourront en toute tranquillité délibérer du projet de modifications de la Loi sur les étrangers (cf. Horizons et débats no 15 du 13 juillet), sans toujours être sous pression de Bruxelles. Cependant, Karin Keller-Sutter déclare: «Nous devons insister pour que les entretiens ne soient pas interrompus.»
Cela est déroutant: Qui a un intérêt qu’on impose à la Suisse un accord-cadre sur les questions institutionnelles avec l’UE? Certains politiciens ne s’éloignent-ils pas un peu trop de la conception de l’Etat suisse, afin de garantir le merveilleux marché libre de l’UE aux multinationales avec leur siège en Suisse?
Pourtant, c’est un mystère même pour le Conseil fédéral, de savoir si et comment un accord-cadre nous aiderait à éviter les écueils d’un référendum. Il aurait été trop heureux de remplacer la CJUE par un comité sentant moins les «juges étrangers», mais là, l’UE ne suit pas. Maintenant, c’est à Didier Burkhalter de proposer une «solution», transformant les décisions contraignantes de la CJUE en «interprétations» prétendument bénignes.

«Interprétations» et «jugements clairs» de la CJUE

Burkhalter a déclaré le 26 avril à la télévision suisse qu’il y avait toujours «un peu de marge de manœuvre», lorsque la CJUE rend un jugement. Pour illustrer cela, il mentionne la législation suisse sur les travailleurs détachés. Pour la main d’œuvre d’Etats de l’UE/AELE voulant travailler en Suisse ou étant envoyés par une entreprise étrangère, la Suisse prescrit un délai d’annonce de huit jours à l’avance. Si la CJUE trouve ce délai trop long, dixit Burkhalter, on pourrait discuter dans une commission mixte, combien de jours serait la meilleure solution.1
Voilà une décision prise «sans juges étrangers». Par contre, si la CJUE rend une «sentence claire», selon Burkhalter, alors il n’y a aucune marge de manœuvre. Mais la Suisse pourrait alors encore dire, si elle accepte la sentence ou non, c’est pourquoi on ne peut pas non plus parler de juges étrangers dans ce cas. Toutefois, la Suisse serait punie dans le cas du refus d’un jugement avec des «mesures de compensation» encore inconnues de la part de l’UE (SRF News du 26 avril).
Opposition, Monsieur Burkhalter! Si la CJUE offre aux diplomates suisses un petit biscuit et leur permet de manière bienveillante de «discuter» dans une commission mixte avec leurs adversaires de l’UE, sur une question très limitée, alors cela correspond à une soumission indigne à un tribunal étranger. En outre, il est incertain comment cela se passerait, si la commission se mettait d’accord sur six jours et la CJUE trouvait ce délai toujours trop long … Ou bien, les représentants de l’UE dans la commission sont-ils déjà instruits avant la «discussion», de la longueur de la laisse que la CJUE octroie aux Suisses?
Au sujet des «sentences claires» de la CJUE: si nous avons la possibilité de dire que nous ne sommes pas d’accord, tout en nous soumettant quand même gentiment aux mesures punitives du tribunal luxembourgeois – sommes-nous encore indépendants et libres, «comme l’étaient nos ancêtres»?

Le Tribunal fédéral: le souverain ne veut pas d’un tribunal constitutionnel à l’échelon fédéral

Le Tribunal fédéral juge avant tout les décisions cantonales de dernière instance concernant l’application correcte du droit fédéral et l’observation des droits fondamentaux des citoyens (cf. art. 189/190 Cst.). De grande importance est le fait qu'il est interdit au Tribunal fédéral de contrôler des lois fédérales – décidées par le législatif (du Parlement ou du droit de référendum facultatif du peuple) – sur leur conformité constitutionnelle. Cela correspond à la conception de l’Etat suisse que le peuple souverain est l’instance suprême de la Confédération. C’est la raison pour laquelle le Parlement a, en 2012, clairement refusé l’introduction d’une juridiction constitutionnelle à l’échelon fédéral. De nombreux parlementaires avaient exprimé lors des délibérations leur profond respect de la démocratie, à l’instar du conseiller aux Etats Ivo Bischofberger (PDC/AI): «En fin de compte, il s’agit d’un bien précieux, il s’agit de savoir qui commande dans la politique fédérale, qui décide dans notre pays. Le fait de ne pas avoir de juges pouvant s’élever au-dessus du peuple est un des grands atouts de notre pays.» (Compte rendu du Conseil des Etats du 5 juin 2012 concernant l’initiative parlementaire 07.476)
Selon l’art. 190 Cst., parallèlement au droit fédéral existe aussi le «droit international» qui reste déterminant pour les tribunaux. En consultant la Constitution fédérale de 1874, on y trouve les accords internationaux adoptés par l’Assemblée fédérale (cf. article 113 al. 3 Cst. 1874). Il va de soi que la justice suisse inclue, par exemple, la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et les Accords bilatéraux dans leur juridiction. Mais il n’est pas acceptable que le Tribunal fédéral se transforme, au cours des dernières années, en simple exécutant de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice de l’UE (CJUE) et qu’elle assume leurs décisions généralement sans opposition.

La Constitution fédérale n’est-elle pas une «raison valable» de déroger à la nouvelle juridiction de la CJUE?

La direction poursuivie finalement par le Tribunal fédéral est révélée dans un nouveau jugement du 26 novembre 2015: les principes de sa juridiction concernant l’Accord sur la libre circulation des personnes (ALCP) avec l’UE, que le tribunal fait connaître, dépassent clairement la compétence de la justice et sont du domaine de la politique.
Il est vrai que les tribunaux suisses doivent tenir compte de la «juridiction spécifique» de la Cour de justice de l’UE avant la signature des Bilatérales I (21 juin 1999). (Art. 16 al. 2 ALCP) Mais: «La Suisse sera informée de la juridiction publiée après la signature de cet accord.» (Art. 16 al. 2 ALCP; mise en évidence par la rédaction) Par conséquent, la Suisse n’est nullement forcée à appliquer les décisions de la CJUE publiées après le 21 juin 1999.
En opposition de l’énoncé clair de l’art. 16 al. 2 ALCP, le Tribunal fédéral suit de plus en plus les voies définies par la Cour de justice de l’UE. Dans un nouveau jugement du 26 novembre 2015, le Tribunal fédéral déclare même qu’il est fondamentalement prêt à tenir compte de la juridiction du CJUE publiée après juin 1999 et qu’il prévoit de s’en distancier «que s’il y a des raisons sérieuses».2
Dans le jugement cité, le Tribunal fédéral expose de manière volubile, qu’il n’y a guère de telles «raisons sérieuses», par exemple: le nouvel art. 121a Cst. Sur la «gestion de l’immigration», décidé par le peuple souverain, n’est certainement pas une raison sérieuse, parce qu’il doit d’abord être mis en œuvre par la législation et les négociations avec l’UE. (Jugement 2C_716/2014, considération 3.1.) Ou: le Tribunal fédéral annule sa propre pratique en déclarant que «concernant l’Accord sur la libre circulation, le Tribunal a décidé de lui donner la primauté face au droit législatif divergeant». – On invente donc, spécialement pour cet accord, une exception de sa propre règle, justifiée en précisant «que l’Accord sur la libre circulation des personnes est légitimé démocratiquement (par l’acceptation en votation populaire)». (Considération 3.3.) – Messieurs les juges fédéraux, cela est valable aussi pour l’art. 121a de la Constitution fédérale!
Au sujet de la répugnance des juges fédéraux d’accepter l’art. 121a de la Constitution comme «raison sérieuse», Katharina Fontana, correspondante de la «NZZ» au Tribunal fédéral, précise de manière pertinente: «On pourrait donc penser que l’acceptation de l’initiative populaire «Contre l’immigration de masse» par le peuple et les cantons – demandant donc un changement d’orientation dans la politique d’immigration – constitue pour le Tribunal fédéral une telle ‹raison sérieuse› pour interpréter à l’avenir l’Accord sur la libre circulation des personnes (ALCP) plus restrictivement et pour adopter la nouvelle juridiction évoluant de la CJUE avec encore plus de prudence. Cependant cela n’est pas le cas. L’intérêt d’avoir une situation juridique parallèle est, selon les juges fédéraux, prioritaire et ne peut pas être restreint par l’article 121a de la Constitution.»3
En ce qui concerne l’importance ou la non importance des ‹raisons sérieuses›, le professeur zurichois de droit international Andreas Glaser s’exprime dans une excellente analyse de la décision du Tribunal fédéral de la manière suivante: «Dans l’ensemble, la réserve de divergence émise semble être seulement de nature rhétorique, étant donné que le Tribunal fédéral ne s’est encore jamais écarté de l’interprétation d’un jugement pertinent de la CJUE pour des raisons sérieuses.»4
En clair: le Tribunal fédéral impose la direction à suivre selon son opinion et dicte comment le pays doit se développer. Avec une telle prise de position, il outrepasse clairement les limites de la séparation des pouvoirs.

Le Tribunal fédéral doit s'en tenir au principe de la séparation des pouvoirs et s'abstenir de prendre des décisions politiques

En réalité, la motivation pour cette pratique arbitraire de la justice fédérale est de nature purement politique et a pour but, d’établir dans la jurisprudence suisse une «situation juridique parallèle» à l’UE, donc la reprise plus ou moins automatique de l’interprétation de l’ALCP et des autres accords bilatéraux par la Cour de justice de l’UE. De cette manière, le système juridique suisse s’intègre à petits pas, discrètement, dans le système juridique centraliste et antidémocratique de l’UE, qui ne tient que très peu compte de la diversité des structures nationales de droit et de valeurs des pays membres de l’UE.
En s’engageant sur cette voie très douteuse, le Tribunal fédéral, avec son jugement mentionné ci-dessus, dépasse clairement ses compétences de pouvoir judiciaire et intervient dans l’ordre politique des relations entre la Suisse et l’UE: «Avec l’Accord sur la libre circulation des personnes et les autres accords sectoriels, la Suisse ne fait certes pas entièrement partie du marché intérieur de l’UE, mais elle participe, dans la mesure de ces accords, tout de même au marché commun dans divers secteurs. Une telle participation sectorielle au marché intérieur européen n’est possible et opérationnelle, que si les normes déterminantes, dans la mesure où elles sont objet de l’ALCP, sont comprises de la même manière et que la CJUE d’une part […] et le Tribunal fédéral d’autre part ne s’écartent pas sans raisons concrètes d’une compréhension commune des notions utilisées dans le cadre de l’‹Acquis communautaire›.»5
Ce n’est vraiment pas la tâche du Tribunal fédéral de veiller sur le fonctionnement de la participation de la Suisse au marché intérieur de l’UE! L’empressement qu’il montre pour la reprise harmonieuse de l’Acquis communautaire, donne presque l’impression que le tribunal suprême de la Suisse désire aplanir la voie vers l’adhésion totale de la Suisse à l’Union européenne!
Dans leur analyse, Glaser/Brunner rendent le Tribunal fédéral attentif à leur «obligation constitutionnelle de profiter de toutes les marges de manœuvre du droit international». Et bien sûr en exploitant ses marges de manœuvres en faveur du législateur suisse – donc selon sa volonté, qu’on retrouve par exemple dans l’article 121a Cst. sur la gestion de l’immigration, à savoir d’accorder avec davantage de retenue des autorisations de séjour aux étrangers – et de les intégrer dans sa recherche du droit (cf. Glaser/Brunner, p. 12). Le Tribunal fédéral, cependant, se mêle même à la juridiction, dans le jugement ici mentionné, en voulant prescrire au législateur sa position – une violation flagrante de la séparation des pouvoirs: «Un conflit concernant les accords internationaux pourraient surgir si l’on ne trouve pas de solution négociée avec l’UE, si des changements juridiques au sein du pays différaient de l’Accord sur la libre circulation des personnes et si ceux-ci ne se laissaient pas interpréter selon le droit international et en conformité avec l’ALCP. Dans le cas d’un véritable conflit de normes l’application du droit selon les principes du ALCP serait prioritaire.»6 En langage non-juridique: si le Parlement ne se soumet pas à la centrale bruxelloise, mais ose adopter une clause unilatérale nationale de protection contre un trop grand afflux de citoyens de l’UE dans une loi, opposée à l’Accord de libre échange, alors – et le Tribunal fédéral menace déjà à l’avance! – il poursuivra sa juridiction unilatéralement orientée à l’ALCP comme il le fait actuellement, sans se soucier des réglementations du législateur suisse.
* * *
Scandaleux! C’est grotesque: les pouvoirs exécutif et judiciaire serrent-ils ainsi les rangs, afin de jouer un tour au peuple souverain – le pouvoir suprême de la Confédération suisse?
D’autant plus réjouissante est l’approche objective du professeur de droit Andreas Glaser, un jeune professeur suisse de droit international ayant le flair pour l’ordre spécifique de la séparation des pouvoirs dans notre pays. Outre les électeurs qui peuvent décider de leur avenir par les élections et les votations, les voix claires de l’enseignement et de la science, s’opposant courageusement au courant dominant, ont aussi une fonction importante à jouer.     •

1    Le Comité mixte se compose de délégués de la Suisse et de l’UE. Il sert à l’échange d’information, surveille l’application de l’Accord sur la libre circulation des personnes et prend des décisions dans ce contexte; cf. l’art. 14 de l’Accord entre la Confédération suisse d’une part et de l’Union européenne et ses membres de l’autre part sur la libre circulation des personnes, du 21 juin 1999, mis en vigueur le 1er juin 2002; cité: ALCP
2    Communiqué de presse du Tribunal fédéral du 26/11/15; Jugement 2C_716/2014
3    «Der Volkswille spielt keine Rolle». Neue Zürcher Zeitung du 30/1/16; cf. Communiqué de presse du Tribunal fédéral du 26/11/15; Jugement 2C_716/2014
4    Andreas Glaser/Arthur Brunner, Politik in der Defensive: Zwischen Vorrang des FZA und dynamischer Rezeption der EuGH-Rechtsprechung. In: Jusletter 18/4/16; pages 10/11; cité: Glaser/Brunner
5    Jugement 2C_716/2014, considération 3.2.
6    Jugement 2C_716/2014, considération 3.3.

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