Le franc suisse et la démocratie directe (1re partie)

Le franc suisse et la démocratie directe (1re partie)

Qu’arrive t-il à notre argent?

par Werner Wüthrich,

Il se passe à l’heure actuelle quelque chose d’étrange dans le monde de la finance. Le taux d’intérêt de la plupart des banques centrales descend vers le zéro. Il arrive même que des taux d’intérêts soient négatifs. Les grandes banques centrales financent plus ou moins ouvertement l‘Etat. La BCE, par exemple, se déclare prête à racheter en grande quantité n’importe quelles obligations aux Etats financièrement en difficulté dans la zone Euro en faisant – si besoin est – tourner la planche à billets ou plutôt son équivalent électronique. «What ever it takes» (quoiqu’il en coûte). C’est avec ces mots qu’en 2012 Mario Draghi a annoncé qu’il voulait sauver l’euro à tout prix. Les dettes – ainsi que les problèmes politiques qu’elles entrainent – sont masquées par un déluge d’argent et on met tout simplement de côté les contrats qui interdisent à la BCE un financement du secteur public.
Avec quelques clics de souris, la Banque nationale suisse (BNS) met de nouveaux francs suisses en circulation – à partir du néant – et en quantités telles, que la population suisse aurait dû travailler une année entière pour produire la même masse monétaire en temps normal. La rentabilité des Bons du Trésor devient négative, c’est-à-dire que celui qui prête de l’argent à l’Etat doit payer pour le faire. On parle même d’«hélicoptère monétaire» (Milton Friedman): en effet, c’est comme si l’on jetait des billets de banque d’un hélicoptère, ou plutôt comme si les banques centrales devaient approvisionner en monnaie la population et le gouvernement, directement et gratuitement, pour relancer la conjoncture. – des «bizarreries» de plus en plus inquiétantes.
Certains objecteront qu’il y a là quelque chose qui ne va plus. – Qu’arrive t’il à notre argent? «Horizons et débats» examinera cette question en trois articles. Dans la première contribution, il est question de l’étalon-or classique, la deuxième traitera du système monétaire de Bretton Woods et la troisième, sous-titrée «Politique monétaire sans frontières», analysera les événements actuels – toujours en relation avec la démocratie directe.

Pour comprendre les questions actuelles en suspens, il faut absolument tenir compte de l’histoire du franc suisse qui a entrainé, dès le début, de nombreux référendums. – L’agriculture et l’argent sont les domaines dans lesquels il y a eu le plus souvent des votations populaires en Suisse, car l’alimentation et l’argent sont des sujets qui touchent les gens de près.

L’époque précédant la création de la Banque nationale suisse – avec de nombreuses votations populaires

Après la fondation de l’Etat fédéral en 1848, le système monétaire a fonctionné en Suisse pendant plus de cinquante ans sans banque nationale, fondée seulement en 1906. L’une des premières tâches du Parlement fraichement élu fut alors la création d’une monnaie – le franc suisse – comme moyen de paiement unitaire calqué notamment sur le modèle français d’une pièce de monnaie contenant 4,5 grammes d’argent. La Confédération obtint le monopole de frapper les pièces de monnaie, créant pour ce faire l’atelier monétaire helvétique. De plus en plus de banques avaient l’habitude d’émettre leurs propres billets de banque qui fonctionnaient en lieu et place des pièces d’argent, et plus tard des pièces d’or, sans avoir toutefois un statut légal en tant que moyens de paiement. En conséquence, le système monétaire telles que nous le connaissons aujourd’hui s’est constitué progressivement.
En 1872, eut lieu le premier scrutin marquant, lorsque fut votée la Constitution sous sa forme entièrement révisée. L’article 38 en était un des points principaux: «La Confédération est autorisée, par voie législative, à instituer la réglementation générale sur l’émission et l’encaissement des billets de banque.» Le peuple se prononça clairement contre. Pour quelle raison? Une grande majorité plaidait en faveur d’un système fédéraliste: les différentes banques cantonales ainsi que les banques commerciales privées devraient donc continuer à l’avenir d’émettre leurs propres billets de banque sur base d’une couverture-or, des billets certes différents dans leur apparence – mais cependant tous basés sur une même valeur.
Le billet de 20 francs suisses correspondait au Gold-Vreneli (ou Vreneli en or) dont 56 millions de pièces étaient alors en circulation. On pouvait donc le changer très facilement. Il existait également une pièce d’or correspondant au billet de dix francs et une autre, au billet de cent francs. Le billet de cinq francs, lui, trouvait son équivalent dans la pièce de cent-sous, désignant la pièce de cinq francs en argent.
Dans ce système monétaire, la règle de base faisait que les billets de banque étaient tout juste un ersatz des pièces d’or et pas un moyen de paiement ayant cours légalement. Ainsi, le citoyen restait libre d’accepter ou non le billet émis par une banque en particulier. Le grand avantage en était que les citoyens tenaient ces banques – qui, au fil des ans, avaient atteint le nombre de 51 – à l’œil et les surveillaient. Il est clair que les banques évitaient ainsi les spéculations, et mettaient au premier plan les besoins de leurs clients, ou plutôt ceux des citoyens. Au cas où une banque aurait eu une politique commerciale douteuse, les citoyens auraient pu refuser la monnaie-papier qu’elle émettait (ce qui, pour cette banque, aurait signifié la fin).
Ce système était à tel point important pour les citoyens que la Constitution fédérale de 1874 refusa catégoriquement à la Confédération l’autorisation de former un monopole pour l’émission de billets de banque ainsi que de confirmer leur utilisation comme moyens de paiement légaux. Ce même système fonctionnait parfaitement sans banque nationale. Deux votations, en 1876 et en 1880, en apportèrent la confirmation. Jusqu’à la fondation de la Banque nationale suisse en 1906, il n’arriva pas une seule fois que les billets de banque émis par une banque privée ne soient pas acceptés à titre de moyen de paiement.
Il ne faut cependant pas imaginer que dans ce système monétaire toutes les factures importantes étaient réglées au moyen de pièces d’or ou de billets de banque. Il n’existait pas de si grandes quantités d’or en circulation et cela n’aurait pas été très pratique non plus. Les factures concernant le commerce extérieur, en particulier, étaient soldées essentiellement par le recours au change (de titres, ou de crédits commerciaux titrisés). Ce procédé permettait de compenser les dettes d’importation des marchandises par le solde des exportations auprès des banques. On n’avait ainsi besoin ni d’or, ni de billets de banque. Ce type de paiement extrêmement répandu était le précurseur de l’actuel système de paiement par virement. L’étalon-or classique ou plutôt le «franc-or suisse» déterminait le cadre à l’intérieur duquel d’autres sortes de paiement et de création monétaire (monnaie scripturale) des banques privées étaient également possibles.

Deux votations populaires entrainent la fondation de la Banque nationale

L’unification des divers billets de banque privés ne s’est imposée qu’en 1891 – alors que l’économie se développait et que les transactions financières devenaient plus sophistiquées. La population approuva alors un article constitutionnel qui, un peu plus tôt, avait attribué à la Confédération le monopole d’émission des billets de banque unifiés pour toute la Suisse (ce qui auparavant avait plusieurs fois été refusé). Cependant, une question demeurait ouverte dans cette votation: qui devait émettre ces billets de banque? Une banque centrale nationale ou une banque privée, donc une «banque centrale par actions» correspondant mieux au fédéralisme?
Le Conseil fédéral et le Parlement se déclarèrent clairement en faveur du projet de «Banque fédérale suisse». Celle-ci était conçue comme une véritable banque fédérale – une forme juridique comparable à celle des Chemins de fer fédéraux (CFF). Lors de la votation référendaire de 1897, la population s’opposa cependant à la proposition du Conseil fédéral et du Parlement, si bien que la voie fut libre pour la fondation de la Banque nationale suisse (BNS) en tant que société anonyme contrôlée par l’Etat. Il s’agissait d’une personne juridique indépendante de l’Etat dont le degré d’indépendance devait être déterminé par la législation. La fondation eut lieu en 1906. Aujourd’hui encore, la majorité des actions appartient aux cantons, et des citoyens y sont associés – mais pas la Confédération.

Différence

Quelle différence y a-t-il entre une banque d’Etat, qu’avaient souhaité le Conseil fédéral et le Parlement, et une société anonyme contrôlée par l’Etat, forme juridique choisie par le peuple pour la future banque nationale? En disant non à une véritable banque d’Etat, le peuple suisse désirait faire barrière à une influence directe trop importante de la part des organes fédéraux sur le système monétaire. Une société anonyme contrôlée par l’Etat est une solution plus proche du peuple. Elle correspond au principe fédéraliste, car les cantons y ont la majorité et les citoyens intéressés y sont associés directement. Ces derniers peuvent devenir actionnaires pour des sommes peu élevées. La Banque nationale leur adresse des courriers et ils peuvent participer aux discussions de l’Assemblée générale. La Banque nationale suisse est la seule banque d’émission au monde où celà est possible.
La relative indépendance de l’Etat se manifeste sur un autre point. Si la Banque nationale avait été conçue comme une véritable banque d’Etat, la Confédération aurait dû répondre des pertes pouvant se produire, par exemple, lors de l’achat de devises ou de titres commerciaux. La Banque nationale suisse administre, comme toute société anonyme, un service de comptabilité selon les principes fixés par le droit des obligations. Elle constitue donc en priorité, à partir des profits, des réserves destinées à couvrir indépendamment de futures pertes. Ce règlement la contraint à la prudence, car ainsi – comme déjà mentionné plus haut – globalement ni la responsabilité de l’Etat, ni celle de la Confédération ne sont engagées. C’est pourquoi la distribution de bénéfices aux actionnaires privés, aux cantons et à la Confédération est secondaire. – La Banque nationale ne peut donc faire faillite comme une société anonyme ordinaire, car il faudrait recourir à une décision politique pour sa dissolution.
Quelques années après sa fondation, la BNS commença à émettre des billets de banque suisses uniformes possédant la même valeur nominale que les billets de banque privés alors en circulation. Le billet de vingt francs restait un billet de vingt, le billet de cent, un billet de cent, etc. De cette façon, le passage à la monnaie fédérale fut extrêmement simple. Les nouveaux billets de banque émis par la Banque nationale étaient donc seulement un ersatz des pièces d’or correspondantes – comme auparavant les billets de banque privés. Selon la Constitution fédérale, ils n’étaient pas un moyen de paiement légal – «sauf en cas d’urgence en temps de guerre». En d’autres termes, le peuple ne perdait pas le contrôle du système monétaire. Si la nouvelle Banque nationale en émettait un trop grand nombre, les citoyens auraient aussi bien pu refuser ses billets. Il y avait en ce temps-là déjà suffisamment d’exemples de banques d’émission faisant chauffer la «planche à billets» afin de financer des guerres ou une politique douteuse. Les billets de banque privés encore en circulation en provenance de banques cantonales et de banques commerciales furent ainsi progressivement convertis.

Moins flexible, mais plus stable

De nos jours, certains historiens et économistes critiquent l’étalon-or classique au motif qu’il avait ses faiblesses, et surtout qu’à l’époque l’offre de monnaie aurait manqué de flexibilité. Ceci est certainement vrai. Mais le système avait fait la preuve de sa stabilité sur des décennies – beaucoup plus en tout cas que la très grande flexibilité monétaire d’aujourd’hui. C’était une époque de grande initiative privée, d’esprit pionnier et de nombreuses fondations d’entreprise. C’est alors que furent posées les bases de la prospérité d’aujourd’hui.
Les trois niveaux de l’Etat, communal, cantonal et fédéral, géraient leur budget exempt de dettes et le faisaient selon le principe du «bon père de famille», comme on le disait alors. Dans le cas où des dettes étaient contractées, elles se trouvaient rapidement totalement remboursées. Comme le spécifiait, par exemple, dans la Constitution du canton de Berne de 1869 la disposition suivante: l’administration financière projetait pour quatre ans un «devis estimatif sommaire des besoins annuels du budget de l’Etat» et un «plan d’amortissement complet des endettements publics».1

Fin de l’étalon-or classique

Pendant la Première Guerre mondiale, on ne pouvait plus échanger les billets de banque contre des pièces d’or. La planche à billets commença à jouer un rôle de plus en plus important dans le financement de la guerre. Après la guerre, certains pays essayèrent de poursuivre l’utilisation de l’étalon-or sous une forme atténuée. La fin du système se produisit dans les années trente. En 1931, la Grande-Bretagne dévala la livre sterling et mit fin à la compensation des billets de banque par l’or. En 1933, les Etats-Unis dévaluèrent le dollar de 41% et interdirent même aux citoyens de posséder des pièces d’or. C’était une insulte envers les citoyens qui perdaient ainsi complètement le contrôle du système monétaire.
L‘arrêt définitif de l’étalon-or classique débuta par ce coup de cymbales politiques. La voie était libre pour l’utilisation systématique de la planche à billets et pour le Deficit spending, c’est-à-dire, la contraction de dettes ciblées pour combattre la crise. – Il en reste une citation de l’économiste peut-être le plus influent de la nouvelle ère, John Maynard Keynes: «We have at last free hand to do what is sensible […] I believe that the great events of the last week will open a new chapter in the world’s monetary history.» [Nous avons enfin les mains libres pour agir de façon sensée. Je crois que les grands évènements de la semaine passée ouvriront un nouveau chapitre de l’histoire monétaire mondiale.] La suite devait donner raison à Keynes. En 1937, il écrivit son œuvre maîtresse «The general Theory of Employment, Interest and Money» [La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie] – un livre qui, plus que tout autre, devait déterminer la politique future. Une ère nouvelle débuta, dont faisaient partie l’inflation continue et les dettes systématiquement contractées – de plus en plus et de façon globale – jusqu’à nos jours.
En 1936, la Suisse – le dernier pays dans lequel existait encore, au moins partiellement, l’étalon-or classique – dévalua le franc suisse de près de 30%. Le Conseil fédéral retarda relativement longtemps cette mesure, ce qui lui valut des critiques de la part des économistes orientés vers la doctrine keynésienne. Il y avait à cela des raisons systémiques et tout à fait pratiques. L’étalon-or avait fait ses preuves sur de nombreuses décennies, et le peuple avait approuvé ce système dans plusieurs votations populaires. Il y avait en circulation 56 millions de Vreneli en or, avec une valeur nominale de 20 francs suisses, en plus des pièces d’or avec une valeur nominale de 10 et 100 francs suisses. Ces monnaies étaient en or et ne pouvaient être dévaluées (ou plutôt on aurait dû les retirer de la circulation, les frapper à nouveau et en réduire la teneur en or de 30%). – Les pièces d’or virent donc leur valeur augmenter quasiment d’un jour à l’autre par rapport aux billets de banque qui leur correspondaient et disparurent immédiatement des paiements. Les pièces d’or ayant disparu en tant que moyen de paiement, les billets de banque devinrent alors pour la première fois en Suisse, les moyens de paiement légaux de fait. Il était à présent clair aux yeux de la population qu’une ère nouvelle débutait pour l’argent. – Les pièces d’or devinrent des objets de collection et des réserves de valeur. En Suisse, ce fut la fin de l’étalon-or classique, ainsi que de la compensation des billets de banque par l’or.
Après la Seconde Guerre mondiale s’annonça un nouveau système monétaire – le système monétaire de Bretton Woods dans lequel l’or jouait aussi, certes, un rôle important – mais d’une toute autre manière. En Suisse, cela conduisit à de nouvelles votations ouvrant la voie pour des solutions innovantes.    •
(Traduction Horizons et débats)

1     Kölz, Alfred. Quellenbuch zur Neueren Schweizerischen Verfassungsgeschichte. 1996, S. 74.

Sources:
Schweizerische Nationalbank. 1907–1932. Bern 1932
Schweizerische Nationalbank. 75 Jahre Schweizerische Nationalbank – die Zeit von 1957 bis 1982. Bern 1981
Schweizerische Nationalbank. Die Schweizerische Nationalbank 1907–2007, Zürich 2007
Lips, Ferdinand. Gold Wars. New York 2002
Baltensberger, Ernst. Der Schweizer Franken. Zürich 2012
Binswanger, Mathias. Geld aus dem Nichts. Weinheim 2015
Rhinow, René; Schmid, Gerhard; Biaggini, Giovanni; Uhlmann, Felix. Öffentliches Wirtschaftsrecht. Basel 2011
Linder, Wolf; Bolliger, Christian; Rielle, Yvan. Hand­buch der eidgenössischen Volksabstimmungen von 1848–2007. Bern 2010

Les unions monétaires latine et scandinave – deux zones monétaires européennes à succès

ww. L‘union monétaire latine fut fondée en 1865, basée sur le principe d’une valeur unitaire traduite en métal-or ou -argent, appliquée aux monnaies des Etats-membres qui avaient, cependant, des noms différents et présentaient différentes impressions. La Suisse était membre fondateur. Cette union a fonctionné tout simplement jusqu‘à la Première Guerre mondiale – et sans banque d‘émission. Le franc français, le franc belge, la drachme grecque, la lire italienne et le franc suisse, tous avaient le même étalonnage-or et -argent. Cela signifiait qu‘on pouvait sans problème payer en francs suisses à Athènes, à Rome, à Paris ou à Bruxelles et qu’en contrepartie de nombreuses monnaies étrangères circulaient en Suisse sans difficultés. Dans les pays scandinaves, il y avait le même genre d’union monétaire à peu près à la même époque. Ces pays avaient également harmonisé la valeur-or et -argent de leurs monnaies. Il y avait, certes, déjà des banques centrales dans ces pays, mais l‘union monétaire fonctionnait en grande partie sans elles. – Le XXe siècle, avec ses terribles guerres, détruisit une communauté fonctionnant bien et des économies au système monétaire stable dans lequel la souveraineté nationale était préservée. L’union monétaire latine ne fut dissoute formellement qu’en 1926, l’union monétaire scandinave en 1924.

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