«Extension, pénétration, appropriation»

«Extension, pénétration, appropriation»

Le Livre blanc 2016 de la Bundeswehr

par Jürgen Rose*

Dix ans séparent le nouveau «Livre blanc 2016 sur la politique allemande de sécurité et l’avenir de la Bundeswehr» du livre blanc de 2006. L’été dernier, le gouvernement fédéral allemand jugea le moment opportun pour présenter la nouvelle édition de ce document fondamental de la doctrine officielle en matière de politique militaire.1 Ce texte de 140 pages, richement illustré, donne une vue d’ensemble des principes directeurs de la politique de défense de la République berlinoise.
Sous la direction du ministère fédéral de la Défense, plusieurs autres ministères – dont les ministères des Affaires étrangères, de l’Intérieur, de la Coopération économique et du Développement, de l’Economie et de l’Energie ainsi que la chancellerie fédérale – ont participé, selon une longue tradition, à l’élaboration du nouveau livre blanc.
L’aspect probablement le plus problématique du nouveau livre blanc concerne le développement entretenu depuis la fin de la guerre froide avec persévérance et conséquence par les protagonistes de la politique sécuritaire de la République berlinoise. Après que l’OTAN ait perdu son ennemi à l’est grâce à Michail Gorbatchev, la Bundeswehr se trouva dans la situation de devoir se programmer une nouvelle mission. Les stratégies d’actions poursuivies dans ce contexte peuvent être résumées par les termes extension, pénétration et appropriation.

Extension

L’extension, le premier de ces trois mots-clés pour comprendre le développement pris par la politique sécuritaire de la République fédérale d’Allemagne, se manifeste au niveau géographique et thématique dans diverses options concernant de très différents types de missions des forces armées allemandes. Elles comprennent «l’auto-défense préventive», «l’aide urgente anticipative à des partenaires alliés», l’abus dans le cadre d’une «responsabilité de protéger reformulée», la priorisation des tâches dans le cadre de «la prévention internationale de conflits » et l’utilisation illimitée de la «Bundeswehr comme instrument de politique extérieure».2
Plus d’un quart de siècle après la fin de la guerre froide, des milliers de soldats ont participé à des douzaines de missions de types et d’intensités très différentes jusqu’aux interventions militaires classiques dans le monde entier. Nombreux sont les blessés dans leurs corps et dans leurs âmes. Beaucoup ont été tués, sans parler des victimes dans les rangs de leurs adversaires et surtout parmi les populations civiles – il n’est pas surprenant que cela ne soit pas mentionné dans le livre blanc.

Pénétration

L’un des mots les plus utilisés dans le livre blanc 2016, c’est «réseautage» ou «mettre en réseau». Il s’agit là d’un terme très à la mode, à résonnance positive, car personne ne souhaite être isolé. La grande majorité des gens préfèrent se sentir bien accueillis dans des réseaux douillets. Les stratèges de la sécurité abusent de ce comportement en déclarant la «mise en réseau» comme étant le «principe directeur de notre action gouvernementale».3 Selon les auteurs du livre blanc, «notre pays dispose de multiples compétences et instruments pouvant être utilisés pour résoudre des tâches à l’intérieur et à l’extérieur du pays.»4 Et n’oublions pas de préciser que la présence de la Bundeswehr représente l’un des plus importants de ces instruments. Car, en réalité, c’est de cela qu’il s’agit dans toute cette rhétorique de réseautage: légitimer l’engagement de l’armée, en ancrant la Bundeswehr dans la conscience désorientée du public, comme étant l’instrument indispensable de la politique étrangère et de sécurité de l’Allemagne.
Il semble donc très pratique que dans la perception du ministère de la Défense «notre approche en réseau […] des instruments civils et militaires [se complètent]».5 C’est dans cet objectif qu’aux yeux de la direction du ministère il est très important de «continuer à ancrer et à développer […] l’approche en réseau au sein de la Bundeswehr.»6 En outre, il s’agit «d’intensifier, au niveau national et international, la coopération entre la Bundeswehr et les acteurs étatiques et non étatiques».7
Outre le détournement et la colonisation d’organisations non gouvernementales de la société civile en avançant des raisons sécuritaires, on veut gérer tous les risques de sécurité imaginables à l’aide de cette approche en réseaux mais aussi – et c’est le véritable but de cette démarche – avec les moyens de force militaire présentés comme indispensables. Le passage suivant du livre blanc démontre de manière impressionnante à quel point la pénétration voulue du domaine civil par le domaine militaire est avancé: «La mise en réseau réelle des domaines politiques importants augmente massivement les chances de développer avec succès la résilience pour contrer les menaces hybrides. En font partie la meilleure protection des infrastructures sensibles, la réduction de la vulnérabilité du secteur de l’énergie, le renforcement de la protection civile et de la protection en cas de catastrophe, les contrôles efficaces aux frontières, la garantie de l’ordre intérieur par la police et la mise sur pied de forces militaires de réaction rapide. La politique, les médias et la société civile doivent y participer quand il s’agit de démasquer la propagande et de s’y opposer en communiquant sur des bases factuelles.»8 Il est évident que cette stratégie de «mise en réseau» reflète la «sécurisation»9 de toujours davantage de domaines politiques menant finalement à la militarisation totale de l’Etat et de la société.

Appropriation

Outre l’extension et la pénétration, l’appropriation représente le troisième mot-clé. Ce terme rappelle l’option nouvellement développée dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité sous l’ancienne coalition rose-verte. Il s’agissait, après la réunification, de permettre aux forces armées d’être engagées de façon offensive pour garantir les intérêts nationaux en politique mondiale. Cela correspond tout à fait au slogan formulé par Gerhard Schröder disant que la «détabouisation du complexe militaire»10 était de mise. Dès ce moment, on mit fin à la «culture de retenue ayant fait ses preuves»11 dans les affaires militaires, et soudainement l’Allemagne commença à se procurer, à l’aide de son armée, un nouveau rôle au sein du système international.
Fin 2013, ce processus de changement de paradigme se retrouve dans un ouvrage factice élaboré en commun par deux grandes organisations lobbyistes transatlantiques, le «German Marshall Fund of the United States» (GMF) et la «Stiftung Wissenschaft und Politik» (SWP), dont le titre est programmatique: «Nouveau pouvoir – nouvelle responsabilité. Eléments pour une politique étrangère et de sécurité allemande dans un monde en évolution».12 Lors de la Conférence de Munich sur la sécurité de 2014, ce texte a servi de base pour les mots d’ordre en faveur d’une nouvelle politique de force allemande soumise au pouvoir militaire, prononcés par le «trio infernal» de la nouvelle politique étrangère et de sécurité allemande: le président fédéral, Joachim Gauck, le ministre des Affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier et la ministre de la Défense, Ursula von der Leyen.
Afin de masquer leur politique interventionniste et belliciste accompagnée de néocolonialisme, ces élites de la République berlinoise se servent, à la manière d’Orwell, de la novlangue en disant vouloir «assumer le leadership et la responsabilité dans la politique internationale».13 Ce n’est donc pas étonnant que les termes «leadership» et «responsabilité» sont les termes les plus utilisés dans le nouveau livre blanc du gouvernement fédéral. Dans sa préface, la chancelière fédérale Angela Merkel constate déjà que «l’importance économique et politique de l’Allemagne nous oblige à assumer la responsabilité de la sécurité de l’Europe en association avec nos partenaires européens et transatlantiques.».14
Les 140 pages suivantes du livre blanc inculquent aux lecteurs, de façon récurrente et avec une certaine ardeur missionnaire, le message du devoir de l’Allemagne d’assumer le «leadership» et la «responsabilité», également en utilisant des moyens de force militaires. Et comme si la patience après tant de lecture de prose ministérielle n’était pas encore épuisée, la ministre de la Défense Ursula von der Leyen résume une fois de plus son mantra de politique sécuritaire: «Ainsi, l’Allemagne, avec la Bundeswehr, garantit au niveau international et national sa loyauté aux accords conclus et sa fiabilité – dirigée par ses intérêts et sa disposition d’assumer le leadership et d’endosser davantage de responsabilité dans la politique de sécurité internationale.»15
En bref, cela signifie clairement que le bruit des bottes allemandes risque bientôt de retentir à nouveau dans le monde entier. Suite à cela, le «Livre blanc 2016 sur la politique de sécurité et l’avenir de la Bundeswehr» ressemble plutôt à un livre blanc sur l’insécurité de la République fédérale allemande et promet un avenir peu édifiant pour les troupes allemandes.
Un «livre blanc sur la politique de paix de la République fédérale d’Allemagne», dans l’esprit de l’idée de la paix fondée sur le Droit international et la Loi fondamentale, serait beaucoup plus important et plus constructif que ce manifeste anachronique du ministère de la Défense. Conformément à cela, la maxime de la Bundeswehr «Nous servons l’Allemagne» devrait être changée en «Nous servons la paix».    •
(Traduction Horizons et débats)

1    Bundesministerium der Verteidigung (Hrsg.). Weissbuch 2016 zur Sicherheitspolitik Deutschlands und zur Zukunft der Bundeswehr. Berlin 6;
<link http: www.bmvg.de resource mzezntm4mmuzmzmymmuzmtm1mzmyztm2mzizmdmwmzazmdmwmzazmdy5nze3mzm0nzc2yzyymzcymdiwmjaymdiw weissbuch2016_barrierefrei.pdf external-link-new-window external link in new>www.bmvg.de/resource/resource/MzEzNTM4MmUzMzMyMmUzMTM1MzMyZTM2MzIzMDMwMzAzMDMwMzAzMDY5NzE3MzM0Nzc2YzYyMzcyMDIwMjAyMDIw/Weissbuch2016_barrierefrei.pdf.
2    Vgl. hierzu ausführlicher Jaberg, Sabine. Wehe, wehe, wehe, wenn ich auf das Ende sehe … Zur Begründung eines friedenswissenschaftlichen Standpunkts zum Norm-Empirie-Problem bei Auslandseinsätzen der Bundeswehr, in: dies. Biehl, Heiko; Mohrmann, Günter; Tomforde, Maren. Auslandseinsätze der Bundeswehr. Sozialwissenschaftliche Analysen, Diagnosen und Perspektiven. Sozialwissenschaftliche Schriften. Heft 47, Berlin 2009, p. 302ss.
3    Bundesministerium der Verteidigung (Hrsg.):
Weissbuch 2016 zur Sicherheitspolitik Deutschlands und zur Zukunft der Bundeswehr. a. a. O., p. 58.
4    ebd.
5    Bundesministerium der Verteidigung (Hrsg.). Weissbuch 2016 zur Sicherheitspolitik Deutschlands und zur Zukunft der Bundeswehr.
a. a. O., p. 60.
6    Bundesministerium der Verteidigung (Hrsg.). Weissbuch 2016 zur Sicherheitspolitik Deutschlands und zur Zukunft der Bundeswehr.
a. a. O., p. 99.
7    ebd.
8    Bundesministerium der Verteidigung (Hrsg.).
Weissbuch 2016 zur Sicherheitspolitik Deutschlands und zur Zukunft der Bundeswehr. a. a. O., p. 39.
9    Vgl. hierzu u. a. Brand, Alexander. Sicherheit über alles? Die schleichende Versicherheitlichung deutscher Entwicklungspolitik, in: Peripherie Nr. 122/123, 31. Jg. 2011, Verlag Westfälisches Dampfboot, Münster, S. 209–235; <link http: www.zeitschrift-peripherie.de>www.zeitschrift-peripherie.de/122-123_05_Brand.pdf;
Anonymous: Securitization (international relations); <link https: en.wikipedia.org wiki external-link website:>en.wikipedia.org/wiki/Securiti­zation_(international_relations); Gebauer, Thomas. Die Versicherheitlichung von Politik,
in: medico.de, 27. Mai 2010; <link http: www.medico.de die-versicherheitlichung-von-politik-13977>www.medico.de/die-versicherheitlichung-von-politik-13977/; Baumann, Marcel M.; Zdunnek, Gabriele; Zitelmann, Thomas. Prozesse der «Versicherheitlichung» von Entwicklungszusammenarbeit und zivil-militärische Kooperation, in: Jakobeit, Cord; Müller, Franziska; Sondermann, Elena; Wehr, Ingrid;
Ziai, Aram (Hrsg.). Entwicklungstheorien: Weltgesellschaftliche Transformationen, entwicklungspolitische Herausforderungen, theoretische Innovationen, Sonderheft PVS 2014, Seite 230–253 sowie Anonym (ML); «Securitization», in: Seminarblog · Das Blog zum Seminar «Aktuelle Probleme der Sicherheitspolitik», 17. Dezember 2009; <link https: seminarraum.wordpress.com external-link seite:>seminarraum.wordpress.com/2009/12/17/»securitization»/.
10    Hofmann, Gunter; Naumann, Michael (Interviewer). Eine neue Form der Selbstverteidigung. Bundeskanzler Gerhard Schröder über die
Bedrohung der westlichen Zivilisation und Deutschlands Rolle in der Welt. Ein Zeit-Gespräch. In: Die Zeit vom 18. Oktober 2001;
<link http: www.zeit.de>www.zeit.de/2001/43/200143_schroeder.xml.
11    Kinkel, Klaus. Abgabe einer Erklärung der Bundesregierung «Konsequenzen aus dem Urteil des Bundesverfassungsgerichts vom 12. Juli 1994». In: Deutscher Bundestag (Hrsg.). Plenarprotokoll 12/240, Stenographischer Bericht, 12. Wahlperiode, 240. Sitzung, Bonn, 22. Juli 1994, S. 21167;
<link http: dip21.bundestag.de dip21 btp>dip21.bundestag.de/dip21/btp/12/12240.pdf.
12    Stiftung Wissenschaft und Politik/ German Marshall Fund of the United States (Hrsg.). Neue Macht – Neue Verantwortung. Elemente einer deutschen Aussen- und Sicherheitspolitik für eine Welt im Umbruch. Berlin 2013, <link http: www.swp-berlin.org fileadmin contents products projekt_papiere deutaussensicherhpol_swp_gmf_2013.pdf>www.swp-berlin.org/fileadmin/contents/products/projekt_papiere/DeutAussenSicherhpol_SWP_GMF_2013.pdf.
13    Vgl. hierzu speziell Bittner, Jochen; Nass, Matthias. Kurs auf die Welt. Joachim Gauck, Frank-Walter Steinmeier und Ursula von der Leyen fordern eine entschlossenere deutsche Aussenpolitik. Wie kam diese Wende zustande? Und in welche Konflikte führt sie? In: Die Zeit, Nr. 7, 6. Februar 2014, p. 3; <link http: www.zeit.de deutsche-aussenpolitik-sicherheitskonferenz>www.zeit.de/2014/07/deutsche-aussenpolitik-sicherheitskonferenz.
14    Bundesministerium der Verteidigung (Hrsg.). Weissbuch 2016 zur Sicherheitspolitik Deutschlands und zur Zukunft der Bundeswehr,
a. a. O., p. 6.
15    Bundesministerium der Verteidigung (Hrsg.). Weissbuch 2016 zur Sicherheitspolitik Deutschlands und zur Zukunft der Bundeswehr,
a. a. O., p. 139.

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