Comment les Etats peuvent-ils réagir à la stratégie du chaos des Etats-Unis?

Comment les Etats peuvent-ils réagir à la stratégie du chaos des Etats-Unis?

Interprétations divergentes des guerres américaines – réactions divergentes

par Thierry Meyssan

voltairenet. Lorsque son pays a été attaqué par les jihadistes en 2011, le président Bachar el-Assad a réagi à contre-courant: au lieu de renforcer les pouvoirs des services de sécurité, il les a diminués. Six ans plus tard, son pays est en train de sortir vainqueur de la plus importante guerre depuis celle du Vietnam. Le même type d’agression est en train de se produire en Amérique latine, où il suscite une réponse bien plus classique. Thierry Meyssan expose ici la différence d’analyse et de stratégie des présidents Bachar el-Assad d’un côté, Nicolas Maduro et Evo Morales de l’autre. Il ne s’agit pas de placer ces leaders en concurrence, mais d’appeler chacun à s’extraire des catéchismes politiques et à prendre en compte l’expérience des dernières guerres.
En mai 2017, Thierry Meyssan expliquait sur Russia Today en quoi les élites sud-américaines font fausse route face à l’impérialisme américain. Il insistait sur le changement de paradigme des conflits armés actuels et la nécessité de repenser radicalement la manière de défendre la patrie.
L’opération de déstabilisation du Venezuela se poursuit. Dans un premier temps, des groupuscules violents, manifestant contre le gouvernement, ont tué des passants, voire des citoyens qui s’étaient joints à eux. Dans un second temps, les grands distributeurs de denrées alimentaires ont organisé une pénurie dans les supermarchés. Puis, quelques membres des forces de l’ordre ont attaqué des ministères, appelé à la rébellion et sont entrés dans la clandestinité.
La presse internationale ne cesse d’attribuer au «régime» les morts des manifestations alors que de nombreuses vidéos attestent qu’ils ont été délibérément assassinés par les manifestants eux-mêmes. Sur la base de ces informations mensongères, elle qualifie le président Nicolas Maduro de «dictateur» comme elle l’a fait, il y a six ans, vis-à-vis de Mouammar Kadhafi et de Bachar el-Assad.
Les Etats-Unis ont utilisé l’Organisation des Etats Américains (OEA) contre le président Maduro à la manière dont ils ont jadis utilisé la Ligue arabe contre le président el-Assad. Caracas, n’attendant pas d’être exclu de l’Organisation en a dénoncé la méthode et l’a lui même quittée.
Le gouvernement Maduro a cependant deux échecs à son actif:

  • une grande partie de ses électeurs ne s’est pas déplacée aux urnes lors des élections législatives de décembre 2015, laissant l’opposition rafler la majorité au Parlement.
  • il s’est laissé surprendre par la crise des denrées alimentaires, alors même que celle-ci avait déjà été organisée par le passé au Chili contre Allende et au Venezuela contre Chávez. Il lui a fallu plusieurs semaines pour mettre en place de nouveaux circuits d’approvisionnement.

Réactions latino-américaines suite aux préparations militaires des USA contre le Venezuela

Selon toute vraisemblance, le conflit qui débute au Venezuela ne s’arrêtera pas à ses frontières. Il embrasera tout le nord-ouest du continent sud-américain et les Caraïbes.
Un pas supplémentaire a été franchi avec des préparatifs militaires contre le Venezuela, la Bolivie et l’Equateur, depuis le Mexique, la Colombie et la Guyane britannique. Cette coordination est opérée par l’équipe de l’ancien Bureau stratégique pour la démocratie globale (Office of Global Democracy Strategy); une unité créée par le président Bill Clinton, puis poursuivie par le vice-président Dick Cheney et sa fille Liz. Son existence a été confirmée par Mike Pompeo, l’actuel directeur de la CIA. Ce qui a conduit à l’évocation dans la presse, puis par le président Trump, d’une option militaire américaine.
Pour sauver son pays, l’équipe du président Maduro a refusé de suivre l’exemple du président el-Assad. Selon elle, les situations sont complètement différentes. Les Etats-Unis, principale puissance capitaliste, s’en prendraient au Venezuela pour lui voler son pétrole, selon un schéma maintes fois répété dans le passé sur trois continents. Ce point de vue vient d’être conforté par un récent discours du président bolivien, Evo Morales.

Guerre permanente et stratégie du chaos

Souvenons-nous qu’en 2003 et en 2011, le président Saddam Hussein, le guide Mouammar Kadhafi et de nombreux conseillers du président Assad tenaient le même raisonnement. Selon eux, les Etats-Unis s’attaquaient successivement à l’Afghanistan et à l’Irak, puis à la Tunisie, à l’Egypte, à la Libye et à la Syrie uniquement pour faire tomber les régimes qui résistaient à leur impérialisme et pour contrôler les ressources en hydrocarbures du Moyen-Orient élargi. De nombreux auteurs anti-impérialistes poursuivent aujourd’hui cette analyse, par exemple en essayant d’expliquer la guerre contre la Syrie par l’interruption du projet de gazoduc qatari.
Or, ce raisonnement s’est révélé faux. Les Etats-Unis ne cherchaient ni à renverser les gouvernements progressistes (Libye et Syrie), ni à voler le pétrole et le gaz de la région, mais à détruire les Etats, à renvoyer les populations à la préhistoire, à l’époque où «l’homme était un loup pour l’homme».
Les renversements de Saddam Hussein et de Mouammar Kadhafi n’ont pas rétabli la paix. Les guerres ont continué malgré l’installation d’un gouvernement d’occupation en Irak, puis de gouvernements dans la région incluant des collaborateurs de l’impérialisme opposés à l’indépendance nationale. Elles continuent encore attestant que Washington et Londres ne voulaient pas renverser des régimes, ni défendre des démocraties, mais bien écraser des peuples. C’est une constatation fondamentale qui bouleverse notre compréhension de l’impérialisme contemporain.

Stratégies du chaos

Cette stratégie, radicalement nouvelle, a été enseignée par Thomas P. M. Barnett dès le 11-Septembre 2001. Elle a été publiquement révélée et exposée en mars 2003 – c’est-à-dire juste avant la guerre contre l’Irak – dans un article d’Esquire, puis dans le livre éponyme «The Pentagon’s New Map», mais elle paraît si cruelle que personne n’a imaginé qu’elle puisse être mise en œuvre.
Il s’agit pour l’impérialisme de diviser le monde en deux: d’un côté une zone stable qui profite du système, de l’autre un chaos épouvantable où nul ne pense plus à résister, mais uniquement à survivre; une zone dont les multinationales puissent extraire les matières premières dont elles ont besoin sans rendre de compte à personne.
Depuis le XVIIe siècle et la guerre civile britannique, l’Occident s’est développé dans la hantise du chaos. Thomas Hobbes nous a appris à supporter la raison d’Etat plutôt que de risquer de revivre ce tourment. La notion de chaos ne nous est revenue qu’avec Leo Strauss, après la Seconde Guerre mondiale. Ce philosophe, qui a personnellement formé de nombreuses personnalités du Pentagone, entendait construire une nouvelle forme de pouvoir en plongeant une partie du monde en enfer.
L’expérience du jihadisme au Moyen-Orient élargi nous a montré ce qu’est le chaos.

Syrie: une tentative d’empêcher la division du pays

S’il a réagi comme on l’attendait de lui aux événements de Deraa (mars–avril 2011), en envoyant l’armée réprimer les jihadistes de la mosquée al-Omari, le président el-Assad a été le premier à comprendre ce qui se passait. Loin d’accroître les pouvoirs des forces de l’ordre pour réprimer l’agression extérieure, il a donné au peuple les moyens de défendre le pays.
Premièrement, il a levé l’état d’urgence, dissout les tribunaux d’exception, libéré les communications Internet, et interdit aux forces armées de faire usage de leurs armes si cela pouvait mettre en danger des innocents.
Ces décisions à contre-courant étaient lourdes de conséquences. Par exemple, lors de l’attaque d’un convoi militaire à Banias, les soldats se sont retenus de faire usage de leurs armes en légitime défense. Ils ont préféré être mutilés par les bombes des assaillants, et parfois mourir, plutôt que de tirer au risque de blesser les habitants qui les regardaient se faire massacrer sans intervenir.
Comme beaucoup, à l’époque, j’ai cru que c’était un président faible et des soldats trop loyaux, que la Syrie allait être écrasée. Pourtant, six ans plus tard, Bachar el-Assad et les armées syriennes ont gagné leur pari. Si au départ, les soldats ont lutté seuls contre l’agression étrangère, petit à petit, chaque citoyen s’est impliqué, chacun à son poste, pour défendre le pays. Ceux qui n’ont pas pu ou pas voulu résister se sont exilés. Certes les Syriens ont beaucoup souffert, mais la Syrie est le seul Etat au monde, depuis la guerre du Vietnam, à avoir résisté jusqu’à ce que l’impérialisme se lasse et renonce.
Deuxièmement, face à l’invasion d’une multitude de jihadistes issus de toutes les populations musulmanes, du Maroc à la Chine, le président Assad a décidé d’abandonner une partie du territoire pour sauver son peuple.

Repliement stratégique de l’armée arabe syrienne

L’armée arabe syrienne s’est repliée dans la «Syrie utile», c’est-à-dire dans les villes, abandonnant les campagnes et les déserts aux agresseurs. Tandis que Damas veillait sans aucune interruption à l’approvisionnement en nourriture de toutes les régions qu’il contrôlait. Contrairement à une idée reçue en Occident, il n’y a eu de famine que dans les zones contrôlées par les jihadistes et dans quelques villes assiégées par eux; les «rebelles étrangers» (pardonnez l’oxymore), approvisionnés par les associations «humanitaires» occidentales, utilisant la distribution de colis de nourriture pour soumettre les populations qu’ils affamaient.
Le peuple syrien a constaté par lui-même que seule la République, et pas les Frères musulmans et leurs jihadistes, les nourrissait et les protégeait.
Troisièmement, le président Assad a tracé, lors d’un discours prononcé le 12 décembre 2012, la manière dont il entendait refaire l’unité politique du pays. Il a notamment indiqué la nécessité de rédiger une nouvelle constitution et de la soumettre à adoption par une majorité qualifiée du peuple, puis de procéder à l’élection démocratique de la totalité des responsables institutionnels, y compris le président bien sûr.
A l’époque, les Occidentaux se sont gaussés de la prétention du président Assad de convoquer des élections en pleine guerre. Aujourd’hui, la totalité des diplomates impliqués dans la résolution du conflit, y compris ceux des Nations unies, soutiennent le plan Assad.

Faire des concessions politiques pour gagner le peuple

Alors que les commandos jihadistes circulaient partout dans le pays, y compris à Damas, et assassinaient les hommes politiques jusque chez eux avec leur famille, le président Assad a encouragé ses opposants nationaux à prendre la parole. Il a garanti la sécurité du libéral Hassan el-Nouri et du marxiste Maher el-Hajjar pour qu’ils prennent, eux aussi, le risque de se présenter à l’élection présidentielle de juin 2014. Malgré l’appel au boycott des Frères musulmans et des gouvernements occidentaux, malgré la terreur jihadiste, malgré l’exil à l’étranger de millions de citoyens, 73,42% des électeurs ont répondu présents.
Identiquement, dès le début de la guerre, il a créé un ministère de la Réconciliation nationale, ce que l’on n’avait jamais vu dans un pays en guerre. Il l’a confié au président d’un parti allié, le PSNS, Ali Haidar. Celui-ci a négocié et conclu plus d’un millier d’accords actant l’amnistie de citoyens ayant pris les armes contre la République et leur intégration au sein de l’Armée arabe syrienne.
Durant cette guerre, le président Assad n’a jamais utilisé la contrainte contre son propre peuple, quoi qu’en disent ceux qui l’accusent gratuitement de tortures généralisées. Ainsi, il n’a toujours pas instauré de levée en masse, de conscription obligatoire. Il est toujours possible pour un jeune homme de se soustraire à ses obligations militaires. Des démarches administratives permettent à tout citoyen mâle d’échapper au service national s’il ne souhaite pas défendre son pays les armes à la main. Seuls des exilés qui n’ont pas eu l’occasion de procéder à ces démarches peuvent se trouver en contravention avec ces lois.
Durant six ans, le président Assad n’a cessé d’une main de faire appel à son peuple, de lui donner des responsabilités et, de l’autre, de tenter de le nourrir et de le protéger autant qu’il le pouvait. Il a toujours pris le risque de donner avant de recevoir. C’est pourquoi, aujourd’hui, il a gagné la confiance de son peuple et peut compter sur son soutien actif.

Les élites sud-américaines se trompent

Les élites sud-américaines se trompent en poursuivant le combat des décennies précédentes pour une plus juste répartition des richesses. La lutte principale n’est plus entre la majorité du peuple et une petite classe de privilégiés. Le choix qui s’est posé aux peuples du Moyen-Orient élargi et auquel les Sud-Américains vont devoir répondre à leur tour est de défendre la patrie ou de mourir.
Les faits le prouvent: l’impérialisme contemporain ne vise plus prioritairement à faire main basse sur les ressources naturelles. Il domine le monde et le pille sans scrupules. Aussi vise-t-il désormais à écraser les peuples et à détruire les sociétés des régions dont il exploite déjà les ressources.
Dans cette ère de fer, seule la stratégie Assad permet de rester debout et libre.


Le projet militaire des Etats-Unis pour le monde

Dans la première partie de cet article, je soulignais qu’actuellement le président Bachar el-Assad est la seule personnalité à s’être adaptée à la nouvelle «grande stratégie états-unienne»; toutes les autres continuent à penser comme si les conflits en cours poursuivaient ceux que nous avons connus depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elles persistent à interpréter les événements comme des tentatives des Etats-Unis de s’accaparer des ressources naturelles pour eux-mêmes en organisant des renversements de gouvernement.
Ainsi que je vais le développer, je pense qu’elles se trompent et que leur erreur est susceptible de précipiter l’humanité en enfer.

La pensée stratégique américaine

Depuis 70 ans, l’obsession des stratèges états-uniens n’aura pas été de défendre leur peuple, mais de maintenir leur supériorité militaire sur le reste du monde. Durant la décennie allant de la dissolution de l’URSS aux attentats du 11 septembre 2001, ils cherchaient les manières d’intimider ceux qui leur résistaient.
Harlan K. Ullman développait l’idée de terroriser les populations en leur assénant un formidable coup sur la tête (Shock and awe, le choc et la stupeur).1 C’était idéalement l’usage de la bombe atomique contre les Japonais, dans la pratique, le bombardement de Bagdad par une pluie de missiles de croisière.
Les Straussiens (c’est-à-dire les disciples du philosophe Léo Strauss) rêvaient de mener et de gagner plusieurs guerres à la fois (Full-spectrum dominance, la domination tous azimuts). Ce furent donc les guerres d’Afghanistan et d’Irak, placées sous un commandement commun.2
L’amiral Arthur K. Cebrowski préconisait de réorganiser les armées de manière à traiter et à partager une foule de données simultanément. Ainsi des robots pourraient un jour indiquer instantanément les meilleures tactiques.3 Comme nous allons le voir, les profondes réformes qu’il a initiées n’ont pas tardé à produire des fruits vénéneux.

La pensée néo-impérialiste américaine

Ces idées et ces phantasmes ont d’abord conduit le président Bush et la Navy à organiser le plus vaste système d’enlèvement international et de torture, qui a fait 80 000 victimes. Puis, le président Obama à mettre sur pied un système d’assassinat, principalement par drones mais aussi par commandos, qui opère dans 80 pays et dispose d’un budget annuel de 14 milliards de dollars.4
A partir du 11-Septembre, l’assistant de l’amiral Cebrowski, Thomas P. M. Barnett, a dispensé de nombreuses conférences au Pentagone et dans les académies militaires pour annoncer ce que serait la nouvelle carte du monde selon le Pentagone.5 Ce projet a été rendu possible par les réformes structurelles des armées américaine; réformes dont découle cette nouvelle vision du monde. Il semblait si délirant que les observateurs étrangers le considérèrent hâtivement comme une rhétorique de plus pour susciter la peur des peuples à dominer.
Barnett affirmait que pour maintenir leur hégémonie sur le monde, les Etats-Unis devaient «faire la part du feu», c’est-à-dire le diviser en deux. D’un côté, des Etats stables (les membres du G8 et leurs alliés), de l’autre le reste du monde considéré comme un simple réservoir de ressources naturelles. A la différence de ses prédécesseurs, il ne considérait plus l’accès à ces ressources comme vital pour Washington, mais prétendait qu’elles ne seraient accessibles aux Etats stables qu’en passant par les services des armées états-uniennes. Dès lors, il convenait de détruire systématiquement toutes les structures étatiques dans ce réservoir de ressources, de sorte que personne ne puisse un jour ni s’opposer à la volonté de Washington, ni traiter directement avec des Etats stables.
Lors de son discours sur l’état de l’union, de janvier 1980, le président Carter énonça sa doctrine: Washington considérait l’approvisionnement de son économie avec le pétrole du Golfe comme une question de sécurité nationale.6 Par la suite, le Pentagone se dota du CentCom pour contrôler cette région. Mais aujourd’hui, Washington retire moins de pétrole d’Irak et de Libye qu’il n’en exploitait avant ces guerres; et il s’en moque!
Détruire les structures étatiques, c’est renvoyer au chaos, un concept emprunté à Léo Strauss, mais auquel Barnett donne un sens nouveau. Pour le philosophe juif, le peuple juif ne peut plus faire confiance aux démocraties après l’échec de la République de Weimar et la Shoah. Le seul moyen pour lui de se protéger d’un nouveau nazisme, c’est d’instaurer lui-même sa propre dictature mondiale – pour le Bien, assurément. Il faudrait alors détruire certains Etats résistants, les ramener au chaos et les reconstruire selon de nouvelles lois.7
C’est ce que disait Condoleezza Rice durant les premiers jours de la guerre de 2006 contre le Liban, lorsque Israël semblait encore victorieux: «Je ne vois pas l’intérêt de la diplomatie si c’est pour revenir au status quo ante entre Israël et le Liban. Je pense que ce serait une erreur. Ce que nous voyons ici, d’une certaine manière, c’est le commencement, les contractions de la naissance d’un nouveau Moyen-Orient et quoique nous fassions, nous devons être certains que nous poussons vers le nouveau Moyen-Orient et que nous ne retournons pas à l’ancien».
Au contraire, pour Barnett, il ne faut pas ramener au chaos les seuls peuples résistants, mais tous ceux qui n’ont pas atteint un certain niveau de vie; et lorsqu’ils seront réduits au chaos, il faudra les y maintenir.
L’influence des Straussiens a d’ailleurs diminué au Pentagone depuis le décès d’Andrew Marshall qui avait imaginé le «pivot vers l’Asie».8
Une des grandes ruptures entre la pensée de Barnett et celles de ses prédécesseurs, c’est que la guerre ne doit pas être menée contre des Etats particuliers pour des mobiles politiciens, mais contre des régions du monde parce qu’elles ne sont pas intégrées dans le système économique global. Bien sûr, on commencera par tel ou tel pays, mais on favorisera la contagion, jusqu’à tout détruire comme on le voit au Proche-Orient élargi. Aujourd’hui, la guerre s’y poursuit avec des blindés aussi bien en Tunisie, en Libye, en Egypte (Sinaï), en Palestine, au Liban (Ain al-Hilweh et Ras Baalbeck), en Syrie, en Irak, en Arabie saoudite (Qatif), à Bahreïn, au Yémen, en Turquie (Diyarbakır), qu’en Afghanistan.
C’est pourquoi la stratégie néo-impérialiste de Barnett s’appuiera forcément sur des éléments de la rhétorique de Bernard Lewis et de Samuel Huntington, la «guerre des civilisations».9 Comme il est impossible de justifier notre indifférence au sort des peuples du réservoir de ressources naturelles, on pourra toujours se persuader que nos civilisations sont incompatibles.

La mise en œuvre du néo-impérialisme américain

C’est très exactement cette politique qui a été mise en œuvre depuis le 11-Septembre. Aucune des guerres qui ont été menées ne s’est terminée. Depuis 16 ans, les conditions de vie des Afghans sont tous les jours plus terribles et dangereuses. La reconstruction de leur Etat, que l’on annonçait planifier sur le modèle de l’Allemagne et du Japon d’après la Seconde Guerre mondiale, n’a pas eu lieu. La présence des troupes de l’OTAN n’a pas amélioré la vie des Afghans, au contraire elle s’est détériorée. Force est de constater qu’elle est aujourd’hui la cause du problème. Malgré les discours lénifiants sur l’aide internationale, ces troupes ne sont là que pour approfondir et maintenir le chaos.
Jamais, lorsque des troupes de l’OTAN sont intervenues, les motifs officiels de guerre ne se sont révélés vrais, ni contre l’Afghanistan (la responsabilités des Talibans dans les attentats du 11-Septembre), ni en Irak (le soutien du président Hussein aux terroristes du 11-Septembre et la préparation d’armes de destruction massives pour frapper les Etats-Unis), ni en Libye (le bombardement par l’armée de son propre peuple), ni en Syrie (le dictature du président Assad et de la secte des Alaouites). Jamais non plus le renversement d’un gouvernement n’a mit fin à ces guerres. Toutes continuent sans interruption quels que soient les responsables au pouvoir.
Les «printemps arabes», s’ils ressortent d’une idée du MI6 dans la droite ligne de la «révolte arabe de 1916» et des exploits de Lawrence d’Arabie, ont été inscrits dans la même stratégie américaine. La Tunisie est devenue ingérable. L’Egypte a heureusement été reprise en main par son armée et tente aujourd’hui de sortir la tête de l’eau. La Libye est devenue un champ de bataille, non pas depuis la résolution du Conseil de sécurité appelant à en protéger la population, mais après l’assassinat de Mouammar Kadhafi et la victoire de l’OTAN. La Syrie est un cas exceptionnel puisque jamais l’Etat n’est passé aux mains des Frères musulmans et qu’ils n’ont pas pu installer le chaos dans le pays. Mais de nombreux groupes jihadistes, issus de la Confrérie, ont contrôlé – et contrôlent encore – des parties du territoire où ils ont instauré le chaos. Ni le Califat de Daesh, ni Idleb sous Al-Qaïda, ne sont des Etats où l’islam puisse s’épanouir, mais des zones de terreur sans écoles, ni hôpitaux.
Il est probable que grâce à son peuple, à son armée et à ses alliés russes, libanais et iraniens, la Syrie parvienne à échapper à ce destin tracé pour elle par Washington, mais le Proche-Orient élargi continuera à brûler jusqu’à ce que ses peuples comprennent les plans de leurs ennemis. Nous voyons que le même processus de destruction débute au Nord-Ouest de l’Amérique latine. Les médias occidentaux parlent avec dédain de troubles au Venezuela, mais la guerre qui commence ne se limitera pas à ce pays, elle s’étendra à toute sa région, bien que les conditions économiques et politiques des Etats qui la composent soient très différentes.

Les limites du néo-impérialisme américain

Les stratèges américaines aiment à comparer leur pouvoir à celui de l’Empire romain. Mais celui-ci apportait sécurité et opulence aux peuples qu’il conquérait et qu’il intégrait. Il construisait des monuments et rationalisait leurs sociétés. Au contraire, le néo-impérialisme états-unien n’entend rien apporter ni aux peuples des Etats stables, ni à ceux du réservoir de ressources naturelles. Il prévoit de racketter les premiers et planifie de détruire le lien social qui soude les seconds. Il ne veut surtout pas exterminer ces derniers, et a besoin qu’ils souffrent pour que le chaos dans lequel ils vivent empêche les Etats stables d’aller chercher chez eux des ressources naturelles sans la protection des armées américaines.
Jusqu’ici le projet impérialiste considérait qu’«on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs». Il admettait commettre des massacres collatéraux pour étendre sa domination. Désormais, il planifie des massacres généralisés pour asseoir définitivement son autorité.
Le néo-impérialisme états-unien suppose que les autres Etats du G8 et leurs alliés acceptent de laisser «protéger» leurs intérêts à l’étranger par les armées américaines. Si cela ne pose pas de problème avec l’Union européenne, qui est déjà émasculée depuis fort longtemps, cela devra être discuté avec le Royaume-Uni et sera impossible avec la Russie et la Chine.
Rappelant sa «relation spéciale» avec Washington, Londres a déjà réclamé d’être associé au projet américain pour gouverner le monde. C’était le sens du voyage de Theresa May aux Etats-Unis en janvier 2017, mais elle n’a pas reçu de réponse.10
Il est par ailleurs impensable que les armées américaines assurent la sécurité des nouvelles «Routes de la soie» comme elles le font aujourd’hui avec leurs homologues britanniques pour les voies maritimes et aériennes. De même, il est impensable de faire plier le genou de la Russie.    •

Sources: <link http: www.voltairenet.org article197539.html>www.voltairenet.org/article197539.html  (partie 1) et <link http: www.voltairenet.org article197445.html>www.voltairenet.org/article197445.html  (partie 2)

1    Shock and awe: achieving rapid dominance, Harlan K. Ullman & al., ACT Center for Advanced Concepts and Technology, 1996.
2    Full Spectrum Dominance. U.S. Power in Iraq and Beyond, Rahul Mahajan, Seven Stories Press, 2003.
3    Network Centric Warfare: Developing and Leveraging Information Superiority, David S. Alberts, John J. Garstka & Frederick P. Stein, CCRP, 1999.
4    Predator empire: drone warfare and full spectrum dominance, Ian G. R. Shaw, University of Minnesota Press, 2016.
5    The Pentagon’s New Map, Thomas P. M. Barnett, Putnam Publishing Group, 2004.
6    «State of the Union Address 1980», by Jimmy Carter, Voltaire Network, 23 January 1980.
7     Certains spécialistes de la pensée politique de Leo Strauss l’interprètent de manière complétement différente. Pour ma part, je ne m’intéresse pas à ce que pensait le philosophe mais à ce que professent ceux qui, à tort ou à raison, se réclament de lui au Pentagone. Political Ideas of Leo Strauss, Shadia B. Drury, Palgrave Macmillan, 1988. Leo Strauss and the Politics of American Empire, Anne Norton, Yale University Press, 2005. Leo Strauss and the conservative movement in America: a critical appraisal, Paul Edward Gottfried, Cambridge University Press, 2011. Straussophobia: Defending Leo Strauss and Straussians Against Shadia Drury and Other Accusers, Peter Minowitz, Lexington Books, 2016.
8    The Last Warrior: Andrew Marshall and the Shaping of Modern American Defense Strategy, Chapter 9, Andrew F. Krepinevich & Barry D. Watts, Basic Books, 2015.
9    «The Clash of Civilizations?» & «The West Unique, Not Universal», Foreign Affairs, 1993 & 1996; The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, Samuel Huntington, Simon & Schuster, 1996.
10    «Theresa May addresses US Republican leaders», by Theresa May, Voltaire Network, 27 January 2017.

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