L’action autodéterminée, fondement du droit et de la paix

L’action autodéterminée, fondement du droit et de la paix

Pour commencer l’année

par Hans Köchler, professeur de philosophie politique*

Mon intervention sera divisée en trois parties. Comme l’indiquent les termes du sujet, il s’agira de questions fondamentales. Je ne traiterai pas en détail de l’actuelle configuration politique.
Je me permettrai tout d’abord une brève remarque philosophico-anthropologique au sujet de la notion d’autodétermination. Je la mettrai en rapport avec des réflexions sur ce que j’appelle les implications juridiques et politiques de l’autodétermination. Je conclurai mon intervention sur un plaidoyer pour une nouvelle conscience de la démocratie ou, autrement dit, sur un appel à plus d’honnêteté terminologique en ce qui concerne l’usage du mot démocratie et les discours politiques qui s’y rapportent.

La détermination individuelle – aspects philosophico-anthropologiques fondamentaux

Premièrement: commençons par les aspects philosophico-anthropologiques: la thématique que j’expose ici se rapporte à la nature et la raison d’être de la démocratie. Sur ce point, ma réflexion est la suivante: c’est seulement dans la liberté et l’égalité que l’individu peut appréhender le sens de la communauté, c’est-à-dire, comme étant sa propre réalisation à l’intérieur de la synergie du groupe, ce à quoi est incapable d’accéder l’individu isolé. La «détermination individuelle» – j’ai choisi ce terme consciemment, pour le différencier de l’«autodétermination» – décrit donc l’état de la communauté qui s’y conforme. Cependant, il s’agit avant tout d’une attitude individuelle. La détermination individuelle n’est cependant en rien de l’autocréation – cela serait l’illusion de l’autodéification – mais plutôt l’épanouissement des possibilités inhérentes à chaque individu en communauté avec d’autres, perçus comme égaux en droits. Elle est le résultat des priorités que chaque individu établit selon ses propres convictions et dont il endosse la responsabilité et la réalisation. C’est à mon avis aussi le sens profond de la liberté – certes pas au sens de l’action arbitraire résultant de l’humeur et de l’inspiration du moment, mais au sens de l’expression de la liberté individuelle, ainsi qu’elle ressort de la philosophie idéaliste allemande.
Cela nous montre aussi l’importance, pour l’action autodéterminée, de l’éducation qui consiste à canaliser l’intelligence et le discernement impartis à chaque individu jusqu’à l’âge adulte – sans endoctrinement idéologique, et pour ainsi dire assimilée à un support de l’effort personnel de l’individu sur la voie de la détermination individuelle. En ce sens, l’âge adulte – compris philosophiquement comme l’action dirigée par le logos – est l’essence de la citoyenneté dans une communauté apaisée fondée sur la raison et non sur l’irrationalité et l’affect. Dans ce contexte, l’âge adulte ainsi conçu est aussi l’essence même de la démocratie. Telles sont mes explications sur les aspects philosophico-anthropologiques fondamentaux de ce concept.

La détermination individuelle – aspects juridico-politiques

Deuxièmement: cela m’amène à la question sur les implications politico-juridiques de la détermination individuelle: quelle sorte de système politique faut-il pour que la détermination individuelle, dans le sens qui vient d’être décrit ici, soit réalisable pour chaque individu? Lorsqu’on considère réellement la détermination individuelle de l’individu comme celle d’un citoyen – membre en cela d’une communauté, dont ni son existence, ni son identité ne doivent jamais être isolées de façon abstraite – il s’ensuit nécessairement une conception de la communauté bâtie sur l’idéal athénien classique de la démocratie directe.
D’une part cette forme d’organisation du vouloir commun est la seule à être compatible avec le statut de l’individu comme sujet ou – pour parler comme Kant – avec l’autonomie du citoyen. D’autre part ce n’est que cette forme d’organisation qui permet l’Etat de droit et une politique de paix, à l’intérieur tout comme à l’extérieur des frontières. La relation avec le droit et la paix comme objectif commun est la suivante:

Le droit requiert l’absence de l’arbitraire

En ce qui concerne le droit, celui-ci requiert en premier lieu l’absence de l’arbitraire. C’est l’alfa et l’oméga de l’Etat de droit. Dans ce cadre, le droit a précisément besoin d’une coopération sur la base de la liberté et de l’égalité de tous – donc des conditions impliquant elles-mêmes des citoyens autodéterminés, et ne subissant pas d’influence extérieure. En ce qui concerne la paix considérée comme un objectif politique, ce dernier exige – que ce soit entre les individus vivant dans le pays ou entre les collectivités au niveau international – le respect, c’est-à-dire l’acceptation sur la base de la réciprocité. Ceci n’est à son tour possible que si chaque citoyen est capable d’agir de façon autodéterminée, c’est-à-dire, s’il n’agit pas comme l’une des extensions d’intérêts extérieurs dissimulés, donc de groups de pression plus ou moins complexes, ceux qu’on appelle aujourd’hui en nouvel anglais les Pressure groups. Ce n’est sans doute pas un hasard que dans les études empiriques entreprises surtout depuis les années quatre-vingts, on a toujours pu établir une corrélation entre le système politique – qu’il soit décrit comme démocratique ou autoritaire ou plus exactement, dictatorial – et les penchants belliqueux d’une communauté.
A ce propos, une enquête a été publiée à ce sujet par Aaron Wildavsky – qui avait, déjà en 1985, présenté un article dans la revue Social Philosophy & Policy sous le titre «No War without Dictatorship, no Peace without Democracy». Voilà très exactement le lien structurel sur lequel, uniquement en style télégraphique, je peux attirer l’attention ici.

Plaidoyer pour une redéfinition de la démocratie

Troisièmement: cela m’amène enfin au plaidoyer, indiqué plus haut, pour une redéfinition de la démocratie, et pour une plus grande honnêteté terminologique dans l’usage de ce terme. L’identification, d’un point de vue anthropologique, juridique et de politique nationale, de l’importance de la valeur de la détermination individuelle devrait, dans la situation actuelle – et je pense à la crise du système social aussi bien à l’intérieur de l’Etat qu’au niveau interétatique –, permettre de mettre en cause le paradigme de la démocratie, tel qu’il est caractérisé par le discours global, défini par la grande puissance hégémonique occidentale. On peut parler ici, sans aucune fausse prétention, de la nécessité d’une «critique de l’idéologie» de la démocratie. Il y a déjà plus de trois décennies qu’ici même, en Suisse, à Genève, j’ai soumis cette problématique à la discussion, dans le cadre d’une conférence de table ronde sur la crise de la démocratie représentative. (The Crisis of Representative Democracy. Frankfurt a. M./Bern/New York, Peter Lang AG, 1985)

La démocratie n’est pas synonyme de démocratie représentative

Entre temps – depuis la fin de la guerre froide – cette problématique est devenue beaucoup plus évidente. Dans le discours officiel aussi bien que dans le discours politique général et dans les médias, la démocratie est comprise – la plupart du temps de façon totalement irréfléchie – comme une «démocratie représentative», bien que cette association du mot de «démocratie» avec l’adjectif «représentative» soit stricto sensu une auto-opposition, puisque le concept même de démocratie renferme déjà en soi la doctrine de représentation. Donc, le terme de «représentation» signifie au sens littéral la présence toujours actuelle de quelque chose qui n’est pas présent. Ce qu’on entend par là, c’est que le peuple dans son ensemble, initialement absent, doit faire acte de présence, et même devenir visible, de façon à ce qu’il puisse s’exprimer en matière politico-juridique. Cela se produit, comme Carl Schmitt l’a entre autres indiqué dans sa «Théorie constitutionnelle», chaque fois que ce droit est attribué à un individu. Cela peut être un chef d’Etat décidant dans le cadre de l’autorité absolue, mais aussi un député d’une assemblée législative – et par conséquent naturellement aussi le groupe de tous ces individus. L’important est qu’en tous les cas des individus aient le pouvoir de décider au nom de tous les citoyens. Ceci est justifié par une doctrine explicitement formulée selon laquelle justement ces représentants à titre individuel pourraient faire en sorte que l’ensemble des citoyens proprement dit soit, à travers eux, «présent» et qu’ils aient ainsi le droit de décider pour l’ensemble en leur nom. Comme exemple de cette conception de l’Etat, on peut citer l’œuvre de Gerhard Leibholz sur «La nature de la représentation» (1929) qui connut plusieurs rééditions, jusque dans l’Allemagne d’après-guerre. A ce sujet, il faut toutefois souligner, en raison de la précision conceptuelle – pour ce qui concerne l’usage du mot «démocratie» –, qu’on ne peut conceptuellement assimiler la domination du peuple à la domination exercée sur le peuple ou plutôt, exercée au nom du peuple.

La souveraineté populaire dans le cadre d’une constitution représentative est une fiction

S’il s’agit réellement de justifier la domination sur le peuple, alors qu’on l’exprime ouvertement et qu’on utilise une autre expression pour ce rapport de force. Je ne suis d’ailleurs pas le seul à en faire la remarque. Ainsi, Hans Kelsen, l’un des principaux philosophes du droit du XXe  siècle, le «père» de la Constitution autrichienne d’après la Première Guerre mondiale, avait déjà expliqué, il y a des décennies dans son traité «De la nature et de la valeur de la démocratie» (1920), que le discours de la souveraineté populaire dans le cadre d’une constitution strictement représentative est une pure fiction. Pour des raisons de légitimation envers le peuple, selon Kelsen, on fait comme si ce peuple, c’est-à-dire chaque citoyen pour lui-même, décidait directement alors qu’en réalité seul un individu, ou un groupe d’individus, décide au nom de tous. Dans ce cas, le terme adéquat serait plutôt monarchie ou oligarchie. Cependant, il est évident que le fait de parler dans le cas d’un système parlementaire, vis-à-vis de l’opinion publique, d’une «oligarchie représentative», lui enlèverait toute légitimité, bien que ce serait plus honnête.
Il est cependant déterminant que dans un tel système représentatif l’individu ne peut justement pas se voir comme un citoyen libre et égal aux autres, puisque en fin de compte quelqu’un d’autre décide pour lui. Il peut uniquement participer – sous forme de scrutins périodiques – à l’élection de ceux qui doivent le gouverner pour un temps déterminé. Généralement cela se passe seulement de façon très indirecte, car dans la plupart des pays le droit de vote uninominal est très peu développé.
On devrait donc, si l’on considère réellement l’action autodéterminée comme la base de la démocratie, persister dans l’exactitude conceptuelle, et nommer avec précision le modèle d’Etat prédominant qu’on caractériserait explicitement comme la domination exercée par quelques-uns – sur la base de la doctrine de la représentation. On doit maintenant ajouter ici d’une manière réaliste – et cela me semble à juste titre tout à fait adapté au lieu où se déroule notre congrès, ici, en Suisse – qu’en raison de l’indéniable division du travail nécessaire à notre société industrielle moderne, il nous faudra finalement nous contenter d’un mélange des mécanismes de décision représentatifs et démocratiques.

Démocratie directe: correctif du pouvoir sous forme de représentation

Le terme de «démocratie directe» est, comme cela a été mentionné plus haut, certes, non une opposition, mais un pléonasme. Si le terme de démocratie désigne la domination du peuple, cela implique que chacun décide directement. Dans la réalité des sociétés industrielles développées, on opposera donc la prise de décision sous forme de «représentation» à celle sous forme de «démocratie», comme cela est justement pratiqué avec succès en Suisse. L’essentiel est comme suit: la démocratie «directe» est, si l’on me permet une fois encore d’appliquer ce pléonasme, quelque chose comme un correctif de la domination sous forme de représentation.
Fondamentalement, il est possible que dans chaque domaine – que ce soit au niveau local, régional ou national – le peuple intervienne et interfère par des mesures correctives sous forme de référendum. Lorsque cette possibilité n’existe pas, ou qu’elle est fondamentalement exclue par la Constitution (comme par exemple au niveau national en République fédérale d’Allemagne), il y a alors, en ce qui concerne la propagation de l’idéal démocratique, un problème avec la crédibilité de la politique nationale. [souligné par la rédaction]

Les décisions concernant la guerre et la paix doit se trouver entre les mains des citoyens

La démocratie en tant que décision directe des citoyens est vraiment toute aussi importante au niveau mondial lorsqu’il s’agit d’éviter des guerres, c’est-à-dire de promouvoir une politique de la paix durable qui ne soit pas seulement à même d’apaiser une situation conflictuelle dans une optique de realpolitik tacticienne, mais qui tende vers un ordre universel basé sur le respect mutuel des peuples dans le sens de l’idéal démocratique de la liberté et de l’égalité. C’est uniquement si le pouvoir décisionnel concernant la guerre et la paix se trouve entre les mains de ceux qui ressentiront physiquement les conséquences éventuelles d’une telle décision – et là, je pense aux citoyens eux-mêmes – que peut exister l’espoir d’une prévention durable des guerres. Dans un environnement non démocratique, les guerres sont plus facilement déclenchées parce que les «représentants» responsables ne doivent pas, normalement, répondre corps et âmes des conséquences de leurs décisions.

Plaidoyer pour une démocratisation des relations internationales

Ainsi, l’action autodéterminée de chaque individu en tant que citoyen est, aussi au niveau interétatique, l’unique moyen de garantir un système durablement pacifique. Emmanuel Kant a désigné cela comme la constellation de la «paix éternelle» – ce qu’il ne faut pas comprendre dans le sens de l’éternité en tant qu’espace-temps absolu et infini, mais dans le sens de la durabilité. Cela signifie en fin de compte qu’il faudrait peu à peu démocratiser l’organisation des relations entre les Etats et les institutions que les Etats créent dans ce but. Il faudrait de même créer par la réforme des statuts des organisations internationales telles l’ONU, un système dans lequel les citoyens ne soient pas pleinement «médiatisés» par leurs Etats.
Dans les circonstances actuelles, il est complètement indifférent, dans le cas des décisions prises au niveau interétatiques, qu’une collectivité (Etat) compte 10 000 ou 1 milliard de citoyens. Chaque entité étatique a – sauf pour les organisations monétaires internationales – pour ainsi dire le même poids, alors qu’au Conseil de sécurité des Nations Unies certains pays en raison de motifs historiques – bien que cette constellation de pouvoirs soit aujourd’hui dépassée – possèdent des privilèges particuliers n’étant pas compatibles avec la démocratie dans le sens de l’«immédiateté», telle que je l’ai décrite ci-dessus.
Avec ce plaidoyer pour une démocratisation des relations internationales, mais aussi et surtout les organisations régionales – comme celle que nous avons créée pour nous ici en Europe, où la participation civique est le problème de crédibilité par excellence –, je voudrais conclure mon intervention et vous remercier pour votre attention.    •
(Traduction Horizons et débats)

*    Texte d'une conférence tenue dans le cadre du Congrès «Mut zur Ethik» du 2– 4 septembre 2016

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