«Macron et l’amnésie bienveillante des médias»

«Macron et l’amnésie bienveillante des médias»

par Natacha Polony, journaliste et chroniqueuse française

jpv. Mi-juin, l’intrépide journaliste Natacha Polony a été éliminée de deux chaines de télévision (Paris Première, Europe 1). Manifestement, le paysage médiatique français ne supporte plus d’analyses et de prises de position indépendantes concernant les questions sociales et politiques actuelles. Pour le moment, il ne reste à Mme Polony plus que sa chronique hebdomadaire du «Figaro». Dans la contribution que nous vous proposons ci-dessous, elle s’exprime sur certaines déclarations faites par le nouveau président français lors de sa première grande interview de fin juin.

Ne sentez-vous pas cet air nouveau, cette fraîcheur qui fait de la France un pays désirable et plein d’élan? Les commentateurs, cette semaine, rivalisaient d’originalité. On vante son «pouvoir d’attraction», cette façon de «secouer une torpeur». Tel ancien ministre de l’Economie semble nous dire, comme Jack Lang en mai 1981, que «la France est passée de l’ombre à la lumière». L’Europe aussi. Oui, même l’Europe, depuis Macron, «pense printemps».
Ceux qui croyaient que le rôle des médias dans le débat démocratique est de mettre en perspective, de donner les éléments intellectuels et factuels qui permettent de percer la surface des événements, sont de doux utopistes. Intelligence: du latin inter-ligere: relier les choses entre elles (l’imbécile dit «je ne vois pas le rapport»). Mais il y a longtemps que le latin n’exige plus dans le cursus honorum du commentateur professionnel. L’époque est à la séquence. L’une chasse l’autre. La présidence jupitérienne chasse la campagne électorale, la lumière chasse l’ombre du populisme, la célébration du Bien chasse la mobilisation générale et obligatoire contre l’épouvantail du Mal.

Transformation ou discours aligné?

Ainsi, avant, il fallait s’élever contre le risque d’une montée du «protectionnisme» qui allait jeter à bas des décennies de construction européenne. Le candidat Macron célébrait la mobilité des travailleurs en Europe, dont bénéficiaient les Français, et fustigeait la tentation du «repli». Aujourd’hui, le président déclare: «L’Europe est le seul espace qui ne se défend pas. Je ne suis pas protectionniste mais un défenseur de la juste protection.» D’aucun appelleraient cela le «protectionnisme intelligent». Mieux, dans sa première grande interview à plusieurs quotidiens européens, dont Le Figaro,* il lance: «On ne peut pas continuer à faire l’Europe dans des bureaux, à laisser les choses se déliter. Le travail détaché conduit à des situations ridicules. Vous pensez que je peux expliquer aux classes moyennes françaises que des entreprises ferment en France pour aller en Pologne car c’est moins cher et que chez nous les entreprises de BTP embauchent des Polonais, car ils sont payés moins cher? Ce système ne marche pas droit.» Applaudissements journalistiques. Tant mieux! Mais on réclame le droit de s’étonner.
De même, avant, il fallait condamner Bachar, l’assassin de son peuple, et dénoncer l’autocrate Poutine qui le maintenait au pouvoir. Quiconque osait suggérer que la France, si elle veut peser, n’a pas vocation à s’aligner sur les faucons américains mais doit discuter aussi avec le maître du Kremlin était considéré par les éditorialistes comme un «ami des dictateurs», un «fan de Poutine et el-Assad». Le candidat Macron s’inquiétait d’ailleurs de cette dangereuse «allégeance». Aujourd’hui, le président reçoit Poutine et invite le président syrien à la table de négociations sans faire du départ d’Assad un préalable parce qu’on «ne (lui) a pas présenté son successeur légitime!». Admiration médiatique. Tant mieux! Mais on s’interroge.

Journalistes à la mémoire courte ou deux poids, deux mesures

Que le président adopte une politique aux accents proches de ceux d’un Védrine, d’un Chevènement ou d’un Séguin, est plutôt rassurant. Mais l’amnésie journalistique ne l’est pas. Les mêmes se passionnent pour les affaires d’assistants parlementaires du MoDem mais se gardaient d’y mettre le nez quand l’unique combat était contre un FN dont la malhonnêteté était démontrée par … des affaires d’assistants parlementaires. Les mêmes découvrent une enquête pour favoritisme visant Business France, un organisme dirigé par la ministre du Travail Muriel Pénicaud. Pourtant, le 8 mars, «Le Canard enchaîné» publiait un petit article sur une soirée à la «French Tech Night» de Las Vegas organisée sans appel d’offres pour plus de 380 000 euros en janvier 2016 par Havas et Business France pour permettre au ministre de l’Economie de séduire – pardon, rencontrer – les entrepreneurs français du numérique. Mais l’article juste au-dessus, à propos d’un prêt de 50 000 euros accordé à Fillon par un ami, avait mobilisé leur attention.

Les questions subsistent

On s’amusera de cette amnésie «bienveillante». Surtout si elle permet que soit menée une politique qui serve les intérêts de la France et de ses classes moyennes et populaires. Mais une question subsiste. Est-il possible d’être porté au pouvoir sans professer les dogmes atlantistes et néolibéraux qui ont conduit le pays à la désindustrialisation et les classes populaires dans les bras du FN? Et puisqu’un dirigeant peut tenir un discours et son contraire, ces accents nouveaux mariant régulation et juste mesure diplomatique ne servent-ils qu’à donner des gages aux 60% d’inscrits qui ont voté blanc ou se sont abstenus lors du second tour des législatives? Le système économico-politique qui impose depuis des décennies le libre-échange et la gouvernance technocratique reprend très vite ses droits face aux combattants de circonstance.    •

Source: © Natacha Polony, Le Figaro du 24/6/17

*    Le Figaro (F), Le Soir (B), Le Temps (CH), the Guardian (GB), Corriere della Sera (I), El Pais (E), Süddeutsche Zeitung (D), Gazeta Wyborcza (PL)

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