L’agriculture et la démocratie directe (partie 3)

L’agriculture et la démocratie directe (partie 3)

Après la Seconde Guerre mondiale le peuple pose les jalons

par Werner Wüthrich, docteur ès sciences politiques

Je commence par un petit résumé des parties 1 et 2 de cette suite d’articles parue dans Horizons et débats no 13 du 14/6/16 et no 17 du 8/8/16: les années de pénurie pendant la Première Guerre mondiale et la période qui en découla immédiatement avaient sensibilisé la politique et la population aux problèmes de l’agriculture. Après nombre de votations populaires, on créa les conditions pour aider les paysans et assurer l’approvisionnement en denrées alimentaires. La Confédération commença à planifier et à prévoir. Cette évolution conduisit directement au «Plan Wahlen» pendant la Seconde Guerre mondiale. La Suisse était encerclée par les puissances hostiles de l’axe, et on réussit à produire sur notre propre sol suffisamment de vivres de sorte que personne ne dut souffrir de la faim.

Après la guerre aussi, la prévoyance était importante. 1947 le souverain approuva les nouveaux articles sur l’économie, dans lesquels les phrases suivantes prenaient une place centrale:

Lorsque l’intérêt général le justifie, la Confédération a le droit, en dérogeant, s’il le faut, au principe de la liberté du commerce et de l’industrie, d’édicter des dispositions:
[…] pour conserver une forte population paysanne, assurer la productivité de l’agriculture et consolider la propriété rurale.

En 1952, la Loi sur l’agriculture jalonna la politique pendant les décennies qui suivirent. La production devait être dirigée à l’aide d’un assortiment de mesures et les paysans devaient recevoir un revenu suffisant:
Des primes pour la culture devaient favoriser la production de céréales, des aides à l’investissement faciliter l’achat de machines, le carburant diesel devait être remis à prix réduit, etc.
La Confédération fixait les prix pour des produits importants tel le lait et en garantissait le rachat. La comptabilité dans des fermes modèles fournissait les chiffres pour évaluer un revenu suffisant pour les paysans. Ce dernier était calculé selon le modèle du «salaire paritaire». Un paysan devait pouvoir réaliser un revenu comparable à celui d’un ouvrier qualifié en industrie.
Le protectionnisme avec des taxes douanières et des limitations à l’importation faisait partie de cette politique selon la méthode suivante: l’importation de certains produits était libre autant que des produits domestiques du même type n’étaient pas disponibles. Si des produits domestiques étaient à disposition mais en quantité limitée, l’importation fut limitée. Si l’offre domestique couvrait entièrement la demande, l’importation fut interdite. Cette conception trouva une large base politique. Des négociations intensives furent menées entre l’Union suisse des paysans et les associations économiques. Gerhard Winterberger était enfant d’un paysan de montagne et fut, plus tard, pendant de nombreuses années le directeur de la Chambre du commerce et de l’industrie. On l’appelle le «père» du salaire
paritaire (Schweizer Monat 1921–2012, p. 121). La Loi sur l’agriculture fut bien accueillie au Parlement. Les partis gouvernementaux, toutes les associations économiques, ainsi que tous les syndicats se réunirent dans un comité d’action unique en faveur de cette loi. Une telle chose n’eut lieu ni avant ni après. Huit conseillers fédéraux ayant été en fonction pendant la guerre appuyèrent la loi et remercièrent la population paysanne pour leurs efforts pendant la guerre. Même les libéraux – contrairement à leurs convictions de base – appuyèrent cet ordre agraire ressemblant à une économie planifiée. Ils avaient personnellement vécu des situations où l’on ne pouvait importer tout ce qu’on désirait. Le Conseil des Etats adopta la loi unanimement. Au Conseil national, il n’y eut que huit voix contre – parvenant de Gottfried Duttweiler et de son Alliance des Indépendants. Ils formèrent un comité «pour la protection des consommateurs» qui lança le référendum, de sorte qu’une votation eut lieu. Vu la ferme unité des organisations partisanes de la loi, le résultat fut serré. La Loi fédérale sur le soutien de l’agriculture et la préservation de la paysannerie (Loi sur l’agriculture) fut acceptée le 30 mars 1952 avec 54% des votes.

L’après-guerre – premières tendances à la surproduction

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les surfaces arables s’étaient presque dédoublées, suite au Plan Wahlen. Pour le gouvernement fédéral, il était important, après la guerre, de soutenir la culture des champs et d’empêcher une forte diminution de ces surfaces. Déjà dans les années 1930, on assista à une surproduction de lait, et en appliquant le droit d’urgence les contingents de lait furent introduits pour plusieurs années. Mais après la guerre, de nombreux paysans rétablirent la production de lait et les surfaces arables diminuèrent de 10 000 hectares (environ 35%) – beaucoup plus que prévu. Il y en avait plusieurs causes. Les collines du Plateau suisse et les pentes dans le climat rude des Préalpes et des Alpes se prête plutôt à la production de lait, tandis qu’on peut cultiver le blé plus facilement dans des pays de grande superficie. En outre, la culture des champs exige davantage de travail et une pénurie en main-d’œuvre grandissante se manifesta en temps de boom économique. La production laitière avait également l’avantage de générer un revenu régulier pour les familles paysannes.
Le Conseil fédéral essaya prudemment de corriger ce développement. En 1954, il diminua le prix du lait d’un centime par litre en tant que mesure de régulation, et augmenta en même temps les primes pour la production de céréales. Ainsi, au total, le revenu des paysans ne diminua pas – mais dans des cas individuels, il diminua bel et bien. Un groupe de paysans romands, l’Union des producteurs suisses UPS organisa le 9 mai 1954 une première «marche sur Berne» avec 25 000 participants. Dans les décennies suivantes, il y eut encore d’autres manifestations similaires sur la Place fédérale à Berne. En 1961, 40 000 paysans manifestèrent, parce que le Conseil fédéral n’avait augmenté le prix du lait que de 2 centimes, et non pas de 4  centimes, comme ils l’avaient demandé. On assista également à des protestations de consommateurs: en 1967, quand les prix du beurre et du fromage furent de nouveau à la hausse, les consommatrices romandes appelèrent à boycotter le beurre. La vente dans les magasins de la Suisse romande, et partiellement aussi en Suisse alémanique diminua clairement (car on pouvait se tourner vers la margarine), et la situation devint critique. – C’est à ce moment-là, que les médias commencèrent à parler d’un «lac de lait» et d’une «montagne de beurre».
Après l’adoption de la Loi sur l’agriculture, il devint bientôt évident que le pilotage de la production n’y avait pas non plus une conception unique du salaire paritaire. Tandis que beaucoup de paysans le prenaient, à juste titre, comme un droit immédiat à un salaire approprié, les collaborateurs du département de l’Agriculture le voyaient aussi comme un instrument pour leur planification à moyen terme. Ils tentèrent donc de réduire le soutien à la production laitière (avec sa tendance à la surproduction), et de le renforcer dans d’autres domaines – un procédé qui ne fut pas toujours compris.
Après la guerre, il y eut d’autres causes qui renforcèrent la tendance à la surproduction. Dans les fermes, de nouvelles machines et tracteurs remplacèrent graduellement les chevaux. Les engrais furent améliorés et on arriva à élever des vaches donnant davantage de lait. Dans de nombreuses régions, on regroupa les prés et les surfaces arables. Des prairies marécageuses furent assainies et les chemins et routes améliorés. Ainsi l’exploitation des fermes devint plus simple et plus efficace. Bref, l’agriculture devint plus performante.
Comme la Confédération avait promis d’acheter aux paysans le lait à un prix fixe, il y eut bientôt une surproduction. On produisit et exporta davantage de fromage, tout en prenant garde à une excellente qualité comme pour tous les produits suisses. C’est ainsi que l’Emmental devint mondialement connu. Le reste du lait fut principalement transformé en beurre (et congelé) ou en poudre de lait, vendu à l’étranger à prix cassés – par exemple en Union soviétique, en Inde ou dans les pays d’Afrique.

Alternatives à la production laitière: la plantation de betteraves sucrières

Le Conseil fédéral eut peu de succès avec sa politique ciblée sur le maintien des surfaces arables. La Suisse devint à nouveau «verte». – Néanmoins, les planificateurs à Berne créèrent un succès – avec la promotion de la culture de betteraves sucrières.
Les conditions étaient bonnes. On avait déjà de l’expérience depuis le début du XXe siècle. Dans le Seeland bernois, on plantait des betteraves depuis 1899 et on les transformait en sucre du pays à l’usine sucrière d’Aarberg. Mais la production était modeste, et après la Seconde Guerre mondiale le taux d’autosuffisance n’était que de 15%. Il s’imposait donc de construire une seconde usine en Suisse orientale et de stimuler la production de betteraves sucrières à l’aide des moyens fédéraux. Après de grosses difficultés initiales et deux votations populaires, cette politique devint une belle réussite.
La nouvelle sucrerie devait être construite à Andelfingen. Les planificateurs dans le département de l’Agriculture étaient optimistes quant au succès de leur projet. Le Conseil national et le Conseil des Etats étaient en grande majorité en faveur du projet. Le référendum contre ce projet aboutit et il y eut une votation populaire – avec une mauvaise surprise. Le 14 mars 1948, le peuple s’opposa clairement avec 63,3% des voix au projet. Les raisons se situaient plutôt au plan psychologique. La présentation du nouveau régime sucrier rappelait trop l’économie étatique nécessaire pendant la guerre, et beaucoup de gens voulaient s’en libérer. Ainsi, le projet de loi du Conseil fédéral aurait défini la surface des cultures et les prix des betteraves sucrières, aurait organisé l’écoulement et beaucoup d’autres éléments – exactement comme il l’avait fait pendant la guerre avec tous les denrées alimentaires de base. Pour financer le tout, il fallait augmenter les taxes douanières sur le sucre importé, ce qui aurait majoré les prix pour les consommateurs. Une grande majorité dit donc non. Les paysans, eux aussi, voulaient davantage de liberté entrepreneuriale et définir eux-mêmes ce qu’ils voulaient planter.

Le «non» du peuple mène au succès

Avec le «non» du peuple le projet «sucre» ne «disparut» pas. Allant tout à fait dans le sens du principe de subsidiarité, les communes, les cantons, des associations et des entreprises privées prirent eux-mêmes en main le projet. Ils fondèrent l’Association suisse pour l’économie sucrière qui, par la suite, créa une Société anonyme à laquelle la Confédération ne prit pas part, mais vingt gouvernements cantonaux, des associations et des entreprises commerciales et industrielles, et de nombreuses personnes privées y participèrent. Ils préparèrent un nouveau projet de loi sur le sucre excluant à priori toute augmentation du prix du sucre et «sans participation fédérale». La loi fut acceptée unanimement dans les deux Chambres parlementaires – ce qui est un fait rare. Personne n’eut l’idée de lancer un référendum.
Ce déroulement politique des évènements est un magnifique exemple pour le fonctionnement du fédéralisme et le principe de subsidiarité, et devrait trouver sa place dans les manuels d’instruction civique: le «non» au référendum de 1948 conduisit à une solution très largement acceptée. Dans la ville de Frauenfeld, la population approuva la construction de la nouvelle usine sucrière en étant prête à y contribuer financièrement. En 1974 et en 1985, deux nouvelles votations fédérales eurent lieu, concernant l’agrandissement de l’usine sucrière et de la surface des cultures des betteraves. En 1974, le peuple accepta le projet, mais en 1985, il s’opposa à un projet surdimensionné.
Aujourd’hui 6000 paysans cultivent sur environ 20 000 hectares des betteraves sucrières en Suisse, qui sont transformées en environ 250 000 tonnes de sucre, dans les deux usines sucrières de Aarberg et de Frauenfeld (avec environ 3000 collaborateurs). Cette quantité correspond à une autosuffisance de presque 100%. 85% sont fournis à l’industrie alimentaire, et 15% aux magasins. En automne, on peut observer sur les routes menant à Aarberg et Frauenfeld un grand nombre de tracteurs avec des remorques très chargées de betteraves sucrières. Une «odeur douce» indique à la population que la production de sucre tourne à plein régime. Cela ne dérange personne, car les fabriques sont bien implantées dans leur région. – Le sucre suisse était et demeure toujours une histoire à succès, pour laquelle le peuple posa les jalons décisifs.
Dans d’autres domaines de la politique agricole, l’évolution se présenta moins unilinéaire que dans le cas décrit. Y a-t-il des alternatives à la politique agricole officielle, centralisée et planifiée, se demandaient de nombreux citoyens proches de l’agriculture, Cela était la situation après la Loi sur l’agriculture de 1952 acceptée par le peuple à 54% des voix. Ces précurseurs proposèrent un changement d’orientation surprenant, de notre point de vue actuel. Eux aussi se référaient, comme les acteurs du sucre, au principe de subsidiarité, selon lequel l’Etat ne devait s’occuper que d’affaires impossibles à assumer par les citoyens eux-mêmes. Ils se référaient à une longue tradition remontant au Moyen-Age, du temps où les paysans se regroupaient dans des coopératives afin de protéger leur propriété.

Les «coopératives agricoles communales» – une alternative possible à la politique agricole officielle

«Davantage de système coopératif et moins d’Etat» était le slogan de ce mouvement. Un des porte-paroles était Hermann Studler, conseiller d’Etat du canton d’Argovie et pendant longtemps directeur du département de l’Agriculture. Un exemple réussi d’une coopérative agricole communale («Gemeindeflurgenossenschaften») est la «Markgenossenschaft Schwyz» ayant ses origines au Moyen-Age. Comme dans tous les villages germaniques, chaque habitant des «anciennes terres» de Schwyz avait sa propre maison et sa propre ferme. Tout le reste des terres consistait en des biens communs de tous les habitants et formaient la «Landesallmende», utilisée dans son ensemble. La «Markgenossenschaft Schwyz» existe toujours. Elle possède une grande partie des terres arables du canton de Schwyz.
Studler se faisait des soucis concernant la situation insatisfaisante, dans les années 1950, des petites exploitations ne travaillant souvent pas plus de cinq hectares de terres. Il leur proposa de se réunir pour former des coopératives agricoles communales. Actuellement, les exploitations agricoles suisses sont considérablement plus grandes. Le procédé à suivre aurait été le suivant: les petits paysans garderaient leur ferme et leur contribution en nature à la coopérative serait leur terre. En contrepartie, ils obtiendraient, selon leur surface, une ou plusieurs parts sociales soumises à intérêt. Leur revenu serait composé des intérêts et du salaire obtenu en tant que collaborateur de la coopérative. Voici un extrait de l’intervention du conseiller d’Etat Studler:
«Selon le dernier rapport du Conseil fédéral, la taille idéale des exploitations est entre 10 et 20 hectares. Il faut se rend compte que […] 52% des exploitations paysannes ont moins de 5 hectares et 79% moins de 10 hectares et qu’à la longue, elles ne pourront pas survivre sans soutien étatique. […] Les dirigeants paysans plaident pour le maintien des exploitations et s’engagent pour que les petits paysans puissent obtenir un revenu supplémentaire. […] Je n’arrive pas à m’imaginer qu’il sera possible de subsister avec un revenu supplémentaire non agricole, ce ne sera possible qu’en intégrant les petites exploitations dans des coopératives agricoles au sein des communes. […]
La petite exploitation est, dans sa totalité, complétement inefficace et celui que doit se procurer son revenu principal en dehors de l’agriculture est perdu pour la paysannerie. Je ne crois pas non plus que les exploitations familiales de 10 à 20 hectares puissent concurrencer avec les grandes exploitations à l’étranger. […] Uniquement les coopératives agricoles communales pourraient mettre un terme aux spéculations foncières et ‹à la liquidation du sol national›. La coopérative agricole permettrait de travailler la terre en grande surface avec un effort minimal pour les bâtiments et les machines. Ce qui restera à faire à la main pourra être fait par le petit paysan et rémunéré par la coopérative de manière à ce qu’il préfère ce travail au travail en fabrique ou dans les chantiers. […] Dans les régions de montagne, où le travail de la terre n’est plus possible les coopératives agricoles communales et l’aide de la commune pourront certainement aussi contribuer à résoudre les problèmes de production. […]
Et enfin le paysan deviendrait un véritable coopérateur. Aussi longtemps qu’il ne fait qu’acheter ses articles d’usage quotidien à la coopérative ou qu’il y livre certains de ses produits il ne s’agit que de réflexions financières. Cependant, aussitôt que l’un des associés comprend les soucis de l’autre et qu’il tente de l’aider, l’esprit coopératif prend racine dans le village, et cela engendrera de plus grands miracles que ceux de la liberté de la terre et de l’autonomie propres à l’exploitation individuelle.» (Studler, Albert. Politik als Bürger- und Menschenpflicht, Aarau 1961; cité in: König, Paul. Die Schweiz Unterwegs 1798 bis ?, Zurich 1969)
L’idée de la coopérative des terres communale en tant qu’alternative à la politique agricole officielle n’a pourtant pas pu s’imposer. Ces coopératives se trouvent dans de nombreuses communes (par exemples dans la sylviculture) – mais nulle part de manière aussi étendue que proposée.
Dans toute la région des Alpes on trouve l’exploitation coopérative des alpages. La plus fameuse est la coopérative d’alpage de Törbel (Valais), car la femme Prix Nobel américaine Elinor Ostrom y a fait des recherches qu’elle a présentées dans son ouvrage intitulé «Die Tragik der Allmende» [La tragédie des biens communaux].
Ces derniers temps, l’idée de la communauté d’exploitation a trouvé un large écho. Deux, trois ou plusieurs paysans se regroupent et exploitent leurs fermes ensemble, sans que les exploitations soient fusionnées. Ainsi, il y a davantage de possibilités pour profiter d’activités de loisir ou de vacances.
Alors qu’en Suisse certains citoyens et politiciens cherchaient à trouver des alternatives à la politique agricole officielle, il y avait à l’étranger des cercles qui n’appréciaient pas du tout que la Confédération protège ses paysans par des taxes et des contingents contre la concurrence de produits bon marché venant de l’étranger et qui voulaient empêcher l’adhésion de la Suisse au GATT [précurseur de l’OMC]

L’Australie et la Nouvelle-Zélande empêchent l’adhésion de la Suisse au GATT

En 1947, 23 pays fondèrent l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (AGETAC= GATT en anglais), pour abaisser dans le monde entier les entraves au commerce. Ainsi, les Etats-Unis prélevaient à l’époque des droits de douane de 60% sur les montres suisses. Parmi les membres fondateurs se trouvaient les pays industrialisés occidentaux, les pays agricoles tels l’Australie et le Brésil, des pays en voie de développement et quelques pays communistes telle la Yougoslavie. Chaque membre avait une voix. Les traités ne pouvaient être modifiés qu’à l’unanimité. Jusqu’aux années 1990, il y eut 7 cycles de négociations, au cours desquels les droits de douane furent progressivement abaissés.
La Suisse doit importer presque toutes ses matières premières et a exporté dans la période d’après-guerre – un peu comme aujourd’hui – environ 40% de ses produits et services à l’étranger. Elle était donc intéressée à conclure un accord tel le GATT, promettant la facilitation des échanges. Cela n’eut cependant pas lieu. En 1947, les électeurs avaient accepté les nouveaux articles économiques de la Constitution fédérale. Ceux-ci chargeaient – comme déjà expliqué ci-dessus – la Confédération «d’édicter des dispositions […] pour conserver une forte population paysanne, assurer la productivité de l’agriculture et consolider la propriété rurale» (art. 31 bis al. 3 Cst.). La loi sur l’agriculture de 1952 prévoyait à cette fin des protections tarifaires et des contingents pour limiter ou empêcher l’importation de produits étrangers. Cela rendit impossible l’adhésion immédiate au GATT.
Ce fut la tâche de Hans Schaffner, alors directeur du département du Commerce, de convaincre chaque membre du GATT d’accepter une clause de dérogation pour la Suisse. En 1958, il était près du but: presque tous les membres étaient d’accord d’accueillir la Suisse avec un statut spécial. Presque tous … mais l’Australie et la Nouvelle-Zélande, en tant que pays agricoles, y opposèrent leur véto et la Suisse ne fut acceptée que provisoirement et sans droit de vote.

Adhésion au GATT avec un régime spécial

Cela n’empêcha pas Hans Schaffner de collaborer activement aux travaux du GATT. En tant que conseiller fédéral, il dirigea la conférence des ministres préparant le Cycle de négociations Kennedy. Il réussit à convaincre le directeur général du GATT de soutenir l’adhésion à part entière de la Suisse avec une réglementation spéciale. Et le 1er avril 1966, tous les membres du GATT donnèrent leur accord. Hans Schaffner décrivit la situation dans la Feuille fédérale de la manière suivante: «Si nos partenaires ont été prêts à se rallier à cette solution, c’est certainement en partie parce que l’on ne voulait pas tenir un pays d’envergure économique tel que la Suisse plus longtemps à l’écart du GATT, malgré sa structure particulière ne correspondant à aucun schéma existant. […] En d’autres termes, la liberté accordée à la Suisse pour la poursuite de sa politique agricole n’est pas totale. Mais cette liberté comporterait de toute façon des limites, même si nous n’appartenions pas au GATT ni à aucune autre organisation économique internationale. (Feuille fédérale, 1966, p. 732)
Quelques mois plus tard, Albert Weitnauer, chef de la délégation suisse auprès du GATT, a évoqué les événements de manière encore plus précise lors de la Conférence des ambassadeurs:
«En matière d’octroi d’exception et de dispenses, quasiment personne ne respecte à la lettre le General Agreement. L’organisation est toujours partie du principe qu’il fallait être d’autant plus strict que le pays en question était économiquement fort. Les pays en développement bénéficient d’un statut particulier qui les dispense de presque toutes les prescriptions du GATT. En revanche, les pays développés, dont la balance des paiements est équilibrée, ont beaucoup de mal à obtenir des dispenses. Dans ces circonstances, nous avons enregistré comme un succès le fait qu’après avoir dû nous contenter pendant plus de 7 ans du statut de membre provisoire, nous ayons pu être admis le 1er avril de cette année, à la suite d’une décision des parties contractantes du GATT, en tant que membre à part entière bien que la politique agricole de la Suisse, avec ses nombreuses restrictions aux importations, soit absolument incompatible avec les statuts du GATT.» (Conférence des ambassadeurs du 1er septembre 1966, www.dodis.ch/30835).
Aujourd’hui, nous déplorons l’absence d’un conseiller fédéral s’engageant en faveur de l’agriculture et de la Suisse sur le parquet international autant que le firent le conseiller fédéral Schaffner et Albert Weitnauer, négociateur en chef auprès du GATT.
Quelque chose de semblable se passa aussi dans d’autres domaines: dans le traité constitutif de l’Association européenne de libre-échange (AELE) de 1960, l’agriculture était exclue. En 1972, le peuple souverain accepta avec 70% des voix l’important accord de libre-échange entre les pays membres de l’AELE et les pays de la Communauté européenne d’alors. Là aussi l’agriculture n’est pas incluse. Cet accord n’a jamais été mis en question et toujours en vigueur.
(Les parties  4 et 5 de cette série d’articles permettront d’éclairer la nouvelle orientation de la politique agricole de notre pays débutant dans les années 1970 et qui fut influencée par de nombreux référendums, initiatives et votations populaires.)    •

Bibliographie:
Popp, Hans. Das Jahrhundert der Agrarrevolution, Berne 2000
Kölz, Alfred. Neuere schweizerische Verfassungs­geschichte (mit Quellenbuch), Berne 2004
Linder, W.; Bolliger, C.; Rielle, Y. Handbuch der eidgenössischen Volksabstimmungen 1848–2007, Berne 2010
Rhinow, René; Schmid, Gerhard; Biaggini, Giovanni; Uhlmann, Felix. Öffentliches Wirtschaftsrecht,
Bâle 2011

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