Suisse – UE: une relation d’égal à égal?

Suisse – UE: une relation d’égal à égal?

Une sécurité juridique basée sur la bonne foi se présente différemment

par Marianne Wüthrich, docteur en droit

Généralement un traité est conclu, lorsque les contractants ont la conviction de «l’avantage respectif apporté» et de l’instauration de contrats à long terme, maintenus aussi longtemps qu’ils le souhaitent. En principe, cette maxime s’applique aussi pour des accords entre Etats souverains, et elle a également été longtemps appliquée dans la relation entre la Suisse et l’Union européenne. La Suisse a ainsi conclu en 1972 – de commun accord avec les autres pays membres de l’AELE – un accord de libre-échange (excepté les produits agricoles) avec la CEE, un accord d’égal à égal toujours en vigueur.1
Le 7 février 1992, la CE a toutefois, avec le Traité sur l’Union européenne (Traité de Maastricht), pris le cap en direction «d’une union toujours plus étroite» – visé depuis le début – et a par la suite développé sa structure juridique et son administration au point d’en devenir un monstre bureaucratique et centraliste. En conséquence, le tandem de la Commission européenne et de la Cour de justice se comporte de plus en plus en monarque absolu. La Suisse y est également exposée depuis que le peuple suisse s’est opposé, il y a 25 ans, le 6 décembre 1992, à l’adhésion à l’EEE. Le comportement de l’UE envers notre pays ressemble parfois davantage à une relation de domination qu’à une relation contractuelle. Et, malheureusement, il faut y ajouter que nos conseillères et nos conseillers fédéraux n’en sont pas contrariés, tant que les seigneurs se présentent en toute harmonie et tout sourire avec eux devant les caméras.
Cependant, quand Bruxelles revient aux tonalités rugueuses, comme actuellement, on se montre indigné – bien que tout politicien ou négociateur suisse expérimenté connaisse le fonctionnement de la centrale bruxelloise. Et ils savent également que le peuple suisse, avec sa volonté d’indépendance et son attachement à la démocratie directe, ne se laisse pas intégrer dans la construction de l’UE, notamment dans le domaine concernant les questions de politique étrangère.

Actuellement, il s’agit du paiement de nouveaux milliards en faveur de la cohésion et de l’accord-cadre institutionnel – et régulièrement de tentatives de pression de la part de l’UE, de sanctions illégales et de la violation de promesses, comme cela est absolument inusuel entre partenaires contractuels fiables. Plus la Suisse est accommodante, plus les «mesures» d’hégémonie de Bruxelles sont arbitraires. Il n’y a aucune trace d’une sécurité juridique.

Visite de Juncker à Berne: comment la Suisse peut gagner la sympathie de Bruxelles …

Le 23 novembre 2017, le président de la Commission européenne Jean-Claude Junker a visité la Suisse. Dans les passages de la conférence de presse publiquement accessibles,2 la présidente de la Confédération Doris Leuthard et le président de la Commission Junker ont thématisé dans de courtes déclarations principalement deux domaines: l’accord-cadre institutionnel omniprésent ainsi que le paiement de 1,3 milliards de francs pour le fonds de cohésion, promis généreusement par le Conseil fédéral, bien qu’il ne soit pas compétent en dernière instance (cf. ci-dessous). Il n’était pas étonnant de voir M. Juncker en excellente humeur se présenter aux médias: «Je suis heureux que nous aillons réussi à trouver – à l’intérieur de la Suisse – une solution concernant la libre circulation des personnes, que nous considérons avec sympathie […].»
Une formule magnifique: nous – c’est-à-dire les dirigeants de l’UE – avons réussi à faire accepter au Conseil fédéral et à la majorité du Parlement la «préférence des travailleurs en Suisse, version allégée» compatible avec l’UE. Et si les Suisses appliquent également à l’avenir les directives de Bruxelles – mais seulement dans ce cas précis – Juncker & Co. continueront à nous exprimer de la sympathie.

… et comment cette «sympathie» peut rapidement disparaître

Lors de la conférence de presse du 23 novembre 2017, Jean-Claude Juncker a déclaré: «Nous avons discuté de l’accord-cadre – quel vilain mot, de facto, il s’agit d’une sorte de traité d’amitié – entre la Suisse et l’Union européenne.» [mise en évidence mw] Et Juncker d’ajouter qu’il ne peut pas s’exprimer sur les progrès réalisés, étant donné que les négociations sont encore en cours, «mais tout avance dans la bonne direction». (SRF News du 23/11/17)
Cependant, l’amitié nouvellement renouée n’a duré que quelques semaines: depuis mi-décembre 2017, les chefs de l’UE sont d’avis que dans le dossier de l’accord-cadre institutionnel les choses ne bougent pas assez vite – après des négociations durant depuis des années. Est-ce possible que les difficultés de Bruxelles avec le Brexit y jouent un rôle? Doris Leuthard en tout cas, en voulant couronner son année de présidence de la Confédération avec la visite de Juncker, n’avait certainement pas envisagé un si rapide changement «d’une période de dégel à une période glaciaire» («Blick» du 23/12/17).
Cette fois, Bruxelles a sorti un moyen de pression de sa boîte à outils, devant faire mal à la place financière suisse. Le 23 novembre, Jean-Claude Juncker avait pourtant explicitement promis comme contrepartie à la bonne conduite de la Suisse et aux milliards pour la cohésion concédés par le Conseil fédéral: «En décembre, nous envisageons également de parler dans la Commission de la reconnaissance de l’équivalence des bourses suisses et européennes. La Suisse a besoin de cette déclaration pour pouvoir négocier des titres dans toute l’Europe. Cela, nous le ferons au cours du mois de décembre.» (SRF News du 23/11/17)
Ces mots étaient sans doute un peu hâtifs: le 20 décembre, on a appris que la Commission et le Conseil européens ne voulaient accorder à la Bourse suisse que provisoirement, jusqu’à fin 2018, le droit de négocier des titres dans l’Union européenne. Cela en opposition à d’autres Etats, par exemple les Etats-Unis, dont l’accès n’est lié à aucune condition. (cf. la presse quotidienne du 20/21 décembre) Une pure tracasserie, avec des conséquences financières pour les négociants suisses de titres, car ils devraient mandater un intermédiaire, par exemple une banque dans un Etat membre de l’UE. Toutefois, on a également pu lire que la non reconnaissance des règles boursières suisses nuirait également aux négociants de l’UE – eux aussi, veulent faire des affaires en bourse avec la Suisse sans complications.
Pour augmenter la pression, l’UE a en outre mis la place financière suisse depuis le 5 décembre sur une liste grise, cela en guise de réaction tardive au rejet de la réforme de l’imposition des entreprises III par les citoyens suisses lors des votations du 12 février 2017. Les Suisses s’étaient alors majoritairement opposés au nivellement des tarifs fiscaux cantonaux, dont sa diversité avait été stigmatisée par Bruxelles comme étant une concurrence déloyale. Là aussi, il n’y a aucune trace de sécurité juridique. Cette construction du pouvoir qu’est l’UE et la Suisse avec ses structures de démocratie directe et son fédéralisme sont foncièrement différentes.

Le Conseil fédéral promet à l’UE sans contrepartie 1,3 milliards pour la cohésion – c’est choquant!

Lors de la conférence de presse du 23 novembre, le Conseil fédéral a annoncé, que la Suisse allait à nouveau débourser 1,3 milliards de francs pour «renforcer» la cohésion au sein de l’UE, c’est-à-dire 200 millions pour la migration et le «reste» (tout de même 1,1 milliards du contribuable suisse) pour la formation professionnelle et contre le chômage des jeunes dans les Etats d’Europe orientale. Doris Leuthard: «Le Conseil fédéral ne le fait pas en liaison avec des intérêts politiques, mais en prenant en compte l’ensemble de nos bonnes relations et parce que la situation s’est effectivement stabilisée et développée positivement cette année.» (SRF News du 23/11/17)
C’est à peine croyable: faire un don de plus d’un milliard d’argent des contribuables à un adversaire contractuel très dur, sans exiger de contrepartie? Est-ce pour obtenir une félicitation paternelle – très peu durable – de Monsieur Juncker, «en prenant en compte l’ensemble de nos bonnes relations»? Les membres de notre gouvernement fédéral sont-ils vraiment tous si naïfs …
Après le soudain éloignement l’UE de sa politique de velours pour montrer ses griffes, différents conseillers fédéraux se sont dépêchés de relativiser leur engagement. On peut noter positivement qu’Ignazio Cassis, notre nouveau chef du Département fédéral des Affaires étrangères, a, lors de sa première visite officielle à Paris rejeter le lien entre l’accord-cadre et la reconnaissance de la réglementation fédérale boursière ainsi que le placement de la Suisse sur une liste grise de l’UE. Il a également remis en question la contribution de cohésion. Des parlementaires de divers groupes politiques de gauche et de droite se sont prononcés dans le même sens.3
Nous n’avons rien contre l’aide à une bonne formation professionnelle aux jeunes gens d’Europe orientale. Mais nous nous défendons de toutes nos forces contre l’intégration subreptice de notre pays dans l’UE, ce monstre bureaucratique, centraliste et antidémocratique, exigeant de notre part, par-dessus le marché, encore de grosses sommes d’argent!

La démocratie directe nécessite du temps et les scrutins demeurent imprévisibles

Les exécutifs n’ont, dans le modèle étatique suisse, que peu de pouvoir sur les trois niveaux étatiques, une constante nuisance pour les amis de l’EU dans l’administration fédérale. Il est vrai que le Conseil fédéral ne peut s’engager définitivement ni pour les milliards de cohésion ni pour un accord-cadre. C’est probablement difficile à comprendre pour les organes de l’UE n’ayant pas l’habitude de vivre en démocratie. La tâche du Conseil fédéral doit être d’expliquer le modèle suisse de la démocratie directe à Bruxelles et nommer des négociateurs qui en sont entièrement convaincus.

  • C’est au Conseil national et au Conseil des Etats de décider à nouveau le montant de la contribution de la Suisse au fond de cohésion de l’UE. Selon l’article 10 de la Loi des pays d’Europe de l’Est, le Parlement peut allouer les moyens nécessaires au financement des mesures de soutien aux Etats d’Europe orientale, sans possibilité de référendum.4
  • Concernant la conclusion des accords bilatéraux avec l’Union européenne, c’est également au Parlement de décider. Par contre, les électeurs peuvent dans ce cas lancer un référendum facultatif (au sujet de l’Accord-cadre cela se fera certainement). C’est également la raison pour laquelle l’équipe de négociateurs de Berne et de Bruxelles font du surplace depuis des années. Alors que le contenu de cet accord suspect n’est toujours pas dévoilé, les points principaux sont connus depuis longtemps. (cf. encadré ci-dessous). Il est certain que l’accord réduisant la démocratie directe de la Suisse à la portion congrue, sera rejeté dans les urnes par le peuple. C’est pourquoi nos conseillers fédéraux sont si indécis, à l’instar de Doris Leuthard lors de la visite de M. Junker du 23 novembre: il y a encore des différences dans deux, trois domaines [sans révéler lesquels, mw], mais l’entretien de ce jour a montré, «que les deux parties désirent cet accord-cadre […]» (SRF News du 23/11/17) – sachant parfaitement qu’une partie, c’est-à-dire les électeurs suisses, ne le veulent pas …

Après la signature de l’accord-cadre par le Conseil fédéral, il faudrait encore plusieurs années jusqu’à la décision finale: d’abord le message du Conseil fédéral adressé au Parlement, puis le traitement dans les Commissions parlementaires, ensuite à tour de rôle les débats dans les deux Chambres parlementaires, ensuite le délai référendaire de 100 jours pour la récolte des signatures et finalement la votation populaire.

Liberté ou prospérité: un antagonisme?

Nous, les Suisses, devons décider si nous voulons la liberté ou la prospérité, voilà ce qui à été dit tout récemment dans un commentaire de journal. Soit nous gardons notre indépendance en payant le prix d’un accès limité au marché de l’Union européenne. Soit nous participons entièrement au marché intérieur de l’UE et prenons sur nous le diktat du système juridique de l’UE et la surveillance par la Cour de justice européenne. Un choix difficile pour nous, car nous voulons avoir autant la liberté que la prospérité.
Contre cette façon d’argumenter, il y a plusieurs objections.
Tout d’abord, il est faux d’affirmer que le sort économique des pays entièrement soumis à l’UE est meilleur. Au contraire, de nombreux pays vont plus mal qu’avant, car auparavant ils avaient leur propre monnaie et la liberté de commerce en pouvant conclure des accords librement. Et les pays plus prospères sont mis sous pression, car les bâtiments pour la bureaucratie, les salaires élevés et les honoraires des fonctionnaires, des juges et des parlementaires, etc. doivent être payés. Sans parler du remplissage de tonneaux sans fond, des intérêts pour les énormes dettes étatiques et de nombreux autres programmes absorbant d’autres milliards.
Nous autres Suisses avons malgré de nombreuses adversités, pu encore préserver une part de notre liberté pour former jusqu’à un certain point notre pays et notre économie selon notre volonté. Cela est possible, notamment en raison de notre fédéralisme et des droits démocratiques directs des citoyens. Non seulement notre liberté, mais également notre prospérité sont étroitement liées à ces fondements indispensables pour la Suisse. Les partisans de l’UE affirment souvent que notre prospérité est principalement le résultat des accords bilatéraux. Cependant, il va de soit que la Suisse, en tant que pays sans accès à la mer et pauvre en ressources, a besoin de commerce et d’échanges culturels avec le reste de l’Europe et le monde. La Suisse a toujours été un pays ouvert au monde. Mais en tant qu’Etat souverain, nous attendons de nos partenaires contractuels qu’ils soient honnêtes et loyaux.5
En réalité, nous nous portons bien économiquement, avant tout parce que le peuple détermine lui-même de son sort au niveau fédéral, cantonal et communal. La Suisse est l’un des rares pays européens respectant les règles de Maastricht (sans y être forcé). Notre monnaie est – comme notre système politique – l’une des plus stables et des plus sûres, créant ainsi des flux plus ou moins gros d’argent vers nos banques, même après l’abolition du secret bancaire. Malgré le franc fort, les entreprises suisses se portent mieux qu’il y a quelques années en arrière et malgré un fort taux d’immigration en provenance des pays de l’UE, le chômage des jeunes est extrêmement bas, principalement en raison du profond enracinement de la formation professionnelle duale dans les entreprises et chez les citoyens.
Finalement, de nombreux citoyens des Etats membres de l’UE se posent également des questions urgentes, à prendre au sérieux: comment est-ce possible qu’un projet aussi important que l’Union européenne – ayant soi-disant comme but la coexistence pacifique des peuples – mette sous tutelle ses propres membres de manière à les empêcher à régler eux-mêmes leurs affaires les plus personnelles? Comment est-ce possible que les Parlements des Etats membres n’aient plus rien à faire, parce que les lois se font de plus en plus souvent à Bruxelles? Mais de quelle alliance s’agit-il, lorsqu’un pays voulant la quitter est mis si fortement sous pression, pour empêcher d’autres pays d’en faire autant? S’agit-il de liberté ou de prospérité? Les membres de l’UE ont-ils encore le choix?    •

1    Accord entre la Confédération helvétique et la Communauté économique européenne du 22/7/1972. En vigueur depuis le 1/1/1973
2    Relations Suisse–UE. Nouvelles concernant le rencontre entre M. Juncker et le Conseil fédéral. SRF News du 23/11/17
3    «Cassis spricht in Paris Klartext», sda-Meldung du 20/12/17
4    Loi fédérale sur la coopération avec les Etats d’Europe de l’Est du 24/3/06, acceptée par le peuple le 26/11/06 comme base pour le paiement du premier milliard de cohésion, réparti sur dix ans. Le 30/9/16, la loi a été prorogée par le Parlement, sans que le référendum soit lancé.
5    Notre balance du commerce extérieur positive est due avant tout au commerce avec des pays non membres de l’UE, car nous importons massivement plus de marchandises et de services des pays de l’UE que nous en exportons.

Au sujet du contenu de l’Accord-cadre institutionnel

mw. Selon la page d’accueil du Département fédéral des Affaires étrangères (DFAE), il est connu que:1 l’Accord-cadre inclut premièrement l’obligation pour la Suisse de reprendre automatiquement tout le développement juridique de l’UE dans tous les domaines régis par plus de 100 accords bilatéraux. Si l’on considère les deux accords énergétiques et agricoles, lourds en conséquences (agriculture, sécurité des denrées, sécurité de produits, santé publique) préétablis par le Conseil fédéral ainsi que l’intégration, déjà existante, de la Suisse neutre dans la Politique européenne de sécurité et de défense, presque tous les domaines juridiques importants seraient affectés. Le deuxième point concerne le contrôle de l’application des accords par les organes de l’UE (en particulier par la Commission). S’ils estiment que la Suisse ne respecte pas le droit de l’UE sur un certain point, ils s’adressent à la Cour de justice des communautés européennes (CJCE), dont l’interprétation du droit de l’UE est troisièmement contraignante et quatrièmement un jugement définitif. C’est-à-dire que le droit de l’UE serait supérieur au droit suisse. Parfois, on entend également parler de s’adresser à la dite Cour de l’AELE, le «petit frère de la CJCE», créée par l’UE pour assurer l’application parallèle de l’acquis communautaire pour les pays de l’EEE, la Norvège, l’Islande et le Lichtenstein. Peu importe qu’il y ait un juge suisse ou non: les juges jugeant la Suisse sur la baser du droit étranger, restent des juges étrangers.
A suivre, dès que les contenus de cet accord seront sur la table.

1    DFAE, «Politique européenne de la Suisse, négociations et thèmes à traiter» (mai 2016)

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