Ulrich Greiner: un retour aux fondements de notre culture

Ulrich Greiner: un retour aux fondements de notre culture

Analyse de livre

par Winfried Pogorzelski*

Dans son livre «Heimatlos – Bekenntnisse eines Konservativen» [Sans Patrie – confessions d’un conservateur], Ulrich Greiner, ancien directeur des pages culturelles de l’hebdomadaire Die Zeit, a publié un livre plein d’esprit dans lequel il reconstruit avec soin et commente intelligemment sa propre biographie philosophique et intellectuelle. Avec le titre «Sans Patrie», il se réfère à un livre du même titre de Johanna Spyri, écrivain suisse de livres pour enfants et créatrice du personnage de roman Heidi qui, dans son enfance, avait sensibilisé l’auteur jusqu’aux larmes.
Le livre de Greiner rappelle aux générations plus âgées de nombreux développements importants s’étant déroulés au cours des dernières décennies et des dernières années: de la période d’après-guerre allemande, en passant par le mouvement étudiant et la réunification allemande, jusqu’à la mondialisation croissante et la vague de réfugiés. Le débat actuel sur l’islamisme est abordé ainsi que la tendance vers le multiculturalisme et le végétarisme. Mais surtout, il tient à se concentrer sur ce qui vaut la peine d’être préservé et qui ne doit en aucun cas être sacrifié à l’esprit du temps.

L’état d’esprit du conservatisme

Comme le souligne l’auteur, développer une théorie ou un programme du conservatisme n’est pas son centre d’intérêt. Le conservatisme contrairement aux idéologies gauchisantes ou réactionnaires ou aux mouvements politiques, ne connaît pas de «paternalisme provenant de l’esprit de l’utopie» (p. 41). Son objectif est d’aller au cœur du malaise affectant de plus en plus de personnes ne souhaitant pas automatiquement apprécier une chose ou une idée uniquement en raison de sa nouveauté. Dans son introduction, il parle de la «social-démocratisation» de la CDU par Angela Merkel, du sauvetage de l’Euro, du libre-échange et de la gestion des flux migratoires par Angela Merkel, présentés unanimement par les médias comme étant des événements sans aucune alternative, ou encore de la condamnation de la consommation de viande et de la propagation du végétarisme, liées au politiquement correct. En neuf chapitres, Greiner présente ses observations et ses réflexions, étayées par le recours à des événements et des développements historiques, des biographies et des écrits d’auteurs importants. Les mots-clés des titres de chapitres sont parmi d’autres: L’hégémonie culturelle gauche-verte; Le propre et l’étranger; La critique de l’islam et le multiculturalisme; L’idéologie de la faisabilité – euthanasie et médecine reproductive; L’Etat-nation éprouvé; les promesses d’égalité et les limites de l’Etat-providence.

L’identité propre et l’étranger

Une attitude de base typique, selon Greiner, est la haine de soi répandue auprès de nombreux membres de notre culture. Elle s’exprime par le fait que ce qui nous appartient (valeurs, culture etc.) est critiqué, alors que ce qui est étranger est jugé, sans aucune critique, comme meilleur, plus exotique, plus authentique simplement parce qu’ils viennent d’une culture différente qui nous est initialement étrangère. Avec cette attitude, «tout ce qui ressemble à la tradition chrétienne est refusé sous couvert de l’équité multiculturelle» (p. 40). Cependant, presque toute l’histoire de nos origines est façonnée par ce qu’on appelle l’«Occident chrétien» (ibid.). En conséquence, l’auteur est soucieux de ne pas brouiller les différences entre l’identité propre et l’étranger, ce que le multiculturalisme et la culture d’accueil ont poursuivi avec diligence. En effet, la culture dominante chrétienne fait partie de notre tradition – récemment définie de manière valable, selon l’avis de l’auteur, par le ministre allemand de l’Intérieur Thomas de Maizière – et elle a été le ciment de la société occidentale qui a permis aux gens de vivre ensemble pacifiquement. Le droit quant à lui l’emporte sur les règles religieuses. Ainsi, par exemple, la culture islamique nous est étrangère et – on peut ajouter – elle le restera toujours. L’autodétermination et la liberté d’opinion y ont été et sont traitées très différemment que chez nous. Le contraste entre l’étranger et l’identité propre doit rester clair, souligne Greiner en référence aux manifestations turques en Allemagne pour l’introduction de la peine de mort en Turquie.
Greiner souligne certaines différences entre le christianisme et les religions pré-séculaires comme l’islam, bien sûr sans élever le christianisme au ciel comme la seule religion conférant le salut. Ainsi, le principe «aimer son prochain comme soi-même» est chrétien, il n’y a pas d’appel dans le christianisme à assassiner ceux d’autres religions ou à commettre des attentats suicides. La mort sacrificielle de Jésus est révolutionnaire parce qu’elle abolit le principe de la vengeance: au lieu de sacrifier les autres, le Fils de Dieu se sacrifie pour mettre fin au cycle de la violence. Cela ne signifie pas, bien sûr, que les chrétiens sont en soi les meilleurs. Au cours de l’histoire du christianisme, comme on le sait, il y a eu des côtés sombres, des dérives dévastatrices.
L’auteur conclut cette partie de ses explications par la remarque suivante: «L’expérience historique démontre: ceux qui sont sûrs de leur appartenance d’origine n’ont pas à se justifier, ils peuvent approcher avec confiance en soi ce qui est leur différent, donc l’étranger. Mais cela ne correspond pas à notre époque. Le propre est devenu discutable, et ce qui était autrefois normal ne l’est plus depuis belle lurette.» (p. 75)

Idéologie de la faisabilité ou autolimitation

Greiner parle de l’«idéologie de la faisabilité» (p. 77), de l’aspiration de l’homme moderne à «vouloir être Dieu» (ibid.). En revanche, son conservatisme se caractérise par la prudence et la retenue. Il le montre avec l’exemple de l’euthanasie et de la médecine de la reproduction. Il est extrêmement sceptique à l’égard des deux, car il s’agit toujours d’un – soi-disant – droit à l’autodétermination, exigé avec de plus en plus d’évidence. D’abord, l’auteur note que le soi-disant suicide de contemporains de renom a souvent obtenu des applaudissements publics; on les considère comme courageux. Greiner, de son côté, demande: «L’homme réalise-t-il sa liberté dans le suicide – ou ne la perd-il pas pour toujours?». (p. 79) Il cite l’écrivain Reinhold Schneider, pensant que le suicide ne se limite pas au Moi. Le suicidé introduit «quelque chose d’horrible dans le monde, quelque chose qui n’est pas censé y être et qui menace son ordre. […] Il y a quelque chose de perturbateur dans son attitude, sa pensée. Personne ne se rend coupable pour lui seul. Car la loi de l’ordre, de la survie, de la gestion est donnée à tous: par conséquent, quiconque viole cette loi est injuste contre tout.» (p. 79s.)
Dans la suite du chapitre, Greiner parle de la protection du mariage et de la famille, principe reconnu par la plupart des Etats du monde. Il ressent un sentiment de malaise à l’idée que les couples de même sexe devraient aussi pouvoir se marier et adopter des enfants. Ce sentiment lui insuffle qu’«il ne serait pas bien de piétiner une institution qui a été et demeure encore, depuis des temps immémoriaux, destinée à l’union légitime de l’homme et de la femme et à la légitimation de leurs descendants, en rendant possible le ‹mariage pour tous›» (p. 83). Par la suite, il décrit les objections avancées envers le monopole du mariage hétérosexuel classique, auxquelles on est de plus en plus souvent et tout naturellement confronté. Pour beaucoup, «l’idée que l’affection, la sexualité et la procréation sont nécessairement liées» est tout aussi obsolète que «l’idée que seul les descendants mis au monde naturellement sont acceptables». (ibid.) Les bénéficiaires de la médecine de la reproduction ne peuvent que se réjouir des progrès réalisés dans ce domaine. Selon Ulrich Greiner, le conservateur ressent cependant un malaise considérable face à ce développement. En Allemagne, environ dix mille enfants naissent chaque année par voies artificielles, ce qui signifie l’abolition de la descendance: «L’ordre généalogique, représentant une réalisation culturelle de premier ordre, semble être arrivé à son terme. (p. 84) Une conséquence imminente de ce développement est l’eugénisme, auquel on ouvre grand la porte par l’utilisation des banques de spermes. Nous nous trouvons face au danger d’une réelle folie de l’optimisation –favorisée par des centres de reproduction à but lucratif – par ceux qui peuvent se permettre cette forme douteuse de progrès médical. Dans ce chapitre, Greiner fait le point lorsqu’il analyse: «La ‹réalisation de soi› est le nouveau credo. Si vous y regardez de plus près, il ne s’agit en fait que d’une ‹réalisation du Moi›, donc, non pas
le développement d’une personnalité sociale et ouverte au dialogue, mais l’affirmation d’un ego. Vient ensuite l’optimisation du capital humain, ne trouvant ses limites que dans la faisabilité. […] Cependant, dans les premières et les dernières choses, la naissance et la mort, il y a des limites qu’il ne faut pas dépasser. Elles sont définies par l’histoire de l’humanité, qui a toujours été, la où elle fut positive, un produit de la nature et de la culture. Elle est le résultat d’une sage auto-restriction tirée de l’expérience. Chaque fois que nos semblables ont essayé de jouer à Dieu, cela s’est mal passé.» (p. 97)

Etats-Unis d’Europe ou Etat-nation fort?

Lorsqu’il s’agit de l’Etat-nation, Greiner reste également attaché au conservatisme: un Etat solide, même s’il s’agit d’une monarchie, a toujours été l’objectif du conservateur. Aujourd’hui, en tant qu’accomplissement de la modernité et de la protection contre toute tyrannie, il prône un Etat-nation fort. Cependant, en raison de l’unification européenne dans l’UE, celui-ci est de plus en plus menacé ou a disparu: les transferts de milliards d’euros vers d’autres pays de l’UE ont clairement dépassé en Allemagne les compétences d’émettre des directives de la chancelière fédérale. En outre, elle a perdu en 2015 le contrôle des flux migratoires. Des organes, dont les membres ne sont plus élus par les citoyens, déterminent de plus en plus la vie quotidienne de la population. Les constitutions nationales des Etats membres de l’UE ne peuvent plus prétendre que tout le pouvoir exercé est légitimé par le peuple. Le pouvoir ne vient pas du peuple – démocratie! – mais de la communauté des Etats, de Bruxelles, prenant de nombreuses décisions affectant directement nos vies.
Une alternative serait un réel Etat constitutionnel européen, dont les citoyens seraient des citoyens européens et non pas des citoyens d’Etats nations. Cependant, les développements vont dans la direction opposée: l’UE est de plus en plus caractérisée par l’hétérogénéité, les forces centrifuges augmentent, la participation aux élections au Parlement européen diminue, l’euro n’est en aucun cas un lien pour un accord plus profond … Une réduction de l’appareil bruxellois, un retour à la coopération entre Etats autonomes vont donc dans la bonne direction.
Puis, étonnamment, Greiner cite Alexis de Tocqueville (1805–1859), homme politique et historien français, fondateur de la science politique comparée, qui s’est rendu compte que l’idée d’égalité tend vers un Etat central et que ce centralisme peut conduire à un nouveau despotisme. Le souverain, c’est-à-dire l’Etat, prend tout le monde dans ses mains, il «étend ses bras sur l’ensemble de la société; il en couvre la surface d’une toile de petits règlements complexes, extrêmement précis et uniformes que les esprits les plus originaux et les âmes les plus fortes n’arrivent pas à briser pour s’élever au-delà de la foule; il ne brise pas leur volonté, mais il l’assouplit, la plie et la guide, il la force rarement à entreprendre une activité, mais il s’oppose constamment à l’idée de faire quelque chose; il ne détruit pas, il empêche que quelque chose se fasse.» (p. 118) Greiner admet ouvertement: «On ne va pas prétendre que les autorités bruxelloises ressemblent à ce souverain esquissé par Tocqueville, mais quand on lit que la Commission emploie 35 000 fonctionnaires et que l’ensemble de la législation comprend plus de 50 000 pages […], alors les différences ne sont plus très grandes» (p. 118s.). Tocqueville, aristocrate né, avait prévu la marche triomphale de la société démocratique et ses difficultés, dans «un mélange de fascination et d’étonnement». Il était à la fois conservateur et libéral. Un homme comme lui serait désespérément nécessaire de nos jours.» (p. 120)

Les limites de l’Etat social

Greiner traite également des limites de l’Etat social. La revendication de l’égalité entre les hommes ne se réalisera jamais. L’inégalité fait partie de l’existence humaine. Néanmoins, il trouve les «abîmes entre les riches et les pauvres sinistre, les salaires en haut vertigineux et l’augmentation de l’ignorance et de la négligence en bas déprimant» (p. 123). Bien sûr, c’est un scandale absolu que l’ancien PDG du groupe VW, Martin Winterkorn, reçoive 3100 euros par jour (!) de prestation de retraite, alors qu’un employé avec une pension maximale doit se contenter de 60 euros par jour. Cependant, la nationalisation de la vertu ne réussira pas. Hegel a mentionné que ce serait contre le sentiment «d’indépendance et d’honneur» des pauvres (p. 125) que la classe des riches subvienne à leurs besoins. Le bénéficiaire de l’assistance publique est bien libéré de ses besoins immédiats, mais son respect de soi est menacé, comme celui des contribuables, des membres de la classe moyenne soutenant l’Etat: Wilhelm von Humboldt est déjà arrivé à la conclusion que plus il est forcé de devenir un contribuable anonyme, plus l’inclination du citoyen à la compassion avec ses voisins diminue (cf. p. 127).

Les orientations sexuelles et la recherche d’une identité particulière

Ce qui dérange aussi l’auteur, c’est la recherche incessante d’une identité spécifique très spéciale de chaque individu. Là, il s’oriente vers le philosophe canadien Charles Taylor. Avec Emmanuel Kant, il explique que la valeur des gens réside «dans leur capacité à agir de manière sensée, à laisser leur vie être guidée par des principes. […] Ce qui est souligné ici comme précieux, c’est un potentiel humain universel, une capacité commune à toutes les personnes.» (p. 130) C’est ce potentiel, et non pas ce que l’individu en fait ou n’en fait pas, qui assure le respect à tout le monde. D’autre part, selon Taylor, l’«identité individualisée» prend de nos jours de plus en plus d’importance, par exemple le fait que je sois «à peau foncée, femme ou homosexuel» (p. 131). Il situe l’origine de cette pensée chez Rousseau et Herder: il ne s’agit plus de «former en soi l’humain en général, mais sa propre spécificité. […] Etre fidèle à soi-même c’est être fidèle à mon originalité, et je suis seul à pouvoir l’articuler et la découvrir. En l’articulant, je me définis moi-même.» (ibid.) Selon Greiner, ce genre de «politique identitaire» (ibid.) contredit l’idée d’égalité, en fait, elle la dissout. Car, il ne s’agit plus que de reconnaître la différence. Et cette reconnaissance est toujours menacée parce qu’elle découle de l’histoire, par exemple parce que, en tant qu’homme noir ou en tant que femme, j’ai été tellement endommagé par l’histoire du colonialisme ou du patriarcat que j’ai le droit à une réparation.» (p. 132) De là, le pas vers le problème du genre n’est pas loin: car le débat sociétal pertinent tourne de moins en moins autour du bien commun et de plus en plus autour de la recherche de sa propre identité. A l’école, les enfants ne doivent non seulement apprendre à respecter les orientations sexuelles déviantes, «mais aussi avoir très tôt la possibilité de choisir dans le riche catalogue d’options de genre ce qui est bon pour eux» (p. 133). Dans un article de Wikipédia, on nous énumère déjà 23 genres différents (!) – c’est au moins ce que nous proposent les plans d’études des länder fédéraux allemands, dans lesquels les Verts participent au gouvernement. Il s’agit donc avant tout de formuler et d’affirmer ou de satisfaire des intérêts particuliers potentiellement infinis dans une société imprégnée d’intérêts personnels «n’ayant pas de vision pour elle-même» (p. 141).

Une voix en faveur du conservatisme

Les médias alignés allant «des principaux journaux aux radios et TV de droit public ont cultivé un «moralisme d’adaptation» […] n’offrant plus aucune possibilité d’exprimer des opinions opposées» (cf. quatrième de couverture). C’est encore plus vrai pour les partis politiques. Ulrich Greiner caractérise en détail de nombreux développements actuels, les prive de leur fascination qu’ils exercent sur de nombreuses personnes, et nous encourage ainsi à nous y opposer. Il nous met au défi de nous souvenir des valeurs fondamentales de notre culture. Dans ses remarques finales, il se rend compte que les attitudes sociales et les mentalités en question ne peuvent être changées par les politiciens et certainement pas par lui seul. Son but principal était de clarifier pour lui-même ce qu’est son conservatisme. S’il parvient à convaincre de nombreux lecteurs, il ne serait plus sans patrie. Il ne semble pas se préoccuper du fait qu’il se révèle être un intellectuel social-démocrate et conservateur.    •

Greiner, Ulrich. Heimatlos. Bekenntnisse eines Konservativen. Reinbek 2017,
ISBN 978-4-980-253-2536-6

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