Mesure urgente pour une protection efficace de la jeunesse
par le Dr Rainer M. Kaelin*
Les drogues se distinguent des produits habituels du marché. Elles ne sont pas nécessaires à la vie comme la nourriture, mais elles affectent le comportement des individus et leur liens sociaux. Leur usage et leur signification s’expriment par des traditions et les lois. Ces corrélations se manifestent en Suisse actuellement par les efforts de légalisation du cannabis et dans le débat concernant la Loi sur les produits du tabac.
Alors qu’un cadre juridique est recherché pour le cas du cannabis dont la consommation, la distribution et la vente sont interdites par la Loi sur les stupéfiants (substance illicite), la Loi sur les produits du tabac vise à réglementer la production et la commercialisation du tabac de manière à ce que la santé soit aussi peu affectée que possible. Dans les deux cas, le législateur devrait tenir compte de toutes les conséquences causées par les substances addictogènes sur le plan individuel et collectif. Le tabac a fait l’objet d’études étendues comme aucune autre substance. Cet article décrit le tabac comme le paradigme d’une drogue de la société de consommation et la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT) en tant que réponse à ses conséquences sociales, ainsi que les exigences envers la future Loi fédérale sur les produits du tabac (LPTab).
Origine de l’épidémie de tabagisme
Le tabac provenant des feuilles de Nicotiana Tabacum (d’après J. Nicot, qui a cultivé la plante pour la première fois en Europe) était inconnu en Europe avant la découverte de l’Amérique. Les habitants de l’Amérique du Nord s’en servaient comme remède et pour le calumet de la paix. En tant que tabac à pipe ou cigare, tabac à mâcher ou à priser, souvent taxé en tant que monopole d’Etat depuis le XVIe siècle, il n’avait pas d’impact sur la santé publique. Son rôle de «produit de plaisir», mais nocif pour la santé, commença avec la cigarette, qui rendit le tabac à fumer accessible à tous. La production mécanique de cigarettes avait déjà débuté en Virginie en 1881, mais le tabagisme ne se répandit qu’avec les guerres mondiales.
La constatation que le tabagisme rend les gens dépendants et que cela est dû à la teneur en nicotine,1 a conduit à l’utilisation du tabac Burley plus riche en nicotine (Camel 1913, Lucky Strike 1916, Chesterfield 1918). La forte irritation de la gorge par l’insecticide nicotine plus concentrée, fut adoucie par l’adjonction de la réglisse, du miel, etc. et par du menthol («Pas besoin de renoncer à fumer si vous avez le rhume!»). Aujourd’hui, le menthol se trouve également en petites quantités dans des produits qui ne sont pas appelés cigarettes au menthol. Il supprime le réflexe de la toux, ce qui permet l’inhalation. La nicotine pénètre ainsi plus rapidement dans le cerveau par le système circulatoire, puisque l’énorme surface des alvéoles absorbe la drogue, et non seulement la muqueuse de la bouche et de la gorge (comme c’est le cas du fumeur de pipe ou de cigare). Des biologistes de Philip Morris découvrirent dans les années 1950 que la nicotine est présente sous forme de substance volatile dans la fumée alcaline, absorbée beaucoup plus rapidement que la nicotine sous forme de sel. C’est pourquoi l’ammoniac fut ajouté au mélange de tabac de la Marlboro. Les chiffres de vente de la nouvelle cigarette ont confirmé cette logique commerciale également en Suisse, où elle fut fabriquée pour la première fois en dehors des Etats-Unis à Neuchâtel en 1956. Un mélange de tabac alcalin s’est également avéré avantageux, par ce que la nicotine volatile n’est pas mesurée par la «machine à fumer» certifiée ISO. L’augmentation du taux de mortalité des fumeurs fut étudiée par des études épidémiologiques des années 1950: en 1964, le rapport du plus haut médecin américain, le Surgeon General, a montré une augmentation considérable du taux de mortalité chez les fumeurs.
Comme de nombreuses études portaient sur les substances cancérigènes, les fabricants de cigarettes ont d’abord réagi avec la cigarette à filtre («Nous avons éliminé les substances corrosives nocives du tabac»), puis avec la cigarette «légère» ou «douce», dont la publicité et la promotion suggéraient un bénéfice pour la santé – ce qui n’a jamais été prouvé. Cependant, dans l’esprit des fumeurs et du public, le malentendu d’un lien entre la teneur en polluants déclarés et l’exposition réelle des poumons à la fumée s’établit durablement. Explication: lorsqu’un fumeur passe de sa cigarette habituelle à une cigarette «douce», il pense qu’il fume moins et qu’il se nuirait donc moins parce qu’il ressent moins d’irritation de la gorge. Cependant, son taux de nicotine dans le sang n’a guère changé et la teneur en monoxyde de carbone de son sang est même plus élevée. En effet, les fumeurs dépendants cherchent à maintenir leur taux habituel moyen de nicotine dans le sang, quelle que soit la «force» perçue des cigarettes fumées ou leur nombre. Avec les produits à faible teneur en nicotine, ils y parviennent, souvent inconsciemment, en tirant plus rapidement, en inhalant plus profondément ou en fumant jusqu’au filtre. Cela produit plus de monoxyde de carbone, ce qui correspond à une plus grande exposition pulmonaire à la fumée. La «réduction des risques» est illusoire, car elle est suggérée par la publicité et la promotion selon les taux de nicotine et de toxiques mesurés par la machine à fumer. Cependant, le comportement tabagique de l’être humain est principalement déterminé par les besoins en nicotine de la personne dépendante.2
La chute du mur de Berlin en 1989 et la mondialisation du commerce et de la finance ont ouvert de nouveaux marchés aux multinationales du tabac pour leurs produits qui créent plus rapidement la dépendance que les produits traditionnels de l’Europe orientale, du Moyen-Orient et de l’Asie. En conséquence, l’épidémie tabagique continua à se propager dans ces régions du monde et en Afrique. L’épidémie mondiale de tabagisme prouve que le problème de santé publique du tabac est déterminé par le comportement de l’industrie, bien plus que par la plante elle-même. Premièrement, les entreprises avaient optimisé l’apport en nicotine de leurs consommateurs par la cigarette fabriquée industriellement. Deuxièmement, elle réussirent à dissimuler – grâce à des mesures de publicité, de promotion et de relations publiques, et grâce à l’instrumentalisation des scientifiques, des médias, des associations professionnelles, des parlementaires et de l’opinion publique – la toxicité et la nature addictogène de leurs produits afin d’entraver toute prévention légale du tabagisme.
La Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac
Le premier projet de convention-cadre pour la lutte antitabac fut lancé par l’Assemblée générale de l’OMS en 1996 et adopté à l’unanimité par ses 192 Etats membres (dont la Suisse). L’industrie du tabac préconisa une réglementation «raisonnable» du tabagisme passif, une interdiction des ventes et des restrictions de marché pour le public cible des mineurs, tout en s’opposant à l’augmentation des taxes sur le tabac et aux restrictions du marché libre en proposant des mesures volontaires.
La Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac fut signée entre 2003 et 2004 par 168 pays membres de l’OMS (ou de l’ONU) et par l’Union européenne. Elle compte aujourd’hui 181 membres et représente plus de 90% de la population mondiale. C’est l’une des conventions les plus soutenues de l’histoire des Nations Unies. Les pays suivants l’ont bien signé, mais ne l’ont toujours pas ratifié légalement: Argentine, Cuba, Haïti, Maroc, Suisse et Etats-Unis. Ces six pays ne sont donc pas tenus de se conformer aux exigences de prévention de la Convention-cadre pour la lutte antitabac ...
Les conférences de suivi (COP, Conférence des Parties) de cette accord – la prochaine aura lieu à Genève en octobre 2018 – mettent à jour les directives sur des sujets spécifiques. Le Conseiller fédéral libéral Pascal Couchepin, alors ministre suisse de la Santé, a signé la Convention en 2004, exprimant ainsi le soutien de la Confédération à ses objectifs et à la coopération internationale. La ratification est à l’ordre du jour du Parlement fédéral depuis près de 15 ans, mais celui-ci n’est toujours pas entré en matière.
Prévention malhonnête de la dépendance et du tabagisme
La Convention-cadre de l’OMS de 2004 a clairement établi un front entre la prévention des Etats et l’industrie du tabac: les taux de tabagisme des pays appliquant ses mesures préventives ont fait des progrès considérables.4
Avec la cigarette électronique (e-cigarette), promue comme aide à l’arrêt du tabagisme, et les dispositifs qui, «chauffent mais ne brûlent pas» le tabac («vaporisateurs», etc.), l’industrie prétend aujourd’hui être un partenaire dans la prévention du tabagisme.5 Ces produits, ainsi que le snus (tabac oral uniquement autorisé en Suède), seraient «moins dangereux que fumer» et une aide pour ceux qui ne peuvent arrêter. Elles devraient donc être moins réglementées.
Ceci est également exprimé dans le communiqué de presse paradoxal de l’Association de lutte contre les dépendances de la Suisse alémanique, qui veut reconnaître les e-cigarettes comme un «instrument de réduction des risques».6 Ce faisant, il banalise la nicotine en tant que drogue.
Toutefois, l’expression «réduction des risques» est trompeuse. C’est peut-être vrai, mais ce n’est pas prouvé, qu’un fumeur régulier qui arrête de fumer des cigarettes et qui satisfait sa consommation de nicotine uniquement avec des «produits alternatifs» se fait moins de mal. Cependant, il n’est pas plausible que cela conduise à une «réduction des risques» sur le plan collectif, c’est-à-dire à une baisse des taux des fumeurs dans la population. Car il s’avère que les cigarettes électroniques sont particulièrement attrayantes aux yeux des adolescents et des jeunes gens qu’elles séduisent à la dépendance de la nicotine et du tabac.7,8,9 Comme pour les autres drogues, les jeunes consommateurs auront tôt ou tard recours à la «meilleure» façon de consommer de la nicotine, à savoir la cigarette tabac.
On observe déjà que les utilisateurs d’e-cigarettes deviennent des utilisateurs doubles, couvrant leurs besoins quotidiens en nicotine avec ce gadget bon marché, tout en s’offrant en même temps des «cigarettes plaisir» (en ce faisant, ils se trompent sur la réduction des risques). La vision du professeur Etter10 de l’Institut de la santé globale de Genève s’avère erronée.11 Lui et son entourage sont convaincus que les fumeurs se détournent des cigarettes conventionnelles et que cette évolution du marché va réduire la consommation de cigarettes et le taux des fumeurs. Cet argument ne tient pas compte du fait que le modèle économique des fabricants de cigarettes et des «produits alternatifs» repose sur la dépendance à la nicotine de leurs clients. La dépendance est plus facilement ancrée dans le cerveau en développement des adolescents. Ce que l’industrie a toujours pratiqué avec succès par le biais d’une publicité et d’une promotion sophistiquées,12 afin de s’assurer une consommation régulière et donc des profits grâce aux jeunes dépendants de la nicotine. Les affirmations selon lesquelles ces produits s’adresseraient exclusivement aux fumeurs adultes ne peuvent être honnêtes, car cela signifierait que le marché des «produits alternatifs» et du tabac se tarirait après la génération actuelle de fumeurs. Les trafiquants de nicotine responsables de l’épidémie de tabagisme ne sont pas des auteurs crédibles de ce message!
Les versions de la Loi fédérale sur les produits du tabac (LPtab) transmettent un message similaire. Dans l’actuel deuxième projet de la LPtab, les parlementaires majoritaires ont même forcé l’Office fédéral de la santé publique à ancrer la protection de la jeunesse, mais à supprimer les interdictions de publicité, ce qui est une contradiction absurde. En outre, une décision du Tribunal administratif fédéral, prise en mai 2018, a de facto «légalisée» la vente d’e-liquides contenant de la nicotine pour les cigarettes électroniques aux mineurs, ce qui était précédemment interdit. Le marché libre a prévalu sur la santé de notre jeunesse.
Conclusions
Pour le législateur les mesures structurelles de prévention de la dépendance et du tabagisme doivent être l’expression d’une volonté politique. Les conséquences de la toxicomanie sur la santé individuelle et collective doivent être analysées sur la base des causes établies par des études scientifiques.
La Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac considère le problème de santé publique causé par le tabac comme une épidémie induite par l’industrie et fondée sur la dépendance à la nicotine de ses clients. Par conséquent, ce ne sont pas les teneurs maximales en ingrédients prescrites par la loi et autres mesures isolées qui sont importantes, mais les barrières imposées à l’industrie pour la commercialisation de tous les produits à base de nicotine. Aucune des dispositions de la Convention sur la réduction de l’offre et de la demande n’a encore été appliquée de manière efficace en Suisse.
Le deuxième avant-projet de Loi fédérale sur les produits du tabac soumis au Parlement fédéral prouve une fois de plus la volonté des politiciens majoritaires de promouvoir les intérêts de l’industrie au lieu de protéger la jeunesse.13 L’interdiction globale de la publicité, de la promotion et du parrainage, à laquelle doivent également être soumis les «produits alternatifs», est la condition indispensable pour obtenir des succès notables tant dans la prévention du tabac que dans la prévention des toxicomanies, car les jeunes sont le public cible de revendeurs de drogues les plus divers. Les conclusions exprimées dans la Convention-cadre de l’OMS sont également pertinentes pour le débat politique sur la légalisation du cannabis, si l’on veut éviter que l’appât du gain dans la commercialisation de cette plante – comme pour celle de tabac – ne dégénère pas en un problème de santé publique accepté par les législateurs libéraux.14 •
(Traduction Horizons et débats)
1 Kaelin, R. M. Schadensreduktion durch «weniger schädliche» Produkte? SAeZ;98 (28–29): 915–917
2 Benowitz, N.L.; Hall S.M.; Herning R.I. et al. Smokers of low yield cigarettes do not consume less nicotine. N. Engl. J. Med. 1983;309(3):139–42
3 Die Beurteilung des Datenmaterials findet sich in den «Reports of the Surgeon General. The Health Consequences of Smoking»: 1964 Mortalität des Tabakrauchens; 1966 Nikotin- und Teergehalt; 1981 The changing cigarette (Schadstoffgehalt); 1988 Nicotine Addiction
4 GBD 2015 Tobacco Collaborators: Smoking prevalence and attributable disease burden in 195 countries and territories, 1990–2015: a systematic analysis for the Global Burden of Disease Study 2015. the lancet online, April 5, 2015. dx.doi.org/10-1016/50140-6736(17)30819-x
5 Kaelin, R.M.; Barben, J.; Schuurmans, M. Elektronische Zigaretten, E-Shishas und «heat but not burn devices». Swiss med. Forum 2017;17(5):113–119
6 Fachverband Sucht. Medienmitteilung «Verdampfen statt Verbrennen – Föderation der Suchtfachleute fordert Kurswechsel in der Schweizer Tabakpolitik» vom 22.11.2017
7 E-Cigarette Use among Youth and Young Adults.
A report of the Surgeon General. US Dept.
Health Human Services 2016
8 Wang, T.W.; Gentzke, A.; Shaparova, S. et. al. Tobacco product use among middle and high school students – United States 2011–2017. MMWR. Wkly Rep. 2018;67(22):629–633
9 Schröder, T. Die umstrittene E-Zigarette Juul will nun auch Europa erobern. NZZ am Sonntag vom 7.7.2018.
10 Etter, J.F. La vérité sur la cigarette électronique. Fayard, Paris 2013.
11 Beard, E.; Brown J.; Michie S.; West R. Is prevalence of E-Cigarette and nicotine replacement therapy use among smokers associated with average cigarette consumption in England? A time-series analysis. BMJ Open 2018; 8:e0116046. First published June 19, 2018. bmjopen.bmj.com/content/8/6/e016046.
12 Kaelin, R. M. Jugendschutz ohne Werbeverbote? SAeZ 2017;98(41):1347–1349
13 Kaelin, R. M.; Niedermann, R. Zweiter Entwurf zum Tabakproduktegesetz: Mogelpackung! SAeZ 2018;89(24):811–813
14 Kurosch, Yazdi. Die Cannabis-Lüge. ISBN 978-3-862-65-633-2. Schwarzkopf und Schwarzkopf 2017