Pour son 80e anniversaire Theo Dannecker présente, tel un objet d’art, l’ensemble de son œuvre réunie dans une documentation en 3 volumes. Il s’agit d’une édition originale limitée à 100 exemplaires numérotés et signés. Elle couvre l’œuvre de toute une vie, étendue sur une période de 60 ans.
La documentation n’englobe pas tous les dessins, les images et les objets de l’artiste, mais on y trouve un large ensemble des plus importants d’entre eux. Sur la base de cette publication, nous pouvons retracer les étapes de son développement en dessin et en sculpture lorsqu’il était étudiant, ses impressions de voyages, les stages de perfectionnement et les séjours d’études qui ont mené à ses premiers succès et plus tard, à de nombreuses expositions. Elle met cependant également en évidence les doutes, les crises et les bouleversements ayant eux aussi abouti sur une reconstruction perpétuelle, et dédiés au thème majeur de notre époque: l’édification d’un monde pacifié et digne d’être vécu.
Theo Dannecker naît en 1938 à Adliswil, dans la Zürichstrasse. Il est le dernier des quatre enfants de la famille Dannecker. A Adliswil, il fréquente le jardin d’enfants de la tante Marta, l’école primaire puis secondaire, poursuivant ensuite un apprentissage de tapissier-décorateur à Zurich. Interrogé sur la date à laquelle il a commencé à peindre, il répond que son frère plus âgé, Max, sachant lui-même très bien dessiner et faire du ski, l’a encouragé au point qu’il a alors très rapidement et fort bien appris auprès de lui et réciproquement. Même à l’école primaire – comme le raconte Theo – certains de ses condisciples peignaient mieux que lui. Mais la peinture l’a fasciné d’emblée et ne l’a plus lâché.
Lorsque le peintre Fis entreprit la fresque de «L’arche de Noé» sur les murs de la nouvelle école primaire Kronenwiese, il trouva en Theo un grand admirateur et entra avec le garçon dans de grandes discussions. Toutes les espèces animales cherchent refuge dans l’arche, et il y a deux possibilités d’y entrer. Il posa cette question à Theo à propos des écrevisses: par quelle passerelle les écrevisses parviendront-elles dans l’arche? Theo désigna naturellement la plus proche. «Non», répondit Fis, «les écrevisses marchent à reculons et vont donc se diriger vers l’autre passerelle.» Theo mentionne cette expérience enfantine parce qu’à travers la réponse, l’évidence s’est imposée à lui: le peintre ne peint pas seulement ce qu’il voit, mais il réfléchit également à ce qu’il fait. Et le petit Theo d’en déduire: «Moi aussi, j’en suis capable.» Ainsi, il manifestait d’excellentes dispositions pour la peinture.
Pour déposer sa candidature à la Kunstgewerbeschule (Ecole des arts décoratifs de Zurich), il fallait remettre un dossier avec des dessins et passer un examen d’admission de trois jours. Le dossier de Theo était remarquable et démontrait un niveau bien supérieur à celui du cours préparatoire. C’est ainsi qu’il fut admis parmi les élèves avancés, dans la classe d’Heinrich Müller, un peintre réputé de Thalwil.
C’est là que commence la documentation: elle débute par une feuille incluse dans le dossier, sur laquelle on voit un violon et le dessin d’un haut de forme avec des gants et des fleurs (ill. 1). En feuilletant un peu plus loin, on voit, au travers de croquis de voyages, ce que Theo a appris durant ses années d’études. A Barcelone, il a passé une nuit à l’auberge de jeunesse et a restitué dans les couleurs expressives d’une gouache, la villa se trouvant sur la colline d’en face. Il gagne en vitalité et en expressivité avec La Porteuse d’eau et Le Paysan (ill. 2), à l’impressionnant profil. Pendant son séjour à Ibiza, le jeune artiste s’est totalement retiré dans la solitude, convaincu que c’est seulement ainsi qu’on peut produire des œuvres d’art majeures. De retour à Adliswil, il réalise une statuette (ill. 3) à partir du Paysan. Afin de perfectionner également ses aptitudes à la sculpture, il postule alors, avec cette statuette ainsi que d’autres objets et dessins auprès de l’Académie royale des arts de Copenhague. Il obtient une bourse dans la classe du professeur Eikoff, un élève de Despiau. Mais, plus que l’école de Despiau, c’est alors Picasso et l’art cubiste qui «parlent» à Theo. Pendant ses soirées libres, il se met à sculpter une vénus cubiste sur le modèle de la Vénus de Willensdorf, vieille de 30 000 ans et découverte en 1908. Il collecte en outre des déchets d’aluminium, avec lesquels il forme l’œuvre plastique La Main tendue (ill. 4). Avec cette œuvre, il prend part en 1963, depuis Copenhague, à un concours pour le cimetière d’Adliswil. Il est toujours bon d’avoir reçu un enseignement classique, c’est la condition de pouvoir par la suite dessiner et peindre avec le sens de l’espace et des proportions; mais Theo Dannecker savait bien sûr que le milieu de l’art avait beaucoup évolué: Kienholz, par exemple, avec ses environnements critiques de la société, s’était emparé de thèmes comme la discrimination ou la violence et Joseph Beuys réalisait ses performances et en tant que sculpteur, imposait la plastique sociale comme vecteur de créativité pour contribuer au développement de la société et de la politique.
Et pendant que le professeur Eikhoff envoyait les meilleurs dessins de nu de Theo Dannecker à une exposition, Theo continuait, après quelques années d’études, toujours à la recherche de lui-même et de son art, à ramener des croquis de voyage, à dessiner à l’extérieur, ou bien, comme les artistes classiques, dans les musées.
En 1964, Theo Dannecker reçut une bourse d’études du canton de Zurich et partit pour Dublin. C’est là qu’il créa sa première Raumazeichnung (ill. 5) [dessin spatial] au sujet de laquelle un de ses amis artistes zurichois, Alex Sadkowsky, lui assura qu’il avait accompli là quelque chose de tout à fait particulier. A Zurich, cependant, personne ne voulait exposer ces dessins spatiaux complexes, virtuoses, exécutés au crayon, et présentés par l’artiste dans des cadres noirs.
Cela, jusqu’à ce qu’une galeriste lui conseille de s’adresser à Fritz Billeter, critique d’art réputé et rédacteur culturel du quotidien zurichois «Tages-Anzeiger». Theo empila les cadres noirs de ses dessins spatiaux sur sa mobylette et roula jusqu’à l’endroit où il espérait trouver Billeter. Ce dernier le recommanda à une toute jeune galerie et lui dédia une excellente critique sous le titre «Le fantastique du quotidien». On peut y lire: «Theo Dannecker, né en 1938 à Adliswil, où il est revenu après de longs voyages dans le monde méditerranéen ainsi qu’en Irlande, en Angleterre, au Canada et aux Etats-Unis, expose pour la première fois en Suisse, et ses dessins donnent lieu aux plus grands espoirs. […] Dannecker nous donne à voir des élévations, esquisses de maisons et d’empilement d’étages qu’il rend cependant méconnaissables et qu’il pousse jusqu’au fantastique. Les murs, dont on s’attend à ce qu’ils soient strictement perpendiculaires, récèlent cavités et refuges; les pièces deviennent des ravins et des puits insondables. […] A première vue, on pourrait voir en Dannecker un Piranesi soft; mais chez lui, en réalité, le fantastique et le surréalisme reculent devant le banal. […] Partant du démoniaque et du rêve, il débouche dans la clarté, non pas dans la lumière de la plus haute introspection et de la transfiguration, mais dans une limpidité triviale et sans mystification.» La comparaison avec Piranesi, l’illustre graveur sur cuivre italien du XVIIIe siècle, était absolument adéquate, car les gravures à l’eau-forte qu’il avait faites des Carceri, fantasmes d’architecture, avaient impressionné Theo très tôt.
D’un seul coup, cette exposition rendit Theo Dannecker célèbre. Ses œuvres se vendaient bien; maintenant, il faisait partie de ce milieu. Suivirent alors plusieurs expositions en commun avec d’autres artistes zurichois, tels Richard P. Lohse, Wilfried Moser, Otto Müller, Hans Josephson, Alex Sadkowsky et Max Bill.
Les Raumas, les dessins spatiaux, jouent un rôle important dans le développement créatif de Theo Dannecker, car c’est ainsi qu’il accéda à la notoriété. Ils mènent cependant vers une analyse d’image générale et à une confrontation avec soi-même ainsi qu’avec les problèmes politico-sociaux de notre époque.
En 1967, Theo Dannecker fut confronté, au Canada et aux Etats-Unis, aux manifestations d’étudiants qui protestaient contre la guerre de Viêt-nam. Le problème de la guerre et de la paix ne lui laissa plus de répit, ni comme individu, ni comme artiste. Quand il apprit qu’à Zurich le sujet faisait débat dans les groupes des psychologues individuels Friedrich Liebling et Josef Rattner, il s’y rendit, participa aux discussions et posa la question qui le tourmentait – comment pouvait-il, en tant qu’artiste, contribuer à un monde meilleur? Friedrich Liebling lui donna une réponse impliquant une mission de vie pour tout individu formé à la psychologie: s’il cherchait une voie pour accèder à la réponse à sa question, il devait commencer par apprendre à mieux se comprendre et à comprendre son prochain.
Pour Theo Dannecker, commença ainsi le temps d’études psychologiques dans leur sens le plus large. Il étudia l’importance du développement de la petite enfance, de l’éducation et de la formation dans la famille, à l’école et dans la société, la construction de la société et beaucoup d’autres choses. En conséquence, il se posa la question de savoir si ses dessins spatiaux pouvaient avoir un lien avec des impressions de sa petite enfance. Il les avait créés alors qu’il se trouvait bien loin d’Adliswil, en Irlande, dans la solitude qu’il s’était lui-même imposé. Cette interrogation critique mit en évidence le traitement de ses impressions d’enfance, visuelles et psychiques, sur le plan esthétique, des endroits dévolus à l’enfance, des endroits d’expériences, comme il les appelle: la maison natale de la Zürichstrasse, la maison familiale de l’Austrasse, la fresque sur le mur de l’école Kronenwiese, les longs couloirs de l’hôpital pédiatrique ou les tuyaux de la centrale électrique de Ritom au Tessin; beaucoup de détails apparaissent dans ces dessins. Remarquable est le fait que dans toute cette série d’images, l’être humain ne joue qu’un rôle secondaire.
Dans deux séries d’analyses, Theo a relevé photographiquement les endroits de ses expériences. C’est ainsi que sont apparues de nouvelles œuvres complémentaires explicitant les rapports entre le contenu et la forme. Theo Dannecker a poursuivi son chemin, il s’est plongé dans l’histoire de l’humanité et en a décrit chaque stade du développement, les doutes et les connaissances dans des textes d’illustration et des concepts, les a présentés dans des expositions et a maintenant donné accès à cette documentation. Pendant quelques années, il a totalement renoncé à la représentation figurative et a développé son art conceptuel.
En 1972, Theo Dannecker a ouvert une école privée d’art à Zurich; depuis, il y donne des cours de dessin et d’art, il est devenu enseignant des plus jeunes et pratique la recherche fondamentale – comme il l’appelle.
En 1973, lors de l’exposition des artistes zurichois au Kunsthaus Aarau, dans le canton d’Argovie, il a pu présenter une contribution au catalogue avec un tableau qui m’a, moi-même, en tant qu’historienne de l’art, fascinée: «En tant qu’artiste, il faut que je comprenne très exactement mes intentions et mes actes afin de ne pas m’exposer au danger de contribuer aux grandes erreurs qui font souffrir l’humanité.» (ill. 6) Ce fut ma première rencontre avec Theo Dannecker.
Cette méthode de travail, acquise par l’analyse de ses dessins spatiaux, est de traiter un thème résultant directement d’une situation, d’un sentiment, d’une circonstance de vie, et d’en faire, dans un deuxième temps, l’analyse pour en examiner le bien-fondé, fait désormais partie de son processus créatif. Et pendant plusieurs années, Theo Dannecker a également livré cette analyse dans l’image.
En 1994, quand Theo Dannecker retourna à la peinture figurative, sa peinture et les sujets traités avaient évolué et, comme il le formula alors, en référence à Léon Tolstoï: «L’art doit créer un ordre formel et psychique». Avec le Couple d’amoureux lisant (ill. 7), un tableau de l’exposition de St. Moritz montrant une liaison sentimentale au travers de diverses techniques picturales, l’artiste exposait clairement sa nouvelle conception de l’art.
Il a choisi un format déterminé et a placé le couple d’amoureux au centre de la composition. Dans la première image, les deux silhouettes sont représentées de manière presque abstraite, fixées avec du rouleau adhésif et exécutées en rose, à coups de pinceau rapides. Les deux corps sont noyés dans une nature verte, elle-même également indiquée fugitivement par de larges coups de pinceau. Point important: dans cette image déjà, c’est la femme qui tient le livre, symbole de la connaissance. L’image no 2 se concentre sur une étude naturaliste approfondie de la composition. Les formes physiques naturelles sont esquissées au fusain et retravaillées plastiquement en rose. L’homme se campe, naturel et puissant, au premier plan. Tous deux ont un visage clairement dessiné. Dans la troisième image la relation se développe, la femme se hisse au premier plan, l’homme se redresse et se tourne vers elle. La nature environnante, les branches et les troncs d’arbre recourbés forment un cercle protecteur autour du couple. Le fond bleu, d’une pâte épaisse et compacte, indique aussi une profondeur spatiale et devient complémentaire des corps jaunes. L’encadrement noir, «gênant» le dit: ce n’est pas une idylle que veut montrer ici l’artiste, c’est autre chose qui se passe. Complétons avec la lecture: «Psychologie» de Frieda Fromm-Reichmann: l’être humain faisant partie de la nature, ne devient un individu mature qu’au travers de la relation humaine, par l’échange avec ses semblables en faisant la connaissance d’autrui. Sur la base de l’érotisme, de l’attraction mutuelle, l’amour devient un processus psycho-intellectuel, vu comme un processus de formation et de développement humain dont l’aboutissement est le sentiment de sécurité et de solidarité, le bonheur. L’harmonie sous-jacente dans le tableau est représentée par des concepts picturaux différents dans les images quatre et cinq. Et dans la dernière image, l’harmonie et l’ordre acquis se fondent dans une structure d’aplats bicolores, jaune pour les silhouettes et vert pour la nature.
Theo Dannecker expose sa nouvelle conception de l’art, sa représentation du concept et de l’ordre, dans sa première œuvre d’atelier de 1996 (ill. 8) traitant le sujet de l’apprentissage du savoir, du dessin et de la peinture. A présent, l’art ne se développe plus dans la solitude, mais il est enseigné et appris. L’artiste représente son atelier comme une école d’art. L’agencement des personnages, des élèves et des étudiants d’art par rapport au professeur et peintre représente le premier niveau de l’ordre: à l’intérieur du cercle se trouvent les étudiants d’art apprenant diverses techniques. La personne se trouvant devant sur la gauche dessine à partir du mannequin articulé classique. Celle qui est juste derrière tient son crayon levé, elle prend des mesures. La silhouette masculine noire et blanche a en main trois ciseaux et un marteau; elle incarne le travail du sculpteur. La silhouette que l’on voit de dos, devant la table, dessine d’après nature la préparation d’un lucane cerf-volant. A l’extérieur du cercle se trouvent ceux s’occupant de la théorie artistique, de la tradition de l’histoire de l’art et de la pédagogie de l’art. Ce qu’on lit et les modèles auxquels on se réfère sont bien sûr très importants. La jeune femme lit le discours de Camus intitulé «L’Artiste et son temps» tenu par Camus lors de l’attribution du prix Nobel en 1957. Il y alertait l’artiste sur le danger de l’engagement au sein d’un programme de parti politique; il lui fallait acquérir une position éthique par rapport à sa profession et à la société. Au premier plan de l’image, figure Theo dans le rôle du professeur, renvoyant par une ficelle au centre de l’image: le bel autoportrait d’Albrecht Dürer. Dürer écrivit dans sa Didactica des mots très encourageants pour la créativité: «Personne ne peut réaliser un beau portrait à partir de sa seule imagination, s’il n’a auparavant saturé son esprit de nombreuses représentations d’après nature. On ne peut plus alors le désigner comme une création personnelle, mais comme ce qui est devenu ‹l’art›, acquis et appris par l’exercice qui germe de lui-même, croît et porte ses fruits.» A l’arrière-plan du tableau, dépassant légèrement du portrait de Dürer, nous voyons dans une troisième pièce, en perspective, Theo au chevalet, représenté avec le Gilet rouge de Cézanne. Il y a de nombreuses allusions aux collègues, artistes majeurs, à Rembrandt, Cézanne, aux Zürcher Konkreten et au travers de toutes ces allusions Dannecker exprime une conception positive du monde, une vision du monde et de l’homme constructive et différenciée. Dans cet atelier, l’art n’est pas un secret, il est au contraire enseigné et appris. Mais dans ce processus les valeurs humaines porteuses, doivent être incluses pour donner à l’art une dimension durable.
Le deuxième volume de l’édition sur l’œuvre de Theo Dannecker contient les œuvres de maturité, si nous désirons nous en tenir aux termes consacrés de l’histoire de l’art. Je ne sais pas, comment je pourrais mieux l’exprimer, mais à présent c’est la vie même que Theo nous présente. Sur presque tous les tableaux figurent des êtres humains et on peut même parfois y voir des dessins de fleurs, tel un hommage à Manet.
Mais le message C’est la guerre, annoncée par une tête, semblant empruntée au tableau anti-guerre Guernica de Picasso, ne s’est pas fait attendre longtemps. En 1977, déjà, à la suite de la guerre du Viêt-nam, Theo Dannecker avait présenté son dossier «Nous, les hommes, et la guerre». La Tête en larmes (ill. 9 à la p. II) un dessin de profil très expressif créé en 1990 fut réalisé à la suite de la lecture du roman de Romain Rolland, «Clerambault, histoire d’une conscience libre pendant la guerre». Elle exprime la tristesse ressentie suite au fait que nous tous – même après la chute du Mur de Berlin, après l’écroulement de l’Union soviétique – ne sommes toujours pas capable de vivre ensemble en paix.
Le Mémorial contre la guerre (ill. 9 à la p. II), une tête en plâtre gris foncé, a été créée à partir d’une pierre trouvée par l’artiste à Venise le jour même où les Américains commencèrent à bombarder l’Afghanistan. Il pleure les victimes des guerres de ces 25 dernières années, en Yougoslavie, au Kosovo, en Bosnie, au Congo, en Irak, en Afghanistan, en Palestine, en Syrie, au Yémen … Par ses parties détruites, sa surface déchiquetée et ses cavités, la tête symbolise d’une part les souffrances des victimes de guerre et symbolise, d’autre part, de par ses protubérances et ses distorsions la face grimaçante des agresseurs.
Mais Theo Dannecker ne s’en tient pas à la description de la misère et des crimes de guerre; il voudrait contribuer à l’édification et à la mise en place d’un monde pacifié. «Progresser dans l’évolution de la société humaine grâce aux connaissances en psychologie des profondeurs sur la nature humaine», est le titre donné à l’exposition organisée en commun avec Urs Knoblauch et d’autres. «Construire la paix» c’est ainsi que se présente le thème actuel de Dannecker. Il a réalisé une installation artistique avec 1000 tablettes de bois numérotées et signées qu’il veut distribuer dans le monde entier sur une période de 10 ans. Il y en a aussi bien chez le couple Moscowitz en Israël que sur l’établi de l’électricien du Kreuzplatz à Zurich ou encore à la Patisserie Fazer à Helsinki. Sous cette devise, il organise également de nombreuses expositions avec un thème central changeant.
Cela comprend des tableaux sur le développement humain et la famille, assurant d’une part la Sécurité émotionnelle (ill. 10), mais aussi la Compassion (ill. 11) et encourage à assumer ses responsabilités. D’autres tableaux ont trait à l’école, à l’apprentissage, à la formation, à l’importance de l’école obligatoire dans l’élaboration de la démocratie directe, et d’autres tableaux encore sont consacrés aux coopératives, à l’autosubsistance, à l’indépendance, au développment économique et politique de la société, de la Confédération et du modèle suisse. Et Theo n’oublie jamais les autres, les nécessiteux.
Sous le titre «construire la paix» – Le Droit international est valable pour tous (ill. 12), Theo Dannecker a développé un exemple selon lequel on pourrait rendre leur dignité aux humiliés et aux peuples durement éprouvés, par la conclusion de la paix. Dans le tableau principal, des représentants du monde occidental rencontrent les représentants de l’Afghanistan, de l’Irak, et des membres de tribus africaines. Dans cette rencontre historique l’homme politique occidental va à la rencontre de l’Afghan avec ces mots: «Nous avons commis des injustices.» Le premier pas est accompli par l’Occident. L’aveu de la faute, la disposition à une réparation, «Einander-zuhören-und-sich-verstehen-lernen» [s’entendre-et-apprendre-à-se-comprendre] sont rappelés ici comme les conditions préalables à la conclusion d’une paix véritable.
Lorsqu’on demande à Theo Dannecker, comment il en est arrivé là et d’où il prend l’assurance de vouloir réaliser la paix, sans guerre, sans guerres préventives, il répond par son œuvre d’atelier de 2006 (ill. 13). Il y a rassemblé autour de lui tous les personnages ayant renforcé en lui la pensée de «construire la paix»:
Par exemple, Emmanuel Kant, le philosophe allemand, qui avait intitulé ses écrits de 1795, dans lesquels il traçait et développait la première esquisse du droit international «Projet de paix perpétuelle». Celle-ci est toujours considérée comme le traité le plus important sur le sujet de la guerre et de la paix en langue allemande. Il l’a conclu sur cette phrase remarquable «que la paix éternelle n’est en rien une idée creuse, mais une mission devant être accomplie progressivement». Dans cet œuvre d’atelier, Kant est assis au bord droit du tableau. A côté de lui, Friedrich Schiller, la silhouette de dos, à demi-dissimulée, était un des grands admirateurs du philosophe, qui fut d’abord, comme lui, fasciné par les idéaux de la Révolution française. Cependant, quand il apprit les exécutions, il s’en détourna avec indignation et rédigea même un plaidoyer en faveur de Louis XVI. Il apparaît ainsi dans ce contexte non seulement en tant que poète de la liberté individuelle et politique – comme nous le connaissons tous – mais aussi comme l’homme du compromis. Son contemporain Heinrich Pestalozzi, pédagogue et réformateur social, juste derrière Kant, rajoute des accents humanitaires importants à la protestation contre la guerre en secourant les orphelins de guerre. Il veut renforcer les êtres humains par une éducation et une formation naturelle.
Dans ce tableau, l’attention est plusieurs fois attirée sur l’importance de l’éducation pour un vivre ensemble pacifique. Les deux éminents personnages au centre du premier plan, l’humaniste Erasme de Rotterdam, élégamment vêtu, tenant un rouleau de parchemin et Léon, comte Tolstoï, en humble habit en coton blanc, ainsi que Sibylle, la femme de Theo, elle-même pédagogue, représentent la pensée pédagogique.
Sur le parchemin d’Erasme est mentionnée la belle phrase extraite de sa «Complainte de la paix»: «Il n’y a pas de paix, si injuste soit-elle, qui ne soit préférable à une guerre apparemment «plus juste». Erasme s’est consacré à l’éducation du régent, devenu plus tard Charles-Quint, pour lui suggérer d’instaurer une politique pacifique et bienfaisante; Tolstoi a fondé des écoles pour ses serfs, pour les plus pauvres, pour le peuple. Le spectateur peut ici souscrire au discours des collègues artistes, Pablo Picasso et Francisco Goya, ainsi que d’autres personnalités sur le thème «construire la paix». Et encore ceci: Theo Dannecker, l’artiste, est habillé de couleurs complémentaires à celles de sa femme Sibylle et dessine au chevalet le portrait de Käthe Kollwitz qui – après avoir elle-même perdu un fils lors de la Première Guerre mondiale – mit toutes ses forces au service de la paix. Tout le monde connait sa célèbre affiche de 1924 «Plus jamais la guerre».
Les personnages qu’on voit assemblés dans cet œuvre d’atelier ont tous manifesté contre la guerre avec la plume et le pinceau, en paroles et en actes, ont coopéré au développement de l’éducation populaire, de la pédagogie, des droits de l’homme, du droit international humanitaire, à la fondation de la Croix Rouge et des Bons offices et ont mis leurs forces vitales au service de l’indépendance politique, pour un vivre ensemble non-violent et pacifique.
Comme individu et comme artiste, Theo Dannecker a accompli son œuvre pendant 60 ans et il a assumé ses responsabilités envers cette société. Avec cette édition documentaire, il nous transmet l’œuvre de sa vie, dont nous pouvons tirer joie et émulation. Et il nous laisse avec une mission: apporter sa pierre à l’édifice de la justice. •
(Traduction Horizons et débats)
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