En considérant les dernières 100 années écoulées depuis la Première Guerre mondiale au cours de laquelle des millions de personnes furent tués, on pourrait croire que l’humanité est incapable d’apprendre. Fin 2018, le risque d’une nouvelle grande guerre, d’une guerre mondiale existe à nouveau. Il se peut cependant aussi que des milieux intéressés nous empêchent constamment d’aborder les questions vraiment importantes, et que le courage nous fait un peu défaut pour aborder sérieusement les questions fondamentales: des questions critiques concernant la soif du pouvoir ainsi que la course effrénée à l’argent et au profit.
Il y a 100 ans, juste après l’armistice entre les belligérants de la Première Guerre mondiale, Alfred Adler, fondateur viennois de la psychologie individuelle, a rédigé un article remarquable intitulé «Bolschewismus und Seelenkunde» [Le bolchevisme et la science de l’âme].1 Ce texte diverge de manière frappante des analyses courantes concernant la question de la culpabilité et d’autres considérations politiques en commençant par une idée fondamentale et non-conformiste: «A nous Allemands, on a retiré les moyens du pouvoir. Nous avons renoncé à la domination d’autres peuples et nous observons sans envie ou jalousie comment les Tchèques, les Slaves du sud, les Hongrois, les Polonais et les Ruthènes [slaves orientaux vivant à l’ouest de la Russie] développent leur force étatique et retrouvent une nouvelle vie indépendante. Tous les sentiments de haine du passé, provoqués artificiellement envers les autres parties de l’Entente cordiale [surtout la France et le Royaume-Uni], se sont soudainement dissipés. Nous leurs montrons des sentiments fraternels, bien que nous ressentions avec douleur et regret que certaines rigueurs de l’armistice et l’aggravation de la famine auraient pu être évitées. Nous, en tant qu’Allemands, sommes animés par un fort sentiment de communauté dépassant les frontières et se poursuivant sous forme d’une sensibilité prometteuse pour le bien commun [‹Allmenschheitsempfinden›].»
Il n’existe aucune velléité de revanche ou de révolte envers la perte de l’état de puissance mondiale de l’Allemagne et la fin de l’Etat plurinational habsbourgeois, de plainte suite à la défaite militaire. Pourtant, la «sensibilité pour le bien commun» – cela est évident dans la suite du texte – ne représente aucun soutien à la vision de la révolution mondiale des bolchéviques en Russie ou ailleurs. Alfred Adler n’y voyait rien d’autre qu’une des nombreuses variantes de la volonté d’exercer du pouvoir sur ses semblables. Elle ne représentait pas non plus un plaidoyer pour la dissolution des Etats récemment créés et aspirant à la souveraineté à l’Est et au Sud-Est de l’Europe. Non, il s’agit de tout autre chose. Il s’agit d’une attitude personnelle par laquelle l’homme se lie intérieurement sur un pied d’égalité avec ses semblables.
Il s’ensuit pour Adler l’abandon de toute forme de pouvoir politique, et cela d’une manière extraordinaire tant pour les oreilles des Allemands que pour celles d’autres nations: «Notre peuple n’est pas humilié par la défaite. Le laurier de la victoire ornant le front du général vainqueur ne nous tourmente pas. Pendant de longues années, nous étions les leurrés, maintenant nous sommes savants: après l’affliction et la misère du présent, notre peuple innocent aperçoit la lumière d’une nouvelle connaissance. Jamais notre vie n’était plus misérable qu’à l’apogée de notre pouvoir! L’aspiration au pouvoir est une pure imposture fatale et empoisonne le vivre ensemble des êtres humains! Quiconque recherche l’esprit communautaire doit renoncer à la soif du pouvoir!» [original en italique] Selon Adler, les vaincus de la guerre ont bien appris la leçon, «pour l’annoncer à leurs semblables: l’histoire de l’humanité pleine d’horreur et de chagrin n’a été jusqu’à présent rien d’autre qu’un enchaînement d’aspirations échouées au pouvoir». Alfred Adler parle de «l’idée la plus fondamentale de toutes les cultures» et voit en elle «le rejet définitif de la recherche du pouvoir et de l’émergence définitive de l’esprit de solidarité en principe directeur».
L’extrait suivant des pensées d’Alfred Adler aurait tout aussi bien pu être formulé en 2018: «Comment peut-on expliquer que la soif du pouvoir d’un nombre si restreint de personnes ait trouvé tant de serviteurs et d’adeptes empressés? La seule réponse possible est qu’eux aussi avaient la soif de la domination en eux! Ils se trouvaient là où était le pouvoir suite à leur conviction intérieure, parce qu’eux aussi espéraient qu’avec l’accroissement de la violence de leurs maîtres, leur chance de gagner en pouvoir augmenterait. Les années de capitalisme, accompagnées de l’avidité déchaînée de soumettre autrui, ont attisé excessivement la rapacité dans l’âme humaine.»
Nous savons que les idées d’Adler ne se sont pas généralisées après 1918. Bien au contraire, la politique de l’aspiration au pouvoir a continué, menant à diverses dictatures et à une nouvelle guerre mondiale, encore plus cruelle que la première. Après la Seconde Guerre mondiale, le monde a pris à nouveau du recul, mais de brève durée, également après la guerre froide en 1990. Pourtant, combien d’injustices ont été commises également pendant les 70 dernières années? Et où en sommes-nous aujourd’hui dans nos pays et dans les relations internationales?
En ce qui concerne l’Allemagne, les conditions sont misérables. On n’a guère envie d’énumérer tout ce qui va mal.
Mais il y encore autre chose qui s’oppose aux injustices. Ce sont les principes de la Loi fondamentale formulés en 1949 et ancrés dans la pensée du droit naturel: la reconnaissance et le respect de l’inviolabilité de la dignité humaine, des droits fondamentaux, des principes étatiques de la démocratie – aussi de la démocratie directe –, de l’Etat de droit, de l’Etat fédéral, de l’Etat social, de la séparation des pouvoirs, du respect des règles fondamentales du droit international, de l’anti-constitutionnalité et incrimination de tous les «actes susceptibles de troubler la coexistence pacifique des peuples et accomplis dans cette intention, notamment en vue de préparer une guerre d’agression […]». [cf. GG 26(1)] – Et c’est avant tout l’humanité de l’homme.
La politique allemande des dernières décennies a sapé et renversé un grand nombre de ces principes et a tenté de les éliminer – jusque dans la vie intérieure des gens.
N’est-ce pas grand temps de se rappeler des pensées comme celles formulées par Alfred Adler après la catastrophe de la Première Guerre mondiale, il y a près d’un siècle, pour y réfléchir avec soin et parler ouvertement de ce qui est véritablement important?
En Allemagne, il existe plus de 100 partis politiques et encore davantage de mouvements citoyens. Nul n’est en droit de juger de leurs très divers intérêts. Cependant, ne manque-t-il pas un regroupement indépendant de femmes et d’hommes mettant l’esprit de solidarité et de communauté au centre de leurs objectifs, un mouvement citoyen pour la raison et l’humanité? Un mouvement citoyen pour le maintien des principes de la Loi fondamentale? Car de très nombreux citoyens et citoyennes ne veulent plus rester sans réagir à observer comment la situation de notre pays se détériore continuellement. Nous voulons reconstruire le pays de manière positive en nous concentrant sur la solution des problèmes factuels – sans aucun intérêt de gagner du pouvoir.
Certains prétendent que les choses doivent continuer à se détériorer avant que les gens reprennent leurs esprits. Nous ne sommes pas de cet avis: chaque nouvelle victime est une victime de trop. Nous ne nous attendons pas à des résultats rapides, mais toute hésitation n’améliore rien, au contraire. Avant la moisson, il faut semer et cultiver le champ. Les premières préparations se font souvent déjà en hiver. Donc, pourquoi ne pas s’y mettre dès maintenant? •
1 Le texte cité se trouve dans: Adler, Alfred. «Psychotherapie und Erziehung. Ausgewählte Aufsätze. Band I: 1919–1929». Editeurs Heinz L. von Ansbach et Robert F. Antoch, Frankfurt a. M. 1982
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