Le 25 avril dernier, la Fondation Friedrich-Ebert a présenté au public les résultats d’une nouvelle étude intitulée «La perte du centre. Circonstances hostiles. Tendances d’extrême droite en Allemagne 2018/19».1 Sur plus de 300 pages, ce document fournit les résultats d’une enquête conçue par l’Institut de recherche interdisciplinaire en matière de conflits et de violence (IKG) de l’Université de Bielefeld, et menée auprès de 1890 citoyens allemands jugés représentatifs de la population du pays. La Fondation Friedrich-Ebert est pour sa part la fondation du Parti social-démocrate allemand (SPD).
Selon le résumé2 de l’étude, celle-ci a pour objectif d’«informer sur la stabilité et l’instabilité de la démocratie en Allemagne». Plus loin, on lit que «la majorité des Allemands est en faveur de la démocratie […]. Néanmoins, un tiers d’entre eux montre également des tendances non-libérales envers la démocratie […]. Les tendances négatives vis-à-vis des requérants d’asile ont même augmenté, avec une personne sur deux qui partage des avis négatifs sur ces derniers. Cette tendance s’est encore renforcée par rapport à 2016, malgré la diminution du nombre de requérants au cours de la période concernée. […] Les théories du complot sont un autre élément largement partagé dans la population, dont 46% pense que des organisations secrètes influencent les décisions politiques, et dont la moitié préfère suivre son intuition plutôt que les avis d’expert(es). Près d’un quart des personnes interrogées soupçonnent quant à elles que les médias sont de mèche avec la politique. […] Globalement, l’étude relève donc qu’en surface, la démocratie est largement soutenue, tout en étant accompagnée par des convictions antidémocratiques et antipluralistes.» Ainsi, les auteurs de l’étude soulignent que le centre perd son assise et son orientation démocratique [soulignement par l’auteur].
L’étude a suscité de nombreuses réactions très variées dans les médias et le monde politique. La majeure partie des médias privés et des médias traditionnels de service public ont repris les principales affirmations de l’étude sans examen critique, avec toutefois quelques exceptions, dont le quotidien «Bild». Anton Hofreiter, le président de l’Alliance 90/les Verts au Parlement allemand, et la ministre de la famille et politicienne SPD Franziska Giffey se sont également emparés de l’étude sans examen critique, avant de formuler des revendications politiques telles qu’une «loi pour le renforcement de la démocratie». L’ancien président du SPD Sigmar Gabriel a quant à lui critiqué l’étude et remis en question ses jugements dans une contribution approfondie adressée au journal berlinois «Tagesspiegel».3 Enfin, certaines associations telles que l’association d’enseignants Association formation et éducation (VBE) n’ont pas même attendu une analyse critique de l’étude pour formuler des revendications, dont les fondements, s’ils sont justes, n’ont pourtant pas grand-chose à voir avec l’étude.4
Si les jugements formulés par la Fondation Friedrich-Ebert en guise de résumé des résultats étaient vraiment justes, il y aurait effectivement lieu de se préoccuper. En guise d’entrée en matière, Andreas Zick, l’un des auteurs de l’étude, y est cité comme suit: «Si des préjugés haineux, des tendances de droite populiste, d’extrême droite ou de nouvelle droite, des théories complotistes, de la méfiance et des tendances démocratiques antilibérales sont répandus, […] alors le centre politique de la société subit des pertes et la démocratie devient instable.» A cet égard, le politicien SPD Sigmar Gabriel a toutefois déclaré de manière très convaincante qu’il n’est pas admissible de mettre en relation des résultats significatifs de l’étude avec les notions d’«extrémisme de droite», de «populisme de droite», de «complotisme» ou encore de «haine envers des êtres humains». Il faut admettre que les questions suivantes sont parfaitement légitimes: de tels adjectifs et étiquettes visent-ils à éviter une réflexion objective sur l’opinion des Allemands ayant participé à l’enquête? L’étude relève aussi que 86% d’entre eux trouvent indispensable que l’Allemagne soit gouvernée de façon démocratique, et que 96% sont d’avis que la dignité et l’égalité doivent être les priorités absolues. Dès lors, n’y a-t-il pas lieu de remarquer plutôt la cohérence entre ces avis et les résultats décriés par l’étude comme «de droite populiste», «antilibéraux» ou «complotistes»?
L’étude estime que les 54% d’Allemands questionnés, émettant des réserves face aux requérants d’asile, démontrent de la «haine envers des êtres humains». Sigmar Gabriel écrit à ce sujet: «Pour bien des gens, la perte de contrôle durant les années d’arrivée massive de migrants joue un rôle dans la perte de confiance vis-à-vis des capacités d’action ‹des politiques›. […] Est-ce vraiment si étonnant qu’il existe un sentiment d’insécurité face aux migrants? Pourquoi donc craignons-nous d’affirmer ouvertement que ‹trop de migrants seraient arrivés en trop peu de temps›, avec pour conséquence une intégration insuffisante dans la société allemande?» Et plus loin: «Il est incroyablement bête de taxer de xénophobe une personne qui pense simplement que la justice et l’ordre doivent également s’appliquer au droit d’asyle, et qu’un trop grand nombre de requérants d’asyle déboutés restent dans le pays.» Comme de nombreux autres médias allemands, l’hebdomadaire Die Zeit a totalement adhéré aux principales affirmations de l’étude. La photo choisie pour illustrer les propos de l’étude est d’ailleurs intéressante: on y voit un membre de l’AfD vêtu d’un t-shirt sur lequel est écrit «Notre pays, nos règles».5 Pourquoi cette déclaration est-elle aujourd’hui considérée comme répréhensible?
Lorsque les politiques et les médias prennent position et agissent politiquement en donnant fréquemment l’impression d’être coordonnés et que par conséquent, de nombreux citoyens ne se sentent plus représentés, faut-il vraiment s’étonner que de nombreuses personnes interrogées aient affirmé que «le gouvernement ne dit pas la vérité à la population» (plus de 30%), que «les partis au pouvoir trompent le peuple» (22%), que l’Allemagne est victime d’une dictature d’opinion (55%), que «près d’un quart des participants présument que les médias sont de mèche avec la politique», et que 46% considèrent qu’il existe des organisations secrètes qui influencent les décisions politiques? Tous ces avis sont-ils de «droite populiste», «antilibéraux» et «complotistes»?
Les auteurs qui ont publié, en langue allemande, deux volumes fouillés sur l’Etat profond («Deep State») sont ouvertement de gauche. Il est question d’une théorie, déjà étudiée empiriquement, qui prétend que les politiciens, lesquels changent toutes les quelques années lors des élections, ne peuvent pas décider librement lors d’importantes décisions politiques, mais que des forces axées sur le long terme (telles que le complexe militaro-industriel, contre lequel avait déjà mis en garde le président états-unien Eisenhower) font pression en coulisse et développent une influence majeure.6
Qui est aujourd’hui encore assez naïf pour croire que nos parlementaires, libres de toute influence étrangère, s’efforceraient à mettre en œuvre ce que leur prescrit l’article 38 de la Loi fondamentale: «Les députés du Bundestag allemand […] sont les représentants de l’ensemble du peuple, ne sont liés ni par des mandats ni par des instructions et ne sont soumis qu’à leur conscience.» Le 29 avril, la radio semi-publique Deutschlandfunk annonçait même que «dans un rapport publié à Berlin […] à propos des cinq ans de mandat de Jean-Claude Juncker, président sortant de la Commission européenne, il est fait mention que malgré le très haut niveau de transparence atteint par la Commission et le Parlement européens en matière de lobbys, des entreprises parviennent parfois à prendre le contrôle sur des lois et des processus politiques. La raison en est que par le biais du Conseil européen, les Etats-Nations privilégiaient fréquemment les intérêts de leurs industries nationales. C’est ainsi que le gouvernement de la République fédérale diluerait ou retarderait des tests efficaces de gaz d’échappement et l’application de meilleures règles dans la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale.»
L’étude doit reconnaître dans son propre texte qu’en Allemagne, et autant à l’Ouest qu’à l’Est, les idées d’extrême droite représentent une part infiniment faible de l’opinion publique,7 qu’elles ont encore diminué de manière significative au cours de ces dernières années, et qu’elles sont aussi peu présentes à l’Est qu’à l’Ouest, contrairement à ce qui est souvent insinué à propos de l’Allemagne de l’Est. A quoi bon dès lors construire un danger «de droite populiste», «antilibéral» et «complotiste», si cette construction n’a plus de rapport ni avec la justice et la loi, ni avec la Loi fondamentale allemande et une démocratie vigoureuse? Au contraire! A qui cela doit-il servir?
Il est difficile de savoir vers quoi vont se tourner les citoyens allemands si les politiques continuent comme par le passé. Comme tout le monde, nous les Allemands ne sommes pas exempts de préjugés et de généralisations inadmissibles. Mais percevoir le peuple allemand à travers les préjugés que l’on trouve dans la nouvelle étude de la Fondation Friedrich-Ebert n’y changera rien. Pourquoi ne pas adopter, aussi face aux Allemands, l’attitude de Sigmar Gabriel, qui écrit à propos de l’étude: «Ce débat cimente le ‹vous› et le ‹nous› au lieu de surmonter justement ce paradigme. Dans le doute, cette manière de polémiser, au lieu de ‹renforcer la démocratie›, a un effet polarisant.» D’ailleurs, l’ancien président du SPD affirmait déjà au début de son article que cette étude dévoile à vrai dire «une réalité absolument réjouissante», qui pourrait valoir «aux Allemands […] d’être félicités». •
1 Le texte de l’étude peut encore être téléchargé à l’adresse suivante: <link https: www.fes.de>www.fes.de/index.php
2 <link https: www.fes.de>www.fes.de/index.php
3 <link https: www.tagesspiegel.de politik von-wegen-verlorene-mitte-eine-studie-und-ihre-bewusste-fehlinterpretation>www.tagesspiegel.de/politik/von-wegen-verlorene-mitte-eine-studie-und-ihre-bewusste-fehlinterpretation/24263736.html
4 Ainsi le président de l’association VBE Udo
Beckmann a-t-il réclamé que «l’abrutissement croissant des mœurs dans notre société et ses tendances antidémocratiques et antipluralistes
doivent être traités déjà à l’école au moyen
d’une éducation plus intensive aux valeurs et à la démocratie.» (<link www.vbe.de presse pressedienste-2019 es-braucht-mehr-werte-und-demokratieerziehung-an-schule>www.vbe.de/presse/pressedienste-2019/es-braucht-mehr-werte-und-demokratieerziehung-an-schule/ )
5 <link https: www.zeit.de gesellschaft zeitgeschehen>www.zeit.de/gesellschaft/zeitgeschehen/2019-04/rechtspopulismus-friedrich-ebert-stiftung-fremdenfeindlichkeit-extremismus
6 Mies, Ullrich; Wernicke, Jens (éd.). Fassadendemokratie und Tiefer Staat. Auf dem Weg in ein autoritäres Zeitalter. Vienne 2017; Mies, Ullrich (éd.). Der Tiefe Staat schlägt zu. Wie die westliche Welt Krisen erzeugt und Kriege vorbereitet.
Vienne 2019
7 Même ici, des critères sont appliqués, lesquels n’ont plus rien à voir avec la notion d’inconstitutionnalité telle qu’elle est définie dans la Loi fondamentale. Ainsi, à en croire l’étude, les tendances d’extrême droite comprendraient également un élément appelé chauvinisme national, vérifié lorsque le candidat approuve l’affirmation suivante: «L’objectif principal de la politique allemande devrait être de procurer à l’Allemagne le pouvoir et l’influence qui lui revient.»
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