Peu avant les élections européennes, la Fondation Bertelsmann publie un document stratégique (une «étude» selon le résumé allemand) présentant les effets du marché intérieur de l’UE sur les revenus des habitants des pays de l’UE et de l’EEE ainsi que de la Suisse avec des résultats étonnants.1 Dans tous les pays, le revenu par habitant augmenterait considérablement chaque année grâce au marché intérieur – certes pas partout et pas pour tous au même niveau, mais tout de même: «Le marché intérieur européen n’a pas conduit uniquement à la suppression des contrôles aux frontières, mais il a également rempli les portemonnaies. En moyenne, le marché intérieur augmente les revenus des citoyens de l’UE annuellement d’environ 840 euros par personne. Pour l’Allemagne, l’augmentation annuelle du revenu par personne s’élève à 1046 euros».2
Pour de nombreux chômeurs espagnols, retraités grecs ou bénéficiaires allemands de Hartz IV, pouvant à peine subvenir à leurs besoins de subsistance avec leur maigre allocation mensuelle, sans parler de pouvoir financer leur famille, de telles déclarations sont une pure dérision. Le document stratégique de Bertelsmann pourrait donc avoir un effet inverse à celui prévu aux yeux de nombreux électeurs de l’UE. Outre l’électorat de l’UE, l’étude vise notamment les Suisses et les Britanniques. Précisément ces deux peuples – ne voulant ni adhérer à l’UE ni y rester – seraient parmi les plus grands profiteurs du marché intérieur de l’UE. Tel est l’appât rusé, avec lequel Bruxelles veut convaincre les Suisses d’approuver l’accord-cadre institutionnel et les Britanniques de revenir sur leur décision de retrait.
Par la suite, nous allons examiner quels sont véritablement les avantages financiers de la participation au marché intérieur de l’UE, et cela d’un point de vue politique.
En Suisse, les médias grand public ont été ravis de se jeter sur cet appât. Le «St. Galler Tagblatt», appartenant au groupe NZZ, met en garde sous le titre «Nous, les profiteurs suisses»: «Les forces politiques remettant en question notre participation au marché intérieur de l’UE [...] doivent savoir qu’elles détruisent ainsi notre prospérité. C’est le prix à payer si l’on continue à rêver d’une plus grande indépendance.»3
Dominic Ponattu, chef de projet Bertelsmann et co-auteur du document stratégique, met personnellement en garde les Britanniques: «Un retrait complet des Britanniques du marché intérieur frapperait durement non seulement Londres et son agglomération mais avant tout les régions industrielles et innovantes du sud du pays.»4 En focalisant sur la Grande-Bretagne, on a mandaté comme second auteur le professeur Giordano Mion, économiste britannique et membre du Centre for Economic Policy Research (CEPR, UK).5
Difficile à comprendre pour les profanes – ou formulé délibérément de manière compliquée? –, nous n’allons pas analyser ici le modèle utilisé par Mion et Ponattu pour «prouver» les gains faramineux des revenus supposés créés par le marché unique européen. Laissons de côté le «modèle de gravité» appliqué et les calculs de simulation correspondants, ainsi que les estimations de l’incidence que le marché intérieur de l’UE, ou sa disparition, pourrait avoir sur le commerce.6
En fait, ce n’est pas si difficile: les auteurs partent du principe que le commerce entre entreprises sur le marché intérieur (par exemple une entreprise italienne et une entreprise polonaise) est financièrement plus avantageux en raison des coûts commerciaux plus faibles (élimination des droits de douane et des barrières non tarifaires7). Cela a un effet positif sur les prix et la production (les consommateurs peuvent se permettre davantage en raison des prix plus bas = demande croissante; par conséquent, il est possible de produire davantage = offre croissante). «D’une part, cela garantit une concurrence accrue pour les meilleurs produits et les prix les plus bas; d’autre part, le marché intérieur facilite les investissements des entreprises à l’intérieur de l’Europe [...].» Les entrepreneurs de l’îlot de cherté suisse, par exemple, sont obligés de lutter pour vendre les meilleurs produits, ce qu’ils arrivent souvent à faire, mais lors d’une concurrence pour les prix bas, ils n’ont aucune chance. Davantage de concurrence, en revanche, conduit à de nouvelles réductions de prix et, par conséquent, à une plus forte croissance économique, poursuivent les auteurs: «Le renforcement des liens commerciaux à travers le marché unique conduit finalement à un transfert des ressources économiques (travail et capital) des entreprises les moins productives vers les plus productives, permettant ainsi à augmenter encore davantage la productivité économique globale.»8
En clair, cela signifie, par exemple, que la production de tomates des agriculteurs des pays méditerranéens (= entreprises moins productives) est transférée aux grands consortiums néerlandais (= entreprises les plus productives), parce que leurs PDG ont plus de pratique en matière de tactiques favorisant la concurrence. De là, les tomates sont ensuite transportées vers un pays à bas coûts dans le sud-est de l’UE pour être transformées en conserves, puis elles retournent en Méditerranée ou ailleurs pour être vendues. Ce mouvement de va-et-vient des matières premières, des pièces détachées, des produits semi-finis et finis à travers le continent pollue l’air et produit de la congestion et du bruit, mais crée de nombreux emplois à bas prix pour les conducteurs de camions et donc des profits plus élevés pour les grands groupes logistiques (= la productivité économique globale peut croître plus fortement). L’ensemble de ce réseau de chaînes de production dans le marché intérieur de l’UE entraîne une nouvelle baisse des prix, «ce qui peut accroître le bien-être des consommateurs». Ou plutôt le bien-être ou les profits des principaux actionnaires et dirigeants des multinationales. Le bien-être des producteurs de tomates, de leurs familles et des chômeurs, pour lesquels des emplois pourraient être créés dans des conserveries potentielles en Méditerranée, serait bien plus important s’ils pouvaient produire, transformer et consommer localement (comme le recommande le Rapport mondial sur l’agriculture).
Le bien-être ne signifie pas nécessairement la prospérité financière, mais plutôt le bien-être des personnes au sein de leur famille et au travail, ainsi que le vivre-ensemble responsable au sein de la communauté, leur bien-être physique et mental, une bonne éducation et de bons soins de santé, et tout ce qui est nécessaire pour une vie humaine décente. La construction du marché intérieur de l’UE a éloigné les gens d’un tel modèle de vie. Dans une Europe d’Etats souverains, libres et égaux, vivre et travailler ensemble pour le bien de tous pourrait être beaucoup mieux organisé.
Le document stratégique de Bertelsmann ne porte pas sur le bien-être des personnes dans le monde du travail local et du vivre-ensemble, il s’agit avant tout de l’argent, distribué de manière très injuste dans l’économie de marché planifiée prévalant dans le marché intérieur de l’UE. Selon Aart de Geus, président du directoire de la Fondation Bertelsmann: «Le marché intérieur de l’UE est l’un des principaux moteurs de notre prospérité et fonctionne de la même manière que l’économie de marché: tout le monde n’en bénéficie pas de la même manière, mais tout le monde y gagne.»9 Vraiment tous?
L’étude compare d’abord les «effets économiques du marché intérieur au niveau des pays» et parvient à une conclusion guère surprenante: au sein des pays, il existe de grandes différences dans l’évolution du revenu par habitant. Selon l’étude, «la Suisse est en tête avec 2914 euros de gains de revenu par habitant, suivie du Luxembourg (2834 euros) et de l’Irlande (1894 euros)». L’Allemagne et la France figurent également parmi les dix premiers pays, avec des gains de revenu de plus de 1000 euros par habitant, tandis que la Bulgarie et la Roumanie sont en queue de liste avec respectivement 242 et 193 euros, et la Grèce et le Portugal enregistrent également des augmentations minimes.
Au niveau régional, Zurich est en tête, devant Luxembourg, le Vorarlberg et Salzbourg, sous prétexte de sa proximité avec l’Allemagne (coûts moins élevés en raison des courtes distances avec les principaux partenaires commerciaux) – une raison absurde à une époque des vols bon marché et des produits africains à prix cassés malgré les longues distances. – Londres en tant que centre financier et d’autres centres économiques britanniques sont également parmi les meilleurs.
L’étude en tire deux conclusions bien connues: «Ces résultats montrent que les petites économies ouvertes, fortement orientées vers le commerce et très compétitives, tirent particulièrement profit du marché intérieur». Et: «[…] que les pays du centre géographique de l’Europe en profitent davantage […]».10
Rien de nouveau sous le soleil – sauf que le document stratégique note que l’augmentation du revenu par habitant est une réussite du marché intérieur de l’UE. On pourrait aussi argumenter différemment: apparemment, malgré l’égalitarisme d’une bureaucratie omniprésente, il n’a pas été possible d’obtenir davantage de justice dans ce «Projet de paix européen» – et, à vrai dire, cela n’a jamais été l’objectif. «Tout le monde ne profite pas de la même manière […]».
Les principales conclusions du document stratégique de la fondation Bertelsmann sont tirées de l’original anglais (le résumé en allemand ne les explique pas aussi clairement): «Nos résultats indiquent que les gains du marché unique peuvent continuer à aggraver les disparités régionales préexistantes, renforçant ainsi le schéma cœur et périphérie et les inégalités en général.»11 La Grèce et d’autres pays devant vivre sous l’égide de la tripartite FMI/BCE/Bruxelles ont suffisamment fait l’expérience de l’effondrement de l’espoir de nombreuses personnes de leur pays à être mieux loties en adhérant à l’UE.
Les moyens proposés par le document stratégique sont les suivants: «des mesures visant à accroître la productivité» dans les régions concernées, c’est-à-dire «des investissements dans les infrastructures (numériques) et la formation continue» dans le cadre de la politique de cohésion de l’UE. Cela éveille en nous toutes sortes d’idées: quelles grandes entreprises font ces investissements pour générer davantage de profits? Quel bien cela fait-il aux Etats «bénéficiaires»? Davantage de dettes? Ne leur serait-il pas beaucoup plus utile de pouvoir décider eux-mêmes des ressources nécessaires pour développer leur économie? Pour qu’ils puissent être eux-mêmes actifs dans des entreprises coopératives et des entreprises familiales, selon leurs goûts …
«En outre, il est essentiel de garantir la promotion de la concurrence pour tous les pays et toutes les régions dans le but de profiter des avantages du marché unique, tant en termes de productivité accrue que de baisse des prix.»12 Malgré des milliers de répétitions, ce concept ne fonctionne pas, du moins pas pour les régions à faible revenu: La concurrence profite avant tout aux multinationales, ayant toujours une (ou plusieurs) longueur d’avance.
L’étude conclut en ciblant le marché des services: «Près de 75% de la valeur ajoutée au sein de l’UE se base sur les services, cependant seulement un tiers des exportations de l’UE sont des services. Une meilleure réglementation du commerce des services pourrait donc permettre au marché intérieur d’élargir encore le gâteau économique.»13
Confier tous les services au marché européen illimité? L’éducation, la santé, l’énergie, l’environnement et bien d’autres domaines? Non, jamais!
En ce qui concerne la Suisse, elle figurait parmi les trois pays dont le revenu par habitant était le plus élevé (au niveau mondial) bien avant les Accords bilatéraux avec l’UE. Les petites économies, surtout si, comme la Suisse, elles n’ont guère de ressources naturelles, ont toujours dû être «ouvertes au monde» pour prospérer, c’est-à-dire pour commercer avec tous les pays et les peuples et favoriser les échanges culturels, elles doivent faire un effort particulier et ont besoin de piliers différents. Le bon état de la place économique suisse n’est pas uniquement dû à la place financière, ne générant qu’une faible part du PIB (6–8%) tout en étant massivement mise sous pression par ses concurrents les plus puissants – dont l’UE! – depuis plusieurs années. En réalité, près de 99% des entreprises sises en Suisse sont des PME dans les secteurs les plus variés, dont la grande majorité forment des apprentis et font leurs affaires principalement en Suisse.
Un autre facteur interne est la formation professionnelle duale. Outre les lycées et les Hautes Ecoles, elle est d’une importance capitale pour le bien-être de la population suisse et pour le faible taux de chômage, notamment dans la génération des jeunes. Elle exige une bonne formation par l’école obligatoire, une grande motivation et une grande fiabilité, ainsi qu’une capacité à coopérer – «à travailler la main dans la main». (Un avertissement aux réformateurs scolaires qui, malheureusement, dominent actuellement la scène: ne scier pas cette branche sur laquelle nous sommes tous assis!)
Le fait que les Suisses se portent bien tient aussi à ce qu’ils «font eux-mêmes de l’ordre dans leur maison»: grâce à leurs droits de démocratie directe, une économie à petite échelle et des droits toujours et encore assurés au niveau des cantons au sein d’une Confédération fédéraliste et – très important! – la neutralité armée. Les pays ne faisant pas la guerre et utilisant leur armée uniquement pour se défendre, économisent non seulement beaucoup d’argent, mais peuvent utiliser leurs forces pour des activités beaucoup plus sensées dans le monde.14
La prospérité de la Suisse ou de tout autre pays n’a que peu à voir avec sa participation au marché intérieur de l’UE, comme le confirme Bertelsmann dans la conclusion résumée ci-dessus. Nous avons commercé avec les entreprises d’autres pays européens bien avant l’existence de l’UE et nous espérons que nous continuerons à le faire pendant longtemps encore. Des accords de libre-échange sur mesure, comme celui toujours en vigueur entre la Suisse (et les autres pays de l’AELE) et la CE de 1972, sont un instrument beaucoup plus approprié pour un Etat souverain que l’intégration politique dans un colosse bureaucratique et centralisé. •
1 «Estimating economic benefits of the Single Market for European countries and regions. Policy Paper». Bertelsmann Stiftung 2019. Version abrégée allemande: «Effets économiques du marché intérieur de l’UE dans les pays et régions d’Europe. Résumé de l’étude» (<link http: www.bertelsmann-stiftung.de fileadmin files bst publikationen grauepublikationen ez_study_singlemarket.pdf external-link seite:>www.bertelsmann-stiftung.de/fileadmin/files/BSt/Publikationen/GrauePublikationen/EZ_Study_SingleMarket.pdf)
2 Page de couverture Bertelsmann Stiftung du 8/5/19 (<link http: www.bertelsmann-stiftung.de de themen aktuelle-meldungen mai eu-binnenmarkt-erhoeht-pro-kopf-einkommen-der-deutschen-um-1000-euro-jaehrlich external-link seite:>www.bertelsmann-stiftung.de/de/themen/aktuelle-meldungen/2019/mai/eu-binnenmarkt-erhoeht-pro-kopf-einkommen-der-deutschen-um-1000-euro-jaehrlich/)
3 St. Galler Tagblatt du 8/5/19.
4 Page de couverture Bertelsmann Stiftung du 8/5/19
5 Selon Wikipedia le CEPR «n’a aucun lien avec le Center for Economic and Policy Research américain, utilisant la même abréviation.»
6 «Effets économiques du marché intérieur de l’UE dans les pays et régions d’Europe. La dérivation théorique détaillée du modèle est disponible sur demande selon la note de bas de page 1 (page 3).
7 Les obstacles tarifaires au commerce sont principalement des tarifs douaniers. Les obstacles non tarifaires au commerce sont toutes les autres mesures visant à protéger la production nationale
et à rendre les importations plus difficiles telles
que les réglementations techniques, les formalités
d’enregistrement des importations, les exigences
de qualité des produits, les interdictions ou
restrictions d’importation, etc. (Gabler Wirtschaftslexikon. <link https: wirtschaftslexikon.gabler.de definition nicht-tarifaere-handelshemmnisse-37062 external-link seite:>wirtschaftslexikon.gabler.de/definition/nicht-tarifaere-handelshemmnisse-37062)
8 «Effets économiques du marché intérieur de l’UE dans les pays et régions d’Europe», Résumé de l’étude» (page 4)
9 Page de couverture Bertelsmann Stiftung vom 8/5/19
10 «Effets économiques du marché intérieur de l’UE dans les pays et régions d’Europe. Résumé de l’étude» (page 4).
11 «Our results suggest that gains from the SM may further reinforce pre-existing regional differences, this way adding to the core-periphery pattern and inequality more generally.» («Estimating economic benefits of the Single Market for European countries and regions. Policy Paper». Bertelsmann Stiftung 2019. Conclusion, p. 23)
12 «Moreover, promoting competition is vital to make sure that all countries and regions reap the benefits of the SM with respect to both higher productivity as well as lower prices». Conclusion, p. 23
13 «Almost 75% of EU-wide value added are based on services, yet, only about a third of all EU exports are services. Better regulation on services trade could thus allow for an even greater size of the economic pie to be achieved through the SM.» Conclusion, p. 23
14 Par exemple, l’offre suisse des bons offices est plus susceptible d’être utilisée si le Conseil fédéral se comporte de manière absolument impartiale dans les conflits: récemment, le gouvernement américain a donc de nouveau demandé à la Suisse d’assumer sa représentation consulaire dans les relations avec le Venezuela.
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