L’actuel patron du Swatch Group, Nick Hayek, livre son opinion sur les questions relatives à l’industrie horlogère et à la Suisse (interview du 6 juillet sur ch.media par Patrick Müller et Nik Vontobel). On retrouve ici plusieurs extraits de cette interview, accompagnés de quelques remarques explicatives.
Patrick Müller et Nik Vontobel: Il y a des entrepreneurs qui hésitent à investir face à l’insécurité et à l’incertitude – les mots clés sont la guerre commerciale et les accords-cadres entre la Suisse et l’UE.
Nick Hayek: C’est vraiment aux entrepreneurs que vous vous référez? Ou ne parleriez-vous pas plutôt de managers et de pseudo-investisseurs?
En tant qu’entrepreneur-exportateur, ne craignez-vous pas un isolement de la Suisse ?
Non. Nous avons naturellement besoin d’accords commerciaux, mais pas seulement avec l’Europe; avec le monde entier – et nous les avons. Mais voyez-vous, et je dis cela sans arrogance: la Suisse est admirée partout dans le monde, souvent même enviée. Pourquoi devrions-nous, par opportunisme à court terme, renoncer à nos points forts et nous aligner sur les divers modèles d’échec de nombreux pays européens? Nous sommes beaucoup plus utiles à l’Europe en restant tels que nous sommes et la réussite des exportations de nos produits n’a rien à voir avec des accords quels qu’ils soient.
C’est-à-dire?
Notre industrie – et je ne parle pas seulement du Swatch Group – fabrique des produits innovants et de haute qualité qui, en raison de leur origine, jouissent d’une grande confiance. Nous sommes souvent plus chers. Et le franc fort est un frein, aussi puissant que des droits de douane. Et pourtant nous avons du succès. Nous réussissons mieux que de nombreuses entreprises exportatrices en France ou en Italie, bénéficiant pourtant d’un plein accès au marché sans entraves bureaucratiques.
Quand on s’intéresse à l’histoire, on pense inévitablement aux débuts de Swatch, vers la fin des années 1970. En 1983, Nicolas Hayek, le père de Nick Hayek, a cofondé le Swatch Group (dénommé à l’époque: Société de microélectronique et d’horlogerie SA – SMH) et entamé son développement. Les débuts ont été semés d’embûches. La «troisième révolution industrielle» venait de commencer. On avait de plus en plus recours aux ordinateurs et on inventait de nouveaux moyens de communication à l’échelle mondiale, qui commencèrent à faire évoluer le monde du travail. Les grandes entreprises suisses traditionnelles comme Alusuisse, Brown Boveri BBC, Saurer, SIG ou Von Roll connurent des difficultés. En très peu de temps, des milliers d’emplois furent supprimés au niveau national. L’industrie horlogère fut cependant la plus touchée. Les raisons de ces licenciements furent très spéciales.
A la fin des années 1960, des chercheurs des sociétés horlogères suisses et de l’EPFZ ont inventé la technologie à quartz et la montre digitale, une nouveauté fonctionnant avec une pile. A peu près au même moment, leurs collègues japonais mirent au point la même invention. Alors que les Suisses estimèrent que cette nouvelle technologie avait une portée pratique limitée et continuèrent de privilégier les montres mécaniques, des entreprises japonaises telles que Seiko, Casio et bien d’autres misèrent tout sur la nouvelle technologie à quartz. Les Japonais commencèrent à inonder le marché mondial avec des montres précises mais beaucoup moins chères. A cela s’ajouta un autre événement tout aussi grave pour l’industrie de l’horlogerie. Suite à la guerre du Vietnam, les Etats-Unis dénoncèrent l’accord monétaire de Bretton Woods. Les taux de change ont été libérés et le dollar américain commença à s’effondrer. Le franc suisse – basé sur l’or – s’est avéré être la monnaie-refuge. Dans les années suivantes, le cours du dollar passa de 4.37 frs à 1.30 frs. Les Etats-Unis en ont profité parce qu’ils purent rembourser leurs dettes de guerre avec des dollars dépréciés. Pratiquement toutes les devises majeures perdirent massivement de leur valeur par rapport au franc suisse. Même l’inébranlable mark allemand est lui aussi passé de 1,20 à 80 centimes. Pour l’industrie horlogère suisse tournée vers l’exportation, et dont la production s’effectuait à 100% en Suisse, les conséquences furent bien plus graves qu’aujourd’hui. Si, en 1970, un exportateur obtenait plus de 4 francs suisses contre un dollar américain, quelques années plus tard, il ne dépassait plus 2 francs. Pour contrer cette évolution, la Banque nationale suisse s’est livrée à des contrôles des mouvements de capitaux, avec des taux d’intérêt négatifs supérieurs à 10% ainsi qu’à d’autres mesures d’urgence. Les conséquences furent néanmoins désastreuses pour l’industrie horlogère: alors que dans les années 1960, dans le monde, 80% des montres venaient de Suisse, ce pourcentage se réduisit à 10% dans les années 1970. Plus de la moitié des emplois de l’industrie horlogère suisse furent supprimés et certains augures prédisaient leur disparition (Breiding et al. 2011, p. 79s.).
En 1978, le Conseil fédéral proposa un programme d’impulsion: la Confédération devait apporter un soutien financier à la recherche appliquée, à la formation technique et au développement dans les entreprises. Le Parlement élabora un programme de «mesures visant à atténuer les difficultés économiques». Il s’agissait notamment de promouvoir de nouvelles industries dans les régions en crise. Nicolas Hayek, conseiller d’entreprise encore peu connu et qui avait grandi au Liban, prit position contre ce type d’aides étatiques à l’industrie. Selon lui, le peuple suisse avait grande confiance dans le travail des entreprises. Celles-ci avaient besoin de bonnes conditions-cadres – par exemple de bonnes écoles, une bonne formation professionnelle spécialisée, une fiscalité modérée, etc. – pour que l’esprit d’entreprise puisse se développer de façon optimale. Nicolas Hayek démontra lui-même ce qu’il voulait dire par là.
Alors que de nombreuses personnes avaient déjà perdu foi en l’horlogerie suisse, Hayek fonda avec quelques compagnons la SMH (plus tard le Groupe Swatch) et en devint le patron.
Avec l’aide de ses ingénieurs et des chercheurs de l’ETHZ, il créa une Swiss Watch. Le 1er octobre 1983, il présenta le résultat à la presse: la Swatch – une montre suisse de qualité avec une technologie à quartz, pour 50 francs – et cela en 12 modèles pop. Et ce n’était que le début. La nouvelle montre devait devenir un accessoire de mode, quiconque, homme ou femme, pouvait en avoir plusieurs, l’une était assortie au jean, l’autre à la robe du soir. En outre, la «Swatch» devait également devenir un objet d’art et de collection. On réussit à engager des artistes de renom comme designers. Cinq ans plus tard, il s’en était déjà écoulé plus d’un million d’exemplaires.
Sur le plan politique, Nicolas Hayek et d’autres de ses adeptes obtinrent raison avec leur position critique envers les subventions étatiques pour l’industrie, comme en avaient décidé le Conseil fédéral et le Parlement. Lors d’une votation fédérale en 1985, le peuple rejeta clairement par 57% des voix la Loi sur l’aide à l’innovation IHG.
A la même époque, en France voisine, on voyait les choses différemment. Le président de la République François Mitterrand et son ministre de l’Economie et des Finances, Jacques Delors, réagirent à la même crise dans leur pays par des aides étatiques massives.
Le gouvernement prirent des parts dans de nombreuses grandes entreprises industrielles ou les nationalisèrent entièrement. De cette façon, les deux socialistes tentèrent de planifier et de gérer les affaires de manière centralisée d’en haut. Le pays n’en a pas été plus heureux. On ne put stopper la désindustrialisation – bien au contraire. Le chômage et les problèmes sociaux sont aujourd’hui encore très importants en France. En outre, la France est le pays le plus endetté de la zone euro. Jacques Delors fut promu président de la Commission des Communautés européennes en 1985 et avec le Traité de Maastricht, il devint l’architecte de l’Union européenne actuelle – ce qui n’est pas non plus une véritable réussite.
Il en est allé tout autrement pour les Hayek: en 1991, Nick, le fils, est devenu directeur du marketing, et père et fils commencèrent à conquérir le monde. En 2008, le 25e anniversaire de la «Swatch», on put fêter la vente de 381 millions d’exemplaires dans le monde entier – chacune de ces montres était une ambassadrice pour la qualité et l’innovation suisse. Un an plus tôt, Nicolas Hayek s’était fortement engagé en faveur de la préservation et à la protection de la prairie du Grütli – le «lieu de naissance» de la Confédération suisse. Deux ans plus tard, en 2010, il décéda sur son lieu de travail à l’âge de 82 ans.
Nick Hayek est lui aussi fortement ancré en Suisse et maintient à la tradition de ne produire qu’ici. Il dépend donc du taux de change, car ses montres produites localement sont exportées à 95% – contrairement à Nestlé, par exemple, dont la production s’effectue à 95% à l’étranger.
Il s’est passé des choses étranges ces derniers mois. En bourse, l’action Swatch s’est effondrée de près de la moitié – au point que les actionnaires se sentant liés à l’entreprise se frottent les yeux. Que se passe-t-il? Y a-t-il de sérieux problèmes? Risque-t-on une catastrophe similaire à celle de Swissair? – Non, l’entreprise est en parfaite santé et n’enregistre pas de pertes. Quiconque s’informe dans les médias financiers trouvent l’explication: les «vendeurs à découvert» sont à l’œuvre, et c’est une spécialité des hedgefonds, les fonds spéculatifs. Il est possible que George Soros, le spéculateur politique, soit à l’œuvre avec ses hedgefonds. Qu’est-ce qui les y incite? Quel but poursuivent-ils? Et comment s’y prennent-ils?
Les statistiques des exportations suisses laissent apparaître une décroissance d’environ un quart du chiffre d’affaires des montres de la gamme des Swatch au cours des cinq dernières années. (Finanz und Wirtschaft du 20 juillet) En outre, Swatch est confrontée à une nouvelle concurrence par la Smartwatch, mise sur le marché par Apple et Samsung. «Cette concurrence d’un nouveau genre va tordre le cou à Hayek avec sa Swatch, et nous en profiterons.» C’est comme ça – ou de manière similaire – que raisonnent les «sauterelles» et «investissent» des millions en conséquence. Ils vendent des actions Swatch «vides» en grandes quantités, ce qui entraîne une baisse des cours. Autrement dit, ils vendent des actions qu’ils n’ont pas. Par exemple, ils les empruntent à des fonds de pension ou ils les vendent à terme. Cela signifie qu’ils reçoivent l’argent immédiatement et ne doivent remettre les actions à l’acheteur que six mois plus tard ou les rendre aux fonds de pension. Le cours des actions commence donc à chuter, et les actionnaires mal informés commencent à vendre parce qu’ils ont l’impression qu’il se prépare quelque chose de grave. Il en résulte un mouvement baissier – exactement ce que veulent les «sauterelles». Après six mois, cela leur permet de racheter les actions en bourse à un prix beaucoup plus bas et de les rendre. Le «bénéfice» se chiffre alors dans l’ordre de plusieurs millions.
Il existe encore une autre variante de la stratégie des «sauterelles»: peut-être y a-t-il une opportunité de reprendre à bas prix une entreprise ayant des problèmes et étant soumise à des pressions supplémentaires du fait d’activités spéculatives, de la diviser en plusieurs parties et de les revendre avec un bénéfice. Toutefois, ce risque n’existe pas pour le Groupe Swatch, car environ 40% des voix sont entre les mains de la famille.
Nick Hayek est confiant. Certes, il y a eu une légère baisse des ventes de montres Swatch au cours de ces dernières années, ce qui n’est pas surprenant après un quart de siècle d’une envolée phénoménale. En outre, Hayek s’est ouvert un important marché en Chine, où les ventes sont en augmentation constante. Il connaît bien le pays et s’y trouvent souvent. Les Smartwatches d’Apple ou de Samsung vont-elles évincer la Swatch? Avoir un ordinateur au poignet ne peut pas remplacer la Swatch. De nombreuses personnes ont déjà un écran sous le nez, à titre privé ou sur leur lieu de travail. Puis, il y a le téléphone portable connecté pour les loisirs. Est-ce vraiment nécessaire d’avoir encore un ordinateur dans leur montre-bracelet? C’est peu probable. En outre, les montres numériques ne sont pas vraiment bon marché. Les spéculateurs misant déjà sur le déclin de la Swatch pourraient se tromper lourdement.
Les gens ont tous des besoins très divers. Actuellement, Nick Hayek fait la promotion de la Speedmaster d’Omega (appartenant au groupe Swatch). Buzz Aldrin l’a portée sur la Lune, il y a 50 ans. Il est également frappant de constater que les entreprises familiales indépendantes telles Rolex, Patek Philippe ou encore la manufacture d’Audemars Piguet, au Brassus, continuent à réaliser des chiffres d’affaires records chaque année. Ils fabriquent des montres de première qualité comme au bon vieux temps. Dans «le Meilleur des mondes informatiques», ces montres demeurent quelque chose de tout à fait unique, souvent encore en partie faites à la main. Elles ne vous appartiennent jamais entièrement …, c’est le slogan publicitaire de l’une de ces manufactures. Je pense que cela vaut aussi pour la Swatch. Celui qui en possède une, est détenteur d’une montre particulière illustrant une importante facette de l’histoire suisse. •
Source: Breiding, R. James; Schwarz, Gerhard, Le miracle économique suisse, origines et futur d’un modèle de réussite, Zurich 2011
Une autre question de «ch.media»: Et le fait que les Chinois construisent des ports, des routes et des chemins de fer dans la moitié de l’Afrique, ne vous dérange pas?
Nick Hayek: «[…] les pauvres en profitent. Expliquez à un Africain qui n’a ni eau, ni électricité, ni médicaments pourquoi il devrait refuser les investissements chinois parce qu’ils viennent d’un épouvantable pays autoritaire – et qu’il devrait donc attendre, tout gentiment, les aumônes de l’Europe démocratique. Il n’y a rien de plus hypocrite!
[…] Qui a pillé les ressources naturelles de l’Afrique et d’autres pays à l’époque du colonialisme – et laissé derrière elle que de la corruption? […] Qui d’autre investit dans tous ces pays? Même en Suisse, il n’y a guère d’investisseurs locaux, prêts à investir par exemple dans des hôtels. En Chine, il y a beaucoup d’entrepreneurs qui pensent à long terme et investissent en suivant leur intuition et pas seulement suite à des calculs financiers. Ils agissent et réfléchissent souvent à plus long terme et ne cherchent pas à faire de l’argent facile.»
Au cours de l’interview, on a demandé à Nick Hayek si, en tant que fan de la Chine et sceptique face aux Etats-Unis, il avait de la peine à comprendre que Donald Trump veuille limiter les exportations de la Chine.
Sa réponse: «Il ne s’agit pas de Trump. Parfois, il est même rafraîchissant, parce qu’il est authentique: un typique agent immobilier new-yorkais. Il suit davantage son instinct que l’intellect de ses conseillers. C’est pourquoi sa base lui reste fidèle et lui pardonne toutes les contradictions et ses erreurs. Personne n’est parfait. Ce qui me dérange en Amérique, c’est quelque chose de fondamental. […]L’Amérique se comporte de façon impérialiste. Elle impose sa morale au monde – et sa pensée à court terme, principalement guidée par le dollar, le profit et donc la Bourse. Money, Money, Money! L’Amérique officielle, et non les Américains, veut imposer au monde entier ce qui est juste et faux, ce qui est bien et mal. La Chine est différente, j’aime cela et c’est une chance pour le monde. […] Ils sont aussi une puissance avec leurs 1,3 milliards d’habitants. La Chine ne veut imposer sa philosophie à personne. […]
Les Etats-Unis et aussi l’Europe ont utilisé la Chine comme un atelier bon marché et aussi comme un marché phénoménal. Pendant des décennies, toutes les super-entreprises américaines ont réalisé d’énormes bénéfices avec ce modèle d’affaires et ont donc plu à Wall Street – aux dépens de la base industrielle des Etats-Unis et de la classe moyenne. Ils ont donné à la Chine la clé du pouvoir économique, et tout d’un coup, les Chinois fabriquent de meilleurs produits que de nombreuses industries établies dans l’ancien monde. […]
La Chine, cependant, grâce à une politique intelligente, a réussi à créer une large classe moyenne. Entre-temps, on y gagne des salaires assez élevés, de sorte que la Chine peut et veut se positionner de moins en moins comme atelier bon marché du monde. […] La voie est claire pour la Chine: développer et fabriquer ses propres produits de haute qualité et les vendre dans le monde entier sous leurs propres marques – et avec un marché intérieur aussi vaste, ils sont également très compétitifs à l’exportation.»
Selon l’intervieweur, le Conseil des Etats suisse voulait protéger les entreprises locales contre les investissements chinois et avait donc décidé de contrôler les investissements.
Nick Hayek: «C’est absurde. Selon la même logique, les politiciens devraient d’abord prendre des mesures contre les hedgefunds. J’ai plus de confiance en un entrepreneur chinois qu’en un hedgefund américain ou européen, ces «sauterelles» qui ont exploité et détruit tant d’entreprises. Et n’oublions pas qu’il y a eu un Werner K. Rey et Bally, et c’était nous qui avons causé la faillite de Swissair, sans la participation d’étrangers. Si les politiciens veulent vraiment s’engager en faveur de nos entreprises, qu’ils se battent avec nous contre le franc suisse massivement surévalué.»
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