La tendance de nier tout argument politique alternatif, aussi sérieux et honnête soit-il, se répand comme un cancer. Un exemple (parmi tant d’autres) est celui de l’approche négative au retrait de la Grande-Bretagne de l’UE dans d’autres pays européens et malheureusement aussi en Suisse. Les raisons en sont évidentes. Mais les dangers pour la démocratie qui découlent de tels modes de débat public sont grands.
Le retrait de la Grande-Bretagne de l’UE (Brexit) occupe beaucoup les esprits dans les Etats de l’UE, mais aussi en Suisse. Quelques semaines avant les élections aux Chambres fédérales suisses, la Télévision suisse-alémanique SRF 2 a diffusé le 12 septembre à 20h15 un long métrage britannique de 2019 sur les campagnes britanniques concernant le Brexit. Le film commence par l’annonce: «Ce film est basé sur des événements réels». Le texte d’accompagnement de la SRF dit: «En 2016, les Britanniques ont dit oui au Brexit. Comment en est-on arrivé là? Le stratège politique Dominic Cummings croyait connaître la réponse. En tant que leader de la campagne du ‹oui›, il s’est appuyé sur de nouvelles méthodes d’influence des électeurs contribuant à la victoire qui semblait perdue d’avance. […] Cummings se débarrasse d’abord de ses opposants conservateurs au sein de la campagne, puis s’entoure d’une équipe hautement professionnelle qui lui permet de mettre en place l’arme la plus pointue actuellement connue des militants politiques au XXIe siècle: les médias sociaux. Lorsqu’un employé de Cambridge Analytica lui propose d’utiliser le micro-ciblage pour s’adresser à des gens qui n’ont jamais voté auparavant, Cummings saisit intuitivement le potentiel d’une telle méthode.» En même temps, Dominic Cummings se caractérise comme suit: «Le conseiller politiquement obsédé, que l’ancien Premier ministre conservateur David Cameron a décrit comme un ‹sociopathe de carrière›, a beaucoup souffert dans le cirque politique londonien avant le début de l’histoire du Brexit. Entre-temps, il est devenu conseiller personnel du Premier ministre Boris Johnson connu sous le nom de «la force sombre du 10 Downing Street». Avec son style d’ingénieux autiste, il dérangeait de nombreux politiciens et autres conseillers en communication plus communicatifs que lui. Cependant, son palmarès était impressionnant, et il était considéré comme l’homme des cas désespérés.»
Afin de ne pas trop s’éterniser, les messages du film1 peuvent être résumés comme suit:
Le film, diffusé à la télévision suisse, s’inscrit ainsi dans le courant dominant de l’UE. Cela n’aide en rien à faire avancer la discussion factuelle.
Il est vrai que les motivations des élites politiques et sociétales britanniques à quitter l’UE n’étaient pas uniformes. Theresa May, par exemple, initialement partisane à ce que la Grande-Bretagne reste dans l’UE, a été nommée par le Parti conservateur à la tête du parti et Premier ministre pour la préparation du divorce de son pays avec l’UE. Elle a associé ce divorce aux vieux rêves britanniques de puissance mondiale. Le 26 janvier 2017, quelques jours après l’investiture du nouveau président américain Donald Trump, elle s’est rendue aux Etats-Unis et a pris la parole devant le Congrès du Parti républicain.2 Elle a souligné la «relation spéciale» entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis et a exprimé son espoir que maintenant, après un Brexit, celle-ci pourrait diriger le monde à nouveau avec les Etats-Unis, comme si souvent dans l’histoire des deux Etats. D’ailleurs, elle n’a reçu aucun commentaire positif de la part du nouveau président américain.
De telles voix en provenance de la Grande-Bretagne ne représentent cependant pas les millions de Britanniques ayant voté pour quitter l’UE. Mais parler des arguments réels dans le courant dominant local mettrait l’UE en difficulté – y compris les partisans de l’UE en Suisse. C’est presque par hasard que l’on trouve de telles indications, dans certains cas, là où l’on ne les attend pas du tout. Par exemple, dans le Magazin du quotidien suisse «Tages-Anzeiger» du 14 septembre 2019.
Dans ce même journal a été publié une contribution de l’historien suisse Oliver Zimmer, qui enseigne l’histoire à l’Université d’Oxford depuis plusieurs années déjà. Sa contribution se concentre sur le système scolaire et universitaire anglais et critique la forte fixation britannique sur une carrière académique. Cependant, à la fin de l’article, Oliver Zimmer parle du Brexit. Et on y trouve des déclarations très intéressantes. Il y a par exemple le discours de Philip Hammond, chancelier de l’Echiquier sous Theresa May et «fervent Remainer»3 et «depuis l’arrivée au pouvoir de Boris Johnson, le héros de nombreux journalistes traitant le Brexit et appartenant aux médias de langue allemande». Le lecteur apprend que Philip Hammond «est apparu dans sa fonction comme lobbyiste pour de grandes entreprises comme Amazon, BP, Siemens et Tesco». Il poursuit en ces termes: «Pour ces entreprises possédant également une influence politique, les réglementations de l’UE signifient avant tout un mur protectionniste pour tenir à distance une concurrence indésirable. Ces multinationales figurent parmi les gagnantes de la mondialisation et du marché intérieur de l’UE. Elles bénéficient de la possibilité d’importer rapidement et à moindre coût des travailleurs étrangers, alors qu’ils ont pu compter jusqu’à présent sur la politique industrielle à court terme du gouvernement britannique, qui a toujours été disposé favorablement à leur égard. Nous lisons ensuite: «En comparaison, les entreprises de moins de dix salariés – elles aussi constituent la grande majorité sur l’île – ont été négligées par le gouvernement.» Enfin: «Est-il surprenant que, dans une enquête menée juste avant le référendum, les patrons des petites entreprises aient plaidé cinq fois plus souvent pour Brexit que les patrons des grandes entreprises?»
Finalement, Oliver Zimmer formule une opinion fondamentale sur le Brexit: «Le Brexit, surtout celui sans accord, mettrait certainement le pays à l’épreuve, mais il pourrait aussi être un succès. Après tout, le oui au retrait de l’UE était aussi un soulèvement contre une élite fixée sur Londres et les grandes entreprises. […] L’argument peu convaincant selon lequel nous devons procéder de cette manière parce que l’UE et la mondialisation nous l’imposent n’est plus d’actualité. A un moment donné et dans l’intérêt général, les politiciens devront également renoncer à l’excuse arbitraire et trop facile du populisme. Car les problèmes du statu quo ne peuvent être résolus avec davantage de statu quo. Il s’agit de dire adieu au statu quo. On ne peut qu’espérer que le retrait de l’UE sera le point de départ de réformes fondamentales dans la vie économique et sociale.»
Comme je l’ai déjà dit, de telles voix se font rarement entendre dans le discours mainstream de l’UE et malheureusement aussi dans le discours mainstream suisse. A ce courant mainstream, le film diffusé par SRF 2 est parfaitement adapté …
La question reste donc de savoir comment le citoyen peut y faire face. Penser de manière indépendante, agir humainement et ne pas oublier les fondements de la démocratie directe sont certainement un bon début. •
1 La ligne d’argumentation du long métrage britannique projeté par SRF 2 correspond à celle de l’ancien Premier ministre britannique David Cameron. Cameron vient de publier ses mémoires, pleines d’accusations contre ses anciens collègues du cabinet qui ont rejoint la campagne de retrait de l’UE, et d’attaques sévères contre la campagne. Le numéro du 16 septembre de la «Basler Zeitung» se lit sans aucune question critique: «Un point central dans les mémoires est celui dans lequel Cameron énumère le pouvoir concentré des instruments avec lesquels les populistes d’aujourd’hui peuvent manipuler et inciter la révolte dans l’opinion publique: à un moment donné, tous les arguments objectifs ont été recouverts – par la domination agressive des médias sociaux, des fausses nouvelles, de la haine de l’establishment, de la critique diffuse de la mondialisation, de la colère contre les immigrants. Selon Cameron, ‹la physique de la politique avait changé›.»
2 https://www.businessinsider.com/full-text-theresa-mays-speech-to-the-republican-congress-of-tomorrow-conference-2017-1?r=US&IR=T
3 «Remainer» est la formule courte pour les forces en Grande-Bretagne qui étaient (et sont) en faveur du maintien du pays dans l’UE.
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