En 1989, l’année de la chute du Mur, j’occupais depuis près de cinq ans dans la ville de Jüterbog, dans le Brandebourg, les fonctions d’historien local et d’écrivain de l’histoire de la ville. En plus des recherches sur les faits marquants de l’histoire de la ville, l’occasion de vivre et de documenter un bouleversement politique révolutionnaire se présenta soudain. Des élections municipales avaient eu lieu le 7 mai, et cela pour la première fois, officiellement sous le regard vigilant des groupes d’opposition. Je notai secrètement toutes les preuves de fraude électorale qu’on pouvait trouver à Jüterbog et les cachai dans des dossiers sur l’histoire du Moyen-Age. Il fallait toujours s’attendre à une visite inopinée d’enquêteurs.
Les dirigeants communistes croyaient consolider leur régime au travers de divers stratagèmes électoraux. Mais comme cela devait se révéler par la suite, ils avaient creusé leur propre tombe. Il semble exister un principe historique selon lequel les régimes au bord de l’écroulement sont condamnés à ne faire que des erreurs.
A compter du second semestre de 1989, le pouvoir étatique de la RDA s’affaiblit rapidement et à partir du mois d’août, la Hongrie ouvrit ses frontières vers l’Ouest. Le 7 octobre 1989 eut lieu le 40e anniversaire de la RDA, qui devait être célébré de manière spectaculaire. Cependant, ce ne fut pas le bonheur. Le 2 octobre, le Bureau de la police du peuple de Jüterbog nota que «certains citoyens […] n’avaient pas regagné la RDA après un voyage privé en RPH (Abréviation pour la République populaire de Hongrie)». Il y eut des constatations administratives similaires les 4, 11, 14, 26 et 27 octobre. Lorsque le 4 octobre, on abrogea temporairement la circulation sans visa ni passeport avec la République populaire de Tchécoslovaquie, il ne restait plus de frontières extérieures que les citoyens de la RDA pouvaient franchir légalement.
A Leipzig d’abord, puis dans un nombre croissant de villes, les gens descendirent dans la rue pour manifester contre les injustices et en faveur de la défense des droits démocratiques fondamentaux. Le 30 octobre, une première petite manifestation eut lieu à Jüterbog, à laquelle participèrent environ 40 jeunes. Jüterbog était une ville qui comptait alors environ 15 000 habitants et autour de laquelle étaient stationnés plus de 40 000 soldats soviétiques. Mais contrairement à ce qui s’était passé lors du soulèvement populaire du 17 juin 1953, les chars soviétiques restèrent dans leurs hangars.
Les dirigeants de la SED [Parti socialiste unifié d’Allemagne] comprirent rapidement que le «grand frère», comme on appelait l’Union soviétique à l’époque, les laisserait seuls. Les camarades de la RDA étaient perdus. Il y eut encore quelques velléités de lutte. Au matin du 31 octobre, le secrétaire à l’Agitprop de la SED se targua auprès de la Direction du district de Jüterbog de vouloir mettre fin de manière efficace aux activités des groupes religieux d’opposition le soir même.
Afin de mieux contrôler les conflits politiques, la SED avait choisi comme mot d’ordre: «On libère la rue, on rentre dans les salles!» Mais les choses ne se passèrent pas ainsi. La soirée spéciale dans le restaurant «Central» avait rassemblé plus de 2000 personnes que la salle ne pouvait contenir. On se déplaça alors rapidement sur la Place du Marché devant l’Hôtel de ville. Là, il y eut de longs débats qui restèrent pacifiques. Ce qu’heureusement les citoyens ignoraient, c’est que la direction opérationnelle du SED local avait mis sur le qui-vive ses «groupes de combat de la classe ouvrière», une milice paramilitaire. Cachés dans leurs locaux disséminés tout autour de la Place du marché, ils se tenaient en alerte avec leurs pistolets mitrailleurs. Le commandement des «camarades combattants» revenait d’office au Premier secrétaire de la direction du SED local, qui était alors une femme, entrée en fonction peu de temps auparavant. Après l’adhésion de la RDA à la RFA, elle est devenue membre du PDS (Parti démocrate-socialiste) et a siégé au Bundestag pendant plusieurs années. Actuellement, elle siège toujours à l’Assemblée municipale pour le parti de gauche Die Linke.
Après que plus d’un demi-million de personnes se furent réunies le 4 novembre à Berlin pour la plus grande manifestation de l’histoire de la RDA, quelques 6500 personnes se rassemblèrent le lendemain à Jüterbog – également un record historique. Les appels à la liberté et à davantage de démocratie devinrent de plus en plus audacieux, dirigés contre la toute puissance du SED. On pouvait lire les revendications des manifestants sur leurs banderoles. On pouvait également voir un certain nombre de portraits de Mikhaïl Gorbatchev, sur qui se fondaient tous les espoirs. A l’époque, on n’évoquait pas encore des thèmes tels que l’économie de marché et l’unité allemande. Le désir le plus manifeste était le droit de voyager librement.
Afin de discuter objectivement les questions à débattre, on organisa un forum présidé par l’Eglise protestante. Celui-ci eut lieu le jour historique du 9 novembre. Ce soir-là, l’église Nikolaï de Jüterbog, l’une des plus grandes églises réformées entre Berlin et Leipzig, fut occupée jusqu’à la dernière place par un bon millier de personnes. Dans les derniers rangs, il n’y avait plus que des places debout. Le slogan de la soirée était à la mémoire du 9 novembre 1938: «Les Juifs et les autres persécutés du pouvoir étatique».
Devant l’autel, on avait installé une table comme pour un directoire. C’était là que siégeaient le délégué du Conseil régional aux Affaires intérieures, le chef du service d’arrondissement du Ministère de la Sécurité de l’Etat (ce qu’on appelle aujourd’hui la «Stasi»), le chef du service de police de l’arrondissement (VPKA) et bien d’autres. Une partie des fonctionnaires et des officiers étaient venus contre la volonté du Conseil de la direction du SED. Grâce à la prudente médiation du pasteur de l’église Nikolaï, ceux qui étaient présents à la réunion purent se décharger de leurs frustrations envers la domination exercée par la SED. Les récits des destins de plusieurs personnes furent présentés. Les responsables du Comité s’efforcèrent de faire preuve de compréhension et tentèrent de se rapprocher du peuple. Et puis il se produisit un mouvement de foule à la porte d’entrée, qui fut d’abord à peine perceptible dans la salle. Soudain, l’un des derniers arrivants s’écria: «Les frontières sont ouvertes! Nous arrivons tout juste de Berlin-Ouest!» , et souleva bien haut des sacs à provisions Aldi. De la nef de l’église, quelqu’un s’écria: «On reste ici!», et fut spontanément applaudi par le public. Ce que cela signifiait, c’était qu’on mènerait d’abord nos affaires à bien ici. Peut-être que cela voulait aussi dire: «Nous restons ici, dans ce pays»…
Il se produisit néanmoins une véritable hémorragie. Entre le début de l’année et la date du 31 octobre, 131 personnes de la municipalité de Jüterbog avaient quitté le pays en direction de l’Ouest. En novembre, il y en eut 192 supplémentaires. Parmi ceux-ci, on comptait quatre médecins et trois dentistes.
Craignant une faillite économique, les gens, comme pris de panique, se ruèrent dans les magasins de l’Etat pour y faire leurs courses. Alors que le chiffre d’affaires mensuel du commerce de détail était d’ordinaire d’environ 6,8 millions de marks allemands, il était passé à 9,2 millions en novembre avant de chuter rapidement, parce que tout le monde voulait acheter des produits occidentaux. Ce fut le début de la fin de l’économie de la RDA.
L’année 1990 débuta avec la campagne électorale et aboutit finalement, le 3 octobre 1990, à l’adhésion de la RDA au champ d’application de la Loi fondamentale (LF) de la République d’Allemagne fédérale, sur la base d’un article 23 qui à vrai dire avait déjà été supprimé de la Loi fondamentale le 29 septembre. Ce que beaucoup espéraient – à savoir la création d’une Constitution débattue par le peuple et votée par référendum – fut écarté en faveur de l’ancienne Constitution allemande. Bonn ne voulut pas prendre de risques, et n’y était probablement pas autorisée, car cela aurait ébranlé les prérogatives des puissances victorieuses.
L’euphorie des fêtes de la réunification fit place à la désillusion. Pour beaucoup, l’impression était celle d’une «occupation ennemie» de la RDA. Sur le plan économique, c’était la Treuhandanstalt qui était compétente, un terme aujourd’hui encore largement négatif en Allemagne de l’Est. Il est lié à des fermetures d’usines non pas dues uniquement à des installations vétustes: il s’agit souvent juste d’éliminer un concurrent du marché. On peut citer d’autres mots-clés: le chômage de masse et les cas flagrants de corruption.
La plupart des postes clés de l’Etat, de la justice et des médias furent occupés par des Allemands de l’Ouest. Le mot de «clientélisme» était à la mode dans les années 90. Par exemple, les rédactions locales d’un journal régional n’avaient plus que deux postes attribués provisoirement à des Allemands de l’Est. Les journalistes ouest-allemands expliquèrent aux anciens citoyens de la RDA quelle avait été autrefois leur vie en RDA.
Parmi les fonctionnaires, il semble qu’on convainquit assez souvent des personnes de s’installer à l’Est, dont on ne savait pas que faire dans l’ancienne administration. Par la suite, d’innombrables scandales éclatèrent au grand jour, entre autres parce que le montant de la prime de transfert à l’Est, qu’on appelait avec mépris l’«argent de la brousse», n’était pas assez élevée pour les «mutés». Les notes de frais surréalistes des déplacements des hauts fonctionnaires ont longtemps occupé les tribunaux.
Les contraintes économiques firent des ravages, ceux qui étaient mobiles et flexibles allèrent là où on pouvait gagner de l’argent. Outre les anciens Länder allemands, l’Autriche, la Suisse, les Pays-Bas ou encore la Scandinavie furent les principaux objectifs des jeunes. La population des villes diminua de près d’un tiers, alors que la périphérie immédiate de Berlin, cette banlieue qu’on appelait «Speckgürtel» [= ceinture de lard], était en plein essor et que la province éloignée s’appauvrissait.
Et pourtant, la ville de Jüterbog s’est visiblement embellie. Plus aucune fumée de chauffage au lignite ne pollue l’air pendant l’hiver. Les façades des maisons sont recouvertes de couleurs vives. On a visiblement refait les trottoirs et les rues. Alors que la possession d’un téléphone était un privilège extraordinaire en RDA, tous les appartements ont été raccordés en un temps record. On s’habitue rapidement à des accomplissements qui étaient auparavant inaccessibles.
Au cours de la deuxième décennie ayant suivi l’unification allemande, le pays aurait pu s’installer dans la satisfaction. Mais au plus tard depuis 2015 et la crise dite des «réfugiés», le pays s’est trouvé confronté à une crise politique grandissante. Le terme «RDA 2.0» a fait la une. Bärbel Bohley, ancienne activiste de la RDA décédée en 2010, prédisait déjà peu de temps après l’effondrement de son pays: «On le transformera un peu pour qu’il s’adapte à une société occidentale libérale. On n’emprisonnera pas automatiquement tous les trouble-fêtes. Il y a d’autres moyens plus sophistiqués pour neutraliser les gens. Mais les interdictions secrètes, la surveillance, la suspicion, la peur, l’isolement et l’exclusion, la dénonciation systématique et le musellement de ceux qui ne s’adaptent pas – cela reviendra, croyez-moi. On créera des systèmes beaucoup plus efficaces et plus sophistiqués que la Stasi. On verra revenir les mensonges incessants, la désinformation, le brouillard où tout perd ses contours.»
L’Eglise protestante, qui était en 1989 un bouclier de l’opposition et le précurseur de la révolution pacifique, apparaît désormais comme un organe étatique «loyal», chassant lui-même les opposants et les dissidents politiques. Récemment, un évêque protestant a été amené à démissionner parce qu’il faisait partie d’un mouvement «réactionnaire» d’étudiants et qu’il aurait écrit dans sa jeunesse des articles «de droite». L’Eglise paie un lourd tribut pour cette relation étroite avec le gouvernement Merkel sous la forme de centaines de milliers de démissions. Dans le Land de Brandebourg, le taux des membres de l’Eglise protestante au sein de la population a chuté de 20% à 15% entre 2004 et 2017 et continue à baisser.
Entre-temps, des appels ont été lancés, même de la part des pouvoirs publics, pour dénoncer – ce qui est également possible de manière anonyme – les citoyens politiquement suspects. Le journal «Welt» l’a reconnu en mai dernier: seul un Allemand sur cinq se sent libre d’exprimer ses opinions en public. Les questions concernant les réfugiés et l’Islam sont des sujets tabous. Dans un sondage, le Mitteldeutsche Rundfunk (MDR, Radio-Thuringe) a demandé: «Quels sont les sujets sensibles où l’on peut facilement se brûler les doigts si l’on en parle?» 71% des personnes interrogées ont opté pour le thème des réfugiés, 66% pour celui des musulmans et de l’Islam.
D’innombrables censeurs travaillent jour et nuit pour contrôler les pages de commentaires en ligne des mass-médias, effacer les textes divergents et bloquer définitivement les utilisateurs récalcitrants. Que ce soit par inadvertance ou intentionnellement, le commentaire ironique suivant a été toléré et publié sur la site du magazine Focus: «On peut bien sûr exprimer son avis, c’est même un droit garanti par la Loi fondamentale, pour autant que ce soit ‹le bon›; quant à savoir lequel est ‹le bon›, c’est très simple, il doit être conforme à l’opinion dominante et le public doit être le bon, donc essentiellement composé de moutons victimes de lavage de cerveau!»
Pendant la période de l’effondrement de la RDA déjà, j’ai documenté des faits importants, j’ai photographié des rassemblements et des manifestations et, avant même l’introduction du mark allemand, j’ai moi-même édité une petite brochure qui rappelle tout ce qui s’est passé. Peut-être le destin voudra-t-il qu’il me soit encore une fois donnée l’occasion d’enregistrer de tels événements historiques de l’intérieur et de témoigner pour la postérité. •
* Henrik Schulze a écrit, sous le titre de «Jammerbock IV», un long récit sur la plus grande garnison de l’armée soviétique stationnée à l’extérieur de l’URSS. On peut se le procurer auprès de sa propre librairie de livres d’occasion www.jueterbook.de.
(Traduction Horizons et débats)
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