L’accord-cadre institutionnel, un instrument du State-Building européen

L’accord-cadre institutionnel, un instrument du State-Building européen

Des personnalités suisses de renom s’expriment sur l’accord-cadre avec l’UE (2e partie)

par Marianne Wüthrich, docteur en droit

Dans «Horizons et débats» no 4 du 18 février, plusieurs personnalités du monde politique, économique et académique ont pris la parole, en soulevant de sérieuses inquiétudes au sujet de l’accord-cadre prévu entre la Suisse et l’UE: le manque de clarté quant aux nombre de traités soumis à l’accord, la mise en danger du partenariat social fonctionnant depuis plusieurs décennies, le règlement insatisfaisant des différends, la fausse affirmation d’une sécurité juridique accrue et la restriction massive des droits de démocratie directe.
La deuxième partie porte sur l’éveil des forces de résistance abondantes non seulement dans l’économie suisse, mais aussi au sein de la population et de la politique. Cela fera également l’objet d’un certain nombre de déclarations encourageantes nous rappelant la perte que nous subirions en acceptant une intégration plus étroite dans l’UE et que la Suisse serait mieux placée en coopérant à égalité avec les autres pays.

Nous avons toujours été capables de tenir bon quand nous le voulions

Les négociateurs suisses ne devraient pas négliger le fait qu’ils sont confrontés à un «partenaire» qui roule des mécaniques à chaque fois que quelque chose le dérange. C’est l’attitude également de l’UE envers ses Etats membres, s’ils n’obéissent pas: la Hongrie, l’Autriche, la Pologne et davantage encore envers le Royaume-Uni se trouvant sur le départ. Le but de ce comportement est d’empêcher par tous les moyens que d’autres Etats membres y prennent goût! Quel genre de club est-ce, s’il tente de garder unis ses membres et ses partenaires contractuels par la coercition et les menaces, au lieu d’éveiller la joie de l’action commune et du progrès?
La Suisse, en tant que petit Etat flexible et innovateur, n’a certainement pas besoin de se tourner vers Bruxelles comme une proie hypnotisée, en craignant que ces messieurs trouvent de nouvelles idées pour nous harceler. C’est ce qui active notre capacité de résistance! En ce sens, Oliver Zimmer, professeur d’histoire européenne moderne à l’Université d’Oxford, déclare: «Ce que les protagonistes de l’UE recherchent n’est un secret pour personne. Il n’est pas certain qu’ils obtiendront ce qu’ils désirent. Dans cette situation, il n’est pas dans l’intérêt de la Suisse de placer sa foi dans l’obéissance anticipée. La pression et les tentatives d’intimidation ne sont pas la même chose que la coercition. Il faut choisir entre les alternatives légitimes.»1
Rudolf Strahm, d’abord conseiller national du PS puis surveillant des prix et pendant de nombreuses années est convaincu que l’économie suisse n’est pas aussi faible et dépendante qu’on pourrait le penser à la vue de l’enthousiasme de certains dirigeants d’associations: «Nous nous sommes toujours imposés d’une manière ou autre, et je crois que nous avons toujours une marge de manœuvre.» Et de continuer: «Contrairement aux menaces de déclin, par exemple, il y a 26 ans, avant et après le référendum sur l’EEE – alors qu’on croyait que la Suisse se heurterait à un mur –, l’économie s’est néanmoins révélée extrêmement compétitive dans le domaine d’une exportation productive et connectée. Et elle a pu maintenir son haut niveau de prospérité».2
Aujourd’hui encore, selon Strahm, l’économie suisse se porte bien, notamment grâce à son excellent système dual de formation professionnelle: «Nous sommes à l’avant-garde des pays innovants dans la production mondiale. A mon avis, cela est dû à un mélange de scientifiques et de professionnels de haut niveau, grâce au système de formation professionnelle. De nombreuses grandes puissances possèdent des ingénieurs et des universitaires bien qualifiés. Mais beaucoup d’entre eux n’ont pas les travailleurs qualifiés nécessaires pour rapidement mettre en pratique des produits commercialisables. […] Je pense que la compétitivité reste intacte, pourra rester intacte à l’avenir. Des travaux de qualité, une production de niche et une spécialisation sont possibles malgré des salaires élevés. L’économie suisse est orientée vers la production de spécialités, non pas vers la production de masse, mais vers des produits chers et recherchés en raison de leur qualité».
[mw: Cependant, cette évaluation positive ne reste valable que si nous nous assurons le plus rapidement possible que quelque chose de raisonnable est réappris dans nos écoles, de sorte qu’après neuf ans de scolarité, les adolescents possèdent les bases nécessaires pour devenir des spécialistes de pointe …].
Rudolf Strahm est donc d’avis que la Suisse – comme en 1992 – ne doit pas approuver un accord insuffisant à la va vite: «Nous avons besoin de temps et aussi de sang-froid, nous devons savoir que nous devons nous arranger. Mais il n’est pas nécessaire de faire des crises de fièvre suite à ce projet d’accord à court terme.»

«Il faut un plan B pour chaque domaine»

Trouver des niches et mobiliser des contre-pouvoirs contre d’éventuels harcèlement de la part de Bruxelles ou d’ailleurs fait partie de la résilience non seulement des entreprises suisses, mais de l’ensemble du modèle suisse.
Rudolf Strahm: «Le Conseil fédéral doit élaborer un plan B dans tous les domaines. Cela signifie que si nous subissons des pressions à court terme à la suite de sanctions ou de mesures de rétorsion – ou autrement exprimé, de harcèlement – nous devons pouvoir réagir et savoir comment répondre».3

•    Exemple Erasmus+

Avec un excellent plan B, l’administration fédérale a déjà surmonté l’exclusion du programme d’échange d’étudiants Erasmus+ (après le Oui à l’initiative «contre l’immigration de masse» en février 2014: avec une organisation indépendante, allégée et encore plus rentable que son intégration dans la monumentale bureaucratie bruxelloise, de sorte que la Confédération a décidé de rester aux commandes:4 «Depuis 2014, la Suisse n’est plus un pays du programme Erasmus+ (soulignement mw), le Conseil fédéral a adopté une solution provisoire financée par des fonds suisses […]»5 En tant que «pays partenaire» autonome, la Suisse se porte beaucoup mieux et une «solution transitoire» devient une solution brevetée!

•    Exemple de l’équivalence boursière temporaire

En décembre 2017, l’annonce de la Commission européenne de ne reconnaître l’équivalence de la réglementation boursière suisse que pour une période limitée d’un an, c’est-à-dire jusqu’à fin 2018, a provoqué beaucoup d’incompréhension. Cela signifie que les négociateurs de titres de l’UE ne peuvent plus négocier des actions suisses dans les bourses suisses, si les titres sont également négociés dans les bourses européennes. Ceci s’applique à la quasi-totalité des actions des grandes entreprises suisses (les actions des petites entreprises ne sont pas négociées en bourse).
En juin 2018, l’Association suisse des banquiers a déclaré: «Les autorités compétentes de l’UE ayant contrôlé la réglementation boursière suisse et l’ayant considérée comme équivalente, la décision de la Commission européenne est purement politique».6
Par ce mauvais traitement des entreprises suisses comparé aux entreprises d’autres places financières en dehors de l’UE – comme Singapour ou Hong Kong – Bruxelles a voulu mettre la Suisse sous pression pour que le Conseil fédéral signe l’accord-cadre. Il est intéressant de noter que l’UE a entre-temps étendu la reconnaissance de la réglementation boursière suisse, bien qu’il soit peu probable que l’accord-cadre institutionnel soit signé dans un proche avenir. Car le hérisson suisse s’est hérissé: il existe également un plan B pour la bourse, déjà légalement ancré.
Le conseiller fédéral Ueli Maurer, chef du Département fédéral des Finances, a pour ainsi dire utilisé la ruse du petit Etat contre la force du grand pouvoir. Selon une ordonnance d’urgence du Conseil fédéral du 30/11/18, les actions suisses ne peuvent être négociées à partir du 1er janvier 2019 uniquement dans des bourses étrangères reconnues par la Surveillance suisse des marchés financiers (FINMA). Toutefois, cette reconnaissance ne sera accordée qu’aux bourses qui, à leur tour, accordent des droits réciproques.7 Cela signifie que les actions suisses ne seront négociées que dans les bourses suisses – à moins qu’un autre pays autorise, de son côté, à tous les négociants de négocier avec toutes les actions en Suisse.
L’économie suisse a réagi avec soulagement à cette ordonnance limitée à trois ans: «Vendredi, c’est un soupir de soulagement dans l’économie suisse: les mesures d’urgence du Conseil fédéral en matière de commerce boursier assurent la survie de la bourse suisse – même si l’UE devait rendre le travail en Suisse plus difficile pour ses traders boursiers.»8
Le plan B est donc très prometteur également dans ce cas. Il ne sera pas difficile pour les autorités suisses de trouver d’autres réglementations similaires – dès qu’elles sont d’accord de se hérisser. Hans-Ulrich Bigler, directeur de l’Union suisse des arts et métiers (USAM), répond à la question de savoir ce qu’il attend du Conseil fédéral: «J’attends de lui qu’il examine à quel niveau les pourparlers avec l’UE peuvent être poursuivis et comment la Suisse peut se préparer aux mesures de représailles. Le ministère des Finances a déjà donné le bon exemple en prenant des contre-mesures envers l’annulation de l’équivalence boursière.»9

Libérer la vue sur le modèle suisse

«Quelle sorte d’Etat désirez-vous? …» L’historien anglo-suisse Oliver Zimmer, professeur d’histoire européenne moderne à Oxford, ne pose cette question pas seulement pour la Suisse: «Comment l’action et l’organisation étatiques doivent-elles se légitimer? Quelles sont leurs forces motrices? Est-ce l’exécutif politique en association avec les fonctionnaires de l’administration considérant la politique européenne comme un exercice d’équilibrage technico-juridique? Ou s’agit-il des citoyens débattant avec leurs représentants démocratiquement élus? A quel type de «State-Bulding» voulons-nous participer, en tant que citoyens, avec notre engagement et nos impôts? La question du pouvoir, du sens et de la légitimité de l’Etat est plus que jamais d’actualité en Europe. Lorsque les politologues recommandent aux politiciens de remplacer le terme de ‹souveraineté› par ‹transfert de compétences›, il ne faut pas simplement passer à l’ordre du jour.»10

«L’accord-cadre, un instrument du State-Building européen»

En ce qui concerne l’accord-cadre entre la Suisse et l’UE, Oliver Zimmer arrive à la conclusion suivante: «Ce qui était connu au plus tard depuis le Traité de Lisbonne est devenu une certitude avec le Brexit. A l’heure actuelle, le State-Building européen a comme condition préalable le démantèlement de l’Etat nation. Il est évident que cela se fait au détriment de l’autonomie démocratique.
L’accord-cadre que l’UE s’efforce d’obtenir appartient au même domaine problématique. Quiconque qualifie ce traité de compromis met soit de la poudre aux yeux, soit il a perdu sa boussole démocratique. D’un point de vue formel, l’accord-cadre est un accord entre Etats égaux. Bref, c’est un instrument du State-Building européen.»

«Un choc culturel» (Andreas Glaser, professeur de droit constitutionnel à Zurich)

«Pour la Suisse, l’accord-cadre est un risque [...]. Nous pouvons y voir des opportunités incroyables, par exemple pour la libéralisation économique, pour l’ouverture de la société, pour la baisse des prix à la consommation. Mais cette impondérabilité se trouve en forte opposition avec la culture politique suisse [...]» – à savoir négocier des compromis dans des coalitions changeantes – ce serait un véritable «choc culturel».11
En fin de compte, il s’agit de savoir si nous voulons nous soumettre à l’UE ou si nous voulons continuer à décider nous-mêmes de nos propres affaires.

Le résultat des négociations doit être comparé aux valeurs prédominantes en Suisse

Walter Müller, conseiller national PLR et membre de la Commission de politique étrangère (CPE-N): «Si les soi-disant experts se contredisent, nous devons prendre une décision politique, ce qui exige la comparaison du résultat des négociations avec les valeurs prédominantes en Suisse, notamment la souveraineté et la démocratie directe.»12
Konrad Hummler et Tito Tettamanti se sont également exprimés clairement: «La liberté, l’Etat de droit, la démocratie directe et le fédéralisme sont des qualités indispensables de notre pays et nous obligent à avoir suffisamment de souveraineté, même dans un monde complexe et interconnecté». (Konrad Hummler est ancien président du Conseil d’administration de la «Neue Zürcher Zeitung», actuellement partenaire de M1AG, un think tank pour les questions stratégiques de notre époque; Tito Tettamanti est ancien membre du gouvernement du canton du Tessin, actuellement avocat et entrepreneur).
«La substance suisse est très réelle. Elle diffère de la substance historiquement très peu testée de l’UE, à tel point que toute poursuite de l’intégration signifierait inévitablement l’abandon de l’identité typiquement suisse. Nous sommes un pays dirigé d’en bas, les autres pays de l’Europe sont plus ou moins tous dirigés d’en haut. Pour la Suisse, le terme d’«Etat-nation» n’est pas vraiment approprié; il s’agit plutôt d’une forme d’organisation unique, subsidiairement voulue, dans laquelle de nombreuses tâches de la politique sociale et économique peuvent être résolues avec succès. La Suisse a toujours favorisé la proximité des citoyens, les solutions économiques et la diversité culturelle.
La liberté, la primauté du droit, la démocratie directe et le fédéralisme sont des qualités indispensables de notre pays et nous obligent à avoir une souveraineté suffisante, même dans un monde complexe et interconnecté. Nous croyons fermement que ce sont précisément ces qualités – au sens large, le capital suisse et notre capacité à le préserver et à l’accumuler – qui nous rendent si attrayants dans le monde entier».13    •

1     «Welcher Staat soll’s denn sein?» Tribune d’Oliver Zimmer. «Neue Zürcher Zeitung», version électronique du 17/12/18
2    «Es braucht für jeden Bereich einen Plan B.» Interview de Rudolf Strahm. SRF News, Echo der Zeit du 28/12/18. Journaliste: Samuel Wyss
3    «Es braucht für jeden Bereich einen Plan B». Interview de Rudolf Strahm. SRF News, Echo der Zeit du 28/12/18
4    cf. «Examinez d’abord votre contractant à la loupe! ou: quels liens y a-t-il entre l’initiative sur l’immigration de masse et le programme ‹Erasmus›?» par Marianne Wüthrich, Horizons et débats no 1 du 12/1/15
5    www.movetia.ch/programme/schweizer-programm-zu-erasmus/
6    «Börsenäquivalenz: Der Schutz des Finanzplatzes». insight du 28/6/18. (www.swissbanking.org/de/services/insight/insight-2.18/zum-schutz-der-schweizer-boerseninfrastruktur)
7    «Ordonnance sur la reconnaissance des centres de négoce étrangers pour la négociation de titres de participation de sociétés domiciliées en Suisse» du 30/11/18, article 1
8    «Börsenäquivalenz – Wirtschaft atmet auf». SRF-News du 1/12/18. Journaliste: Philip Meyer
9    «Dieses Resultat muss man weiterverhandeln». Interview de Hans-Ulrich Bigler, directeur USAM. «Neue Zürcher Zeitung» du 21/1/19. Journalistes: Christina Neuhaus et Michael Schoenenberger
10    «Welcher Staat soll’s denn sein?». Tribune d’Oliver Zimmer. NZZ-version électronique du 17/12/18
11    «Ein Kulturschock». Interview d’Andreas Glaser, professeur de droit constitutionnel à Zurich. Weltwoche n° 05/19 du 31/1/19. Journaliste: Katharina Fontana
12    «Umstrittenes Rahmenabkommen – Ja oder Nein zum Abkommen mit der EU? Experten sind sich uneinig». Audition publique de la Commission des affaires étrangères du Conseil national. Télévision SRF du 15/1/19
13    «Die Schweiz und die EU: Substanz statt Performance». Tribune de Konrad Hummler et Tito Tettamanti. «Neue Zürcher Zeitung» du 3/7/18

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