La démocratie et les dimensions culturelles et pacifiques de l’éthique

La démocratie et les dimensions culturelles et pacifiques de l’éthique

Au sujet de l’année de commémoration de Gottfried Keller

par Peter Küpfer*

L’exposition des œuvres de l’artiste Urs Knoblauch au Centre Gottfried Keller de Glattfelden rend hommage à l’auteur réaliste Gottfried Keller, mondialement reconnu au XIXe siècle, l’inscrivant dans une tradition humaniste aux nombreuses ramifications.

Dans la lumineuse galerie située sous les combles d’une vaste maison traditionnelle, devenue aujourd’hui le Centre Gottfried Keller, implantée au beau milieu du village vinicole de Glattfelden (dans l’arrière-pays zurichois), Gottfried Keller (1819–1890) occupe la place d’honneur. L’installation centrale qui lui est consacrée inclut des œuvres d’art dédiées à onze autres écrivains proches de lui par la pensée. Ces personnalités emblématiques vont de Johann Heinrich Pestalozzi, Goethe et Schiller à Meinrad Inglin, Albert Camus et Tchinguiz Aïtmatov, en passant par Henry Dunant, Léon Tolstoï, Albert Schweitzer, Bertha von Suttner et Romain Rolland. La galerie chargée d’ambiance se projette ainsi en une œuvre d’art globale qui, dans le langage conceptuel et imagé de l’artiste zurichois Urs Knoblauch renvoie l’image d’un ensemble intellectuel et historique. Les tableaux, certains offrant de vastes surfaces, d’autres plus orientés vers le détail, sont couplés avec des photos, des objets symboliques et des textes répartis sur les murs et dans des niches sous forme d’installations spécifiques. Toutes les œuvres s’accompagnent de citations significatives, parfois sous forme graphique, incorporant souvent l’écriture de l’artiste au sein des tableaux.

Un ensemble d’esprits humanistes

L’exposition avec des œuvres d’Urs Knoblauch est dédiée au grand réaliste Gottfried Keller à l’occasion de son 200e anniversaire. Elle souligne les racines intellectuelles de l’écrivain suisse mondialement reconnu. Ces dernières sont ancrées dans la tradition intellectuelle humaniste mondiale, plaçant l’individu au centre de tout et lui attribue valeur et dignité en tant que personne humaine. Urs Knoblauch s’en explique avec les moyens artistiques qui lui sont propres: le réalisme de Gottfried Keller trouve son essence dans la morale et la coresponsabilité sociale. Sa caractéristique est le combat en faveur de la personne humaine, de sa dignité, de sa liberté et de son droit à mener son existence dans la paix et l’échange honnête. Il partage ces objectifs et cette lutte avec les autres écrivains présents dans l’exposition. Par contre, il se distingue par le fait d’avoir également adopté cette position sur le plan politique – considérant celle-ci comme absolument nécessaire pour la réussite de la démocratie moderne et concrétisée dans la démocratie suisse.

50 ans du concept «Saisir en détail»

Urs Knoblauch est né et a grandi à Zurich. L’artiste a ensuite suivi des études de design et reçu une bourse d’études en art de la ville de Zurich. Après avoir passé son diplôme de l’enseignement supérieur, il est devenu professeur de dessin au Lycée littéraire Rämibühl de Zurich jusqu’à sa retraite et a – en tant que pédagogue et parallèlement à ses activités artistiques et à sa continuelle production d’articles comme journaliste culturel – initié des générations de jeunes au plaisir du dessin et de la peinture tout en aiguisant leur regard sur le monde. Membre de la Commission de baccalauréat du canton de Schwyz, l’enthousiaste et enthousiasmant enseignant demeure relié à l’école. Comme artiste ayant poursuivi depuis 50 ans son propre concept d’art intitulé «SAISIR EN DETAIL» [«GENAUER ERFASSEN»], Urs Knoblauch est régulièrement présent à des expositions et par des œuvres touchant au lieu et à l’espace, en Suisse et à l’étranger. Ses sujets éthiques, humanistes, culturels et historiques sont définis par un dialogue entre la peinture, la photo et le texte. Cet artiste conceptuel vit et travaille avec sa femme Lene dans son atelier de Fruthwilen (Thurgovie) au-dessus de l’Untersee du Lac de Constance.

Les dimensions culturelles et pacifiques de l’éthique

Urs Knoblauch présente son exposition sous le titre de «l’éthique de culture et de paix». Son sous-titre est caractéristique «Réalisme moral et social dans l’histoire de la littérature et l’histoire de la civilisation – Action pour le bien individuel et le bien public». Comme dans ses expositions précédentes, Urs Knoblauch relie également les messages illustrations-textes à la culture humaine. De la même façon, il met fortement l’accent sur la responsabilité de l’artiste afin que notre culture demeure une vraie culture, c’est à dire humaine. Lors de la visite de l’exposition, le spectateur est confronté dans tous leurs détails à des personnalités qui inscrivent l’individu dans le cadre de la coopération avec son prochain et son environnement social. Pour Urs Knoblauch, le véritable réalisme est étroitement lié à l’éthique de paix se développant essentiellement à partir de la prise de conscience de la responsabilité de l’individu relié au collectif, au bien public, au bien commun.

Installation centrale dédiée à Gottfried Keller

L’installation centrale consacrée à Gottfried Keller est conçue autour d’un vieux pupitre scolaire. Cela fait référence aux combats de Gottfried Keller en faveur de la formation et par là-même, rappelle à quel point celle-ci était pour cet écrivain liée aux fondements d’une démocratie vivante. La démocratie sous sa forme la plus originale était et demeure possible uniquement si elle est liée aux fondements éthiques. Une bonne formation scolaire générale –, incluant selon Pestalozzi les forces intellectuelles, l’habileté physique et manuelle ainsi que la sensibilité du cœur – est pour Gottfried Keller l’une des conditions principales. Ce n’est qu’en empruntant cette voie exigeante qu’une démocratie responsable et soutenue par les citoyens peut réussir, comme elle a pris forme dans la Constitution fédérale helvétique de 1848.

De peintre à écrivain

Celui qui deviendra plus tard écrivain et patriote aux critiques constructives est issu d’une famille bourgeoise. Le père de Gottfried Keller était un artisan exerçant diverses activités, sa mère était la fille d’un médecin de campagne et juge d’arrondissement. Ils étaient tous deux originaires de Glattfelden, où le jeune futur écrivain passa de longs séjours formateurs dans la maison de son oncle. Le chemin de l’écriture n’était pas vraiment indiqué pour un fils unique dont la mort prématurée du père avait plongé la famille dans l’insécurité matérielle. Suite à une faute disciplinaire insignifiante, l’élève pourtant doué fut renvoyé de l’école sans pouvoir poursuivre ses études. La voie menant à l’écriture n’était pas rectiligne. Elle mena d’abord Gottfried Keller vers l’apprentissage de la peinture. Les talents certains de Keller ne furent cependant pas orientés dans ce but précis, si bien que le séjour entrepris pour étudier la peinture à Munich n’apporta pas les résultats escomptés. De plus en plus, à présent, le jeune Keller éprouvait le désir de devenir écrivain. Après les premières tentatives lyriques, sa décision fut emportée par l’attribution d’une bourse d’études en formation continue remise par la ville de Zurich. Cette bourse mena Keller à l’Université d’Heidelberg, puis à Berlin, où il termina «Henri le Vert». Après des années d’études intensives et de quête de sa propre identité, un Keller, plus tout jeune parvint enfin à la réussite au travers de l’écriture de nouvelles. Ses deux recueils de nouvelles, «Les gens de Seldwyla» et les «Nouvelles zurichoises», rendirent l’écrivain célèbre, et pas seulement à Zurich. Les histoires intemporelles qu’on y trouve, celles de gens qui, en un clin d’œil, perdent le sens profond de la vie et pour finir, reprennent contact avec la réalité grâce à leur rencontre avec des figures de femmes pleines de vie, de force et de caractère, seront traduites en toutes les langues.

Seuls comptent les arguments

Gottfried Keller s’est toujours considéré comme un écrivain suisse totalement ouvert sur le monde. Il s’identifiait à la Confédération fondée en 1848 en tant qu’Etat fédéral et fondait beaucoup d’espoirs sur le développement de sa démocratie directe. Dans une nouvelle de l’âge mûr, «Das Fähnlein der sieben Aufrechten» [Le fanion des sept droits], il prend ses distances, par des images fortes, avec le radicalisme politique. Pour Keller, les arguments doivent entrer dans le débat démocratique, et ce qui en résulte doit alors s’intégrer au tout. Dans «Henri le Vert», le jeune héros, revenu de l’Allemagne monarchiste demeure fasciné devant la régénération de la Suisse par ces transformations politiques et sociales. Ce qui s’impose, ne doit pas suivre que des intérêts particuliers, mais doit être compatible avec la majorité. C’est pour Keller, le seul et plus important contrôle dont a besoin la démocratie. Afin de servir activement et au mieux la jeune démocratie suisse, ainsi que par reconnaissance envers une ville qui avait, en lui attribuant une bourse, soutenu l’un de ses fils sur la voie de l’écriture, Gottfried Keller remplit pendant 15 ans, après 1855, les fonctions exigeantes de Premier chancelier d’Etat du canton de Zurich, un poste qu’il occupa avec un grand sentiment du devoir, si bien qu’il n’écrivit plus aucune œuvre pendant cette période. Dans son roman de la maturité, «Martin Salander», l’écrivain démontre de diverses manières les risques immanents de la noble recherche du consensus et des décisions prises par les citoyens.

Les démons des années fondatrices – sont-ils toujours d’actualité?

Dans «Martin Salander», Keller décrit un danger fondamental pour la démocratie résidant dans l’insupportable esprit d’arrogance, la volonté de se placer au-dessus de ses concitoyens. Bien que, dans le roman, cette prétention résulte des faiblesses des personnages, ce type de comportement anti-démocratique est devenu presque endémique dans la Suisse du XIXe siècle, comme le constate Keller avec insistance. Les cas de fraudes systématiques et d’enrichissement douteux (même de la part de citoyens respectables et de notables) au détriment des individus, mais aussi des richesses du pays sont très préoccupants. Dans leur genre, ils rappellent jusque dans les plus petits détails certains scandales actuels fournissant depuis plusieurs années les gros titres dans la presse suisse. Comme dans «Das Fähnlein…», l’auteur mise là aussi sur la jeunesse. Si elle grandit sainement – donc sans être gâtée – et encouragée à apporter sa contribution, elle sera alors armée d’une protection intérieure contre les malveillances de toutes sortes. Le père de Keller savait déjà qu’une bonne école publique devait poser les bases et entretenir cette conscience démocratique. Le jeune Keller n’a lui-même pas pu profiter de cette éducation en tant qu’élève, car elle fut ancrée dans la Constitution plus tardivement. Cependant, il en a fortement profité à l’école de la vie.    •

L’exposition au Centre Gottfried Keller, Gottfried-Keller-Strasse 8, 8192 Glattfelden/ZH, durera jusqu’au 28 avril (14–16h00 Clôture). Horaires: Lu–Ve, 9–11h30 et 14–17h00; Sa, Di, 10–15h00

*    Peter Küpfer, docteur ès lettres, germaniste et journaliste, a également enseigné pendant de longues années dans un lycée suisse.

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