Interview menée par Britta Fecke, de la chaîne de radio publique allemande Deutschlandfunk, avec le Professeur Giovanni Maio, éthicien de la médecine
Britta Fecke: Cette pandémie, cet état d’urgence montre ce qui est vraiment important: par exemple des hôpitaux bien équipés, suffisamment de lits de soins intensifs et surtout un personnel médical ne travaillant pas toujours jusqu’à l’épuisement. «Les cliniques doivent être au service du patient, et non du profit», a déclaré Klaus Reinhardt, président de l’Ordre allemand des médecins (Bundesärztekammer), le 18 avril 2020, appelant à un nouveau modèle de financement après l’ère du coronavirus. Le professeur Giovanni Maio est médecin, philosophe et l’un des plus grands critiques du système de santé allemand. Je lui ai demandé si l’économisation complète des cliniques, que nous vivons depuis maintenant de nombreuses années, nous pose un problème supplémentaire dans cette crise.
Professeur Dr Giovanni Maio: Oui, bien sûr que c’est un gros problème! Au fond, ce que nous vivons aujourd’hui, c’est que l’on nous tend la facture à payer. En moulant l’ensemble de la médecine dans une matrice capitaliste, nous avons créé une pénurie qui est en train de nous retomber dessus: une pénurie de personnel et une pénurie de ressources. Nous avons fait des économies aux mauvais endroits, et maintenant nous avons une pénurie menaçante parce que nous avons mal réfléchi par le passé. Nous pensions que la médecine devait suivre le modèle de l’entreprise commerciale, dans laquelle il faut investir judicieusement et où tout est jugé à l’aune de la rentabilité. Cette pensée s’est révélée fausse, il faut s’y résoudre: la médecine n’est pas une entreprise économique, mais fait partie de la sphère sociale. Elle représente en fait une mise en pratique des services d’intérêt général, et cette pratique, cette pratique sociale, suit une autre logique que celle de l’économie. C’est cela qui a été mal compris.
Des économies réalisées au mauvais endroit
résultent d’une réflexion erronée
Dans quelle mesure cette logique sociale est-elle perturbée par le système de facturation des forfaits par cas?
Le système de facturation des forfaits par cas était nuisible. C’était en fait le début du moulage capitaliste, de telle sorte que les cliniques étaient poussées à économiser par tous les moyens. Et puis des économies ont été réalisées, mais au mauvais endroit, pas là où il fallait. Les cliniques ont économisé au niveau du personnel, en réduisant le temps de contact, donc ont essentiellement raccourci le temps disponible et ainsi créé du stress qui a engendré, pour les professionnels de la santé, une dégradation catastrophique de leur joie dans le travail.
Mais en même temps, les forfaits par cas devaient encourager les cliniques à générer des revenus, ce qui a complètement bouleversé le regard porté sur la médecine. Soudain, il a fallu se demander non pas ce qu’il serait bon d’apporter au patient, mais ce que le patient nous rapportait. Et je pense que ce mode de pensée est faux, qu’il n’aurait pas dû se répandre, parce que les professionnels de la santé étaient eux-mêmes désemparés face à cette logique. C’était une erreur de pensée, édifiée par le système de financement. On ne s’est pas rendu compte que cela changerait toute une culture, et c’est pourquoi on a fini par ne plus faire que ce qui se calcule, donc beaucoup d’opérations, parce qu’elles rapportent beaucoup d’argent, tout en économisant sur la relation, sur le temps de contact. C’était clairement une fausse direction prise par la médecine!
«J’espère vraiment que le coronavirus
servira de signal d’alarme»
Cela s’observe notamment dans le fait que le directeur financier est placé au-dessus du directeur médical d’une clinique. Selon vous, peut-on imaginer que le coronavirus change la donne? C’est-à-dire que l’on repense la question après s’être aperçu de l’importance de disposer d’un système de santé qui fonctionne?
J’espère vraiment que le coronavirus, aussi tragique soit-il, sera considéré comme un signal d’alarme, un signal qui met en lumière ce qui est vraiment primordial. Bien entendu qu’il est aussi important d’établir une pensée économique dans les cliniques, mais l’économie doit aider la médecine à se réaliser réellement en tant que médecine, il n’est pas admissible qu’elle dicte à la médecine ce qu’elle doit faire! Et nous devons justement tirer des leçons du fait que nous avons une sphère sociale qui, bien qu’elle exige une pensée économique, ne peut pas se développer selon une logique économique, d’entreprise et, en fin de compte, de rentabilité. Penser en termes de rentabilité est une erreur. Nous voyons bien maintenant que nous avons besoin des hôpitaux! La simple idée que de nombreux hôpitaux devraient déposer leur bilan au moment où l’on en a le plus besoin montre à quel point le système de financement était absurde. Un hôpital absolument indispensable devrait aujourd’hui déposer son bilan parce qu’il ne rapporte pas d’argent. C’est absurde!
«Le marché ne résout pas
la question sociale»
Nous devons reconnaître que le financement des hôpitaux doit être pris en charge par l’Etat et les caisses maladie, dans le sens où les hôpitaux doivent être considérés comme fournissant des soins à la population. Quand on imagine qu’il y a quelques semaines encore, on diffusait l’idée qu’il fallait fermer la moitié des hôpitaux parce que cela serait plus rentable, on voit maintenant que c’est insensé! Il ne faut pas que cette précieuse ressource que sont les soins aux malades se raréfie, avec le seul argument qu’ils ne sont pas rentables et que les hôpitaux sont dans le rouge! Après avoir déterminé quel hôpital est nécessaire à quel emplacement, l’Etat doit veiller à ce que les hôpitaux obtiennent l’argent nécessaire. Et cela ne peut pas être déterminé par des données économiques, mais par la question de savoir où il y a un besoin de soins aux malades et où il n’y en a pas. Ce sont des décisions politiques, nous ne pouvons pas laisser cela au marché. Le marché ne résout pas la question sociale, il faut tout simplement être clair sur ce point.
Développer une médecine
au service de l’humain
Mais les erreurs n’ont pas seulement été commises en politique. De nombreux individus ont également fait usage du système de façon erronée, ou en ont abusé. Il y a chaque année en Allemagne plus de 500 millions de prises de contact avec un médecin! D’où peuvent bien venir tant de maladies?
Oui, écoutez, il faut d’abord reconnaître qu’aujourd’hui les patients veulent prendre les décisions eux-mêmes. Et il faut les aider à prendre de bonnes décisions. Et nous devons mettre en place un système dans lequel nous supprimons dès le départ les fausses incitations, l’incitation à en faire beaucoup, par exemple l’idée de procéder à toujours plus d’opérations. Cette approche est délétère. Je pense que de telles incitations sapent la médecine, dans le sens où elles poussent effectivement les médecins à multiplier les interventions.
Je trouve qu’il faut développer une médecine au service de l’humain, une médecine qui parle au patient, une médecine d’accompagnement et d’encadrement, et non une incitation à faire le plus possible d’opérations parce que cela rapporte. Après tout, les patients eux-mêmes sont dans une situation où ils ne voient pas clairement l’aide dont ils ont besoin. Ils sont dépendants, ils sont tributaires de l’expert, et c’est pourquoi nous devons faire en sorte que les experts fassent ce qui est vraiment raisonnable, en fonction des données dont nous disposons. Et là, nous avons tout simplement établi une mauvaise structure des données, ce qui a eu un impact négatif sur l’ensemble de la culture.
«La médecine est faite
pour aider les patients»
Quelle approche serait envisageable? Ce n’est pas en augmentant le nombre de méthodes de traitement, c’est-à-dire plus j’effectue de scanners, d’IRM, d’opérations sur le patient, plus il y aura d’argent, permettant de couler la clinique dans un moule strictement économique. Si nous voulions donc remplacer cette dérive par une autre solution, nous pourrions peut-être y substituer un système dans lequel toutes les personnes qui restent en bonne santé seraient indemnisées, et pourraient être attribuées à une clinique déterminée. Est-ce que vous pourriez vous imaginer une telle situation?
Non, surtout pas, voyez-vous, cela peut sembler intéressant, mais nous ne devons pas juger la médecine en fonction de sa capacité ou non à produire des individus en bonne santé. La médecine est là pour aider les personnes qui ne peuvent pas s’aider elles-mêmes, il s’agit souvent de malades chroniques, de personnes souffrant de maladies incurables, d’individus qui ne pourront pas guérir. En fin de compte, nous devons nous en remettre à la logique de la médecine pour décider de ce qu’il faut faire dans chaque cas particulier. Nous devons faire appel au professionnalisme et redonner aux médecins la liberté de procéder selon des critères purement médicaux. Ce que nous avons aujourd’hui est en fait une déformation, une transformation de la médecine selon des critères qui ont peu à voir avec la médecine elle-même, avec la logique médicale.
C’est pourquoi nous devons maintenir un haut niveau de professionnalisme. Un patient veut être traité par un médecin selon des critères qui figurent dans les manuels médicaux et non dans les modalités de facturation. Et c’est là le problème fondamental: nous avons en fait dévalorisé le professionnalisme. Le professionnalisme de la part des médecins comme des soignants implique qu’il faut d’abord investir dans la relation, qu’il faut d’abord beaucoup écouter pour comprendre quel est le problème de la personne malade, car souvent on ne peut pas résoudre les problèmes par une seule démarche, mais il faut accompagner, il faut encadrer, il faut, ma foi, accorder du temps.
«Il nous faut un système gratifiant ceux
qui s’occupent réellement des patients»
Il nous faut un système où il est nécessaire de s’occuper réellement des patients, et actuellement, c’est exactement le contraire. Car la pénurie que nous avons, où les médecins et les soignantes manquent de temps, n’était pas impérative, elle a seulement été mise en œuvre artificiellement, c’était un stress artificiel. Je trouve irresponsable que cette catégorie professionnelle, jouant un rôle fondamental pour le bien-être d’une société, ait été soumise à un tel stress, sans nécessité! C’était vraiment sans nécessité! Et au final, le nouveau modèle de financement n’a fait qu’augmenter les dépenses, qui n’ont même pas diminué, car au lieu de parler on a aligné les opérations. C’est tout de même absurde, un tel système!
Le système des forfaits par cas a échoué
Cela veut dire qu’à la critique souvent exprimée: «Si nous plaçons le système de santé sur une nouvelle base, alors tout deviendra plus cher», vous répondez: «Pas obligatoirement, car de nombreuses opérations et de nombreuses mesures qui ne sont pas du tout nécessaires tomberaient à l’eau, ce qui représente des coûts en moins.»
Exactement, vous l’avez très bien exprimé. Au fond, la seule manière de faire passer l’introduction des forfaits par cas sur le plan politique était de dire: «Si nous ne les introduisons pas, tout deviendra plus cher». Mais ce n’était pas vrai du tout. Il n’y avait pas d’explosion des coûts. C’était dans les médias, mais pas dans la réalité. L’explosion des coûts est venue après: les forfaits par cas ont poussé à privilégier ce qui était cher. Et depuis, les coûts n’ont pas diminué, mais ont plutôt continué de grimper. Par conséquent, ce nouveau système des forfaits par cas a échoué à bien des égards. Et en tant qu’homme politique, c’est quelque chose qu’il faut aujourd’hui reconnaître et admettre, sans s’y accrocher. Il faut admettre que c’était une erreur d’introduire les forfaits par cas, une erreur désastreuse qui a dégradé le contenu social de la médecine. Et cela a aussi vraiment mis à rude épreuve la mentalité des professions médicales et a véritablement détruit la confiance du public dans le caractère social de la médecine. Ce sont les conséquences du coulage dans le moule économique: les conséquences fatales de la perte de confiance. Et c’est pourquoi nous devons réviser le système. Et il ne s’agit pas seulement d’une politique des petits ajustements, mais il nous faut un nouveau système, dans lequel la création de revenus ne joue aucun rôle en médecine, mais uniquement la question de savoir comment je peux aider l’autre. D’ailleurs, je le vois bien chez mes étudiants: ce qu’ils veulent faire, c’est aider les autres. Ils ne veulent pas endosser la responsabilité des bilans. Bien sûr qu’ils ne doivent pas gaspiller de l’argent, mais ce n’est pas le système des forfaits par cas qui permet de l’éviter, mais plutôt un investissement judicieux dans une gestion professionnelle de la médecine qui, au lieu de vouloir en faire le plus possible, sache insister sur la valeur de la sollicitude, la valeur des interventions à bas seuil et des interventions prudentes.
Mais pourquoi les médecins ne sont-ils pas plus nombreux à protester en faveur de ces mêmes valeurs? Car en règle générale ils sont relativement cultivés, ils ont un lobby, et suite à l’omniprésence des virologues ces dernières semaines, ils sont aussi particulièrement écoutés?
Oui, c’est effectivement une question très importante, à laquelle on peut amener, je pense, les deux éléments de réponse suivants:
a) d’abord nous devons tenir compte du fait que les médecins sont bien sûr divisés entre eux et ne parlent pas d’une seule voix, et qu’il y a bien sûr aussi beaucoup de médecins qui sont gagnants dans ce système. De nombreux médecins ont été choisis en échange de gros salaires, avec le seul but de leur faire faire des opérations. Il n’y a donc pas que des perdants.
b) Ensuite, les médecins ne sont par nature pas très politiques. Ils ne sont pas organisés en grandes structures politiques. En fait, ils veulent aider les patients, ils veulent aider les malades. Leur nature profonde ne relève pas du tout de la politique, et aujourd’hui, nous devons en assumer les conséquences.
Entretien avec Giovanni Maio, médecin et philosophe à l’Institut d’éthique et d’histoire de la médecine, sur un nouveau modèle de financement de notre système de santé. •
Source: www.deutschlandfunk.de du 19/04/20;transcription Horizons et débats;imprimé avec l’aimable autorisation du professeur Giovanni Maioet de la chaîne de radio Deutschlandfunk
(Traduction Horizons et débats)
Le Professeur de médecine Giovanni Maio a étudié la philosophie et la médecine et, après de nombreuses années de pratique clinique en médecine interne puis d’assistanat dans des instituts de théorie de la médecine, il a obtenu en juillet 2000 son habilitation dans le domaine de l’éthique médicale. En 2002, il a été nommé par le gouvernement fédéral allemand à la Commission centrale d’éthique dans la recherche sur les cellules souches, puis appelé en 2004 à la chaire C4 d’éthique médicale et d’histoire de la médecine de l’Université de Bochum et à la chaire C4 d’histoire et d’éthique de la médecine à l’Université RWTH de Aachen, en 2005 à la chaire d’éthique biomédicale à l’Université de Zurich et nommé professeur de bioéthique à l’Université Albert-Ludwig de Fribourg-en-Brisgau. Il est membre du comité directeur du Centre interdisciplinaire d‘éthique à Fribourg-en-Brisgau, directeur de l’Institut d’éthique et d’histoire de la médecine, et membre de la commission pour les questions fondamentales d’ordre éthique et juridique de l’Ordre allemand des médecins (Bundesärztekammer).
Depuis 1998, Giovanni Maio se positionne dans ses publications en défenseur d’une médecine humaine. Il a publié en 2018 l’ouvrage «Werte für die Medizin. Warum die Heilberufe ihre eigene Identität verteidigen müssen» (Des valeurs pour la médecine. Pourquoi les métiers de la santé doivent défendre leur identité propre) (Munich, éd. Kösel). La deuxième édition de son manuel d’éthique médicale «Mittelpunkt Mensch. Lehrbuch der Ethik in der Medizin» (L’être humain au centre de la médecine. Manuel d’éthique en médecine), paru en 2017, contient une introduction à l’éthique des soins (Stuttgart, éd. Schattauer). Dans son livre «Geschäftsmodell Gesundheit: Wie der Markt die Heilkunst abschafft» (La santé comme modèle d’affaires, ou comment le marché abolit l’art de guérir), publié en 2014, Giovanni Maio décrit notamment ce qu›il entend par «médecine des relations humaines».
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